Raisons politiques 2001/3
Raisons politiques
2001/3 (no 3)
190 pages
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I.S.B.N. 272462906X
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Vous consultezCuba : la peur, l’exil et l’entre-deux

AuteurJacobo Machover du même auteur

Écrivain cubain résidant à Paris, Jacobo Machover est docteur en Études ibériques et latino-américaines contemporaine et professeur agrégé à l’Université Paris XII. Il a dirigé l’ouvrage collectif La Havane 1952-1961. D’un dictateur l’autre : explosion des sens et morale révolutionnaire (Paris, Autrement, 1995) et publié récemment le recueil de nouvelles L’an prochain à...La Havane (Épinal, Hors-Jeu, 2001). Il prépare actuellement un recueil de témoignages oraux sur la répression à Cuba.

1 C’était en juin 1961. Au cours d’une des réunions que Fidel Castro avait organisées avec tout ce que l’île comptait d’artistes et d’écrivains plus ou moins reconnus, un homme, grand et maigre, assez efféminé, demanda la parole, se dirigea vers le micro et prononça ces quelques mots : « Je veux seulement dire que j’ai peur »[1] [1] Les citations sont toutes traduites directement de l’espagnol...
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. Cet homme s’appelait Virgilio Piñera. C’était le plus grand dramaturge cubain. Dès 1955, bien avant la prise du pouvoir par Castro, un an avant le 20e Congrès du Parti communiste de l’Union Soviétiqueet le rapport Khrouchtchev, il avait publié une pièce, Los siervos[2] [2] V. Piñera, Los siervos, dans Ciclón, La Havane, 1955....
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(Les serfs), dans laquelle il dénonçait le système stalinien. Plus tard, il se sentit obligé de renier ce qu’il avait écrit et se garda d’inclure, dans un recueil de ses œuvres publié après la révolution, cette pièce qui sentait le soufre. Virgilio Piñera avait le don de la prémonition. Il savait que le communisme pouvait prendre pied à Cuba, même si cette île des Caraïbes, située aux confins de l’Histoire universelle, ne se trouvait pas encore dans une situation insurrectionnelle. Mais le don prémonitoire du dramaturge ne s’arrêtait pas là. La peur, en effet, allait devenir le sentiment dominant dans la population cubaine. La dernière pièce publiée de son vivant, en 1968, avait pour titre Dos Viejos pánicos[3] [3] V. Piñera, Dos Viejos pánicos, La Havane, Casa de las...
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(Deux Vieux paniques). Pour Piñera, la peur avait commencé le jour où il avait été arrêté pour délit d’homosexualité au cours de la nuit des trois P (pour « proxénètes, prostituées, pédérastes »), gigantesque rafle qui mettait en pratique la nouvelle morale du régime. C’était juste après la Baie des Cochons, la définition du caractère socialiste de la révolution et l’affirmation du credo castriste sur les limites de la liberté culturelle : « Au sein de la Révolution, tout ; contre la Révolution, rien du tout »[4] [4] Fidel Castro, « Palabras a los intelectuales » (juin 1961),...
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. Pour Piñera, la peur ne prit fin qu’avec sa mort, en 1979, dans l’ostracisme le plus complet. La révolution, naturellement, c’était Fidel Castro, mentor et démiurge d’un mouvement qui ne disposait alors d’aucune structure institutionnelle, d’aucun critère de sélection autre que celui, omniprésent et totalement arbitraire, de son Líder Máximo. Castro et ses quelques hommes de confiance (peu nombreux et jamais tout-puissants) décidèrent dès lors ce qui était bon pour l’esprit du peuple cubain. Le choix des publications se restreignit progressivement. La presse, particulièrement abondante à La Havane jusqu’aux premiers mois de 1959, se réduisit rapidement à une peau de chagrin. À partir de 1965, il ne resta plus comme quotidiens nationaux que Granma, organe du Comité central du Parti communiste de Cuba, et Juventud Rebelde, organe de la Jeunesse communiste. Les autres avaient disparu, les derniers « par manque de papier ».

2 Ernesto Che Guevara n’était pas en reste. Au cours de l’année 1959, le révolutionnaire argentin, un des plus durs parmi les durs, avait envoyé au peloton d’exécution des dizaines de personnes considérées comme des collaborateurs de la dictature de Batista. Plus tard, il montra du doigt les intellectuels et provoqua chez eux un mouvement de panique généralisé en publiant son principal texte programmatique, « Le socialisme et l’homme à Cuba » (1965) dans lequel il développait sa théorie de « l’homme nouveau » : « En résumé, la culpabilité de nombre de nos intellectuels et artistes réside dans leur péché originel : ils ne sont pas authentiquement révolutionnaires »[5] [5] Ernesto Che Guevara, « El socialismo y el hombre en Cuba »,...
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. Le fait même d’être devenus des intellectuels sans passer par l’épreuve du feu de la révolution, par « la critique des armes » (selon Karl Marx et Régis Debray), les rendait coupables. Non pas d’avoir commis des crimes, mais de ne pas avoir crié assez fort pour envoyer à la mort plus de pauvres types catalogués comme criminels lors de procès hâtifs, célébrés dans des stades devant des masses hystériques et hurlantes.

3 Certains le firent, comme l’écrivain Guillermo Cabrera Infante qui devint, plus tard néanmoins, une des consciences anticastristes les plus radicales et courageuses. Pour échapper à la peur ou à l’enthousiasme généralisé, il fallait prendre le chemin de l’exil. Cabrera Infante choisit l’Espagne, puis Londres en 1965. Mais ce ne fut qu’en 1968 qu’il se résolut à faire ses premières déclarations publiques. Une période d’incubation avait été nécessaire. Il n’était ni le premier ni le seul. Les premiers, « personne ne voulait [les] entendre »[6] [6] Néstor Almendros, Jorge Ulla, Nadie escuchaba (Personne...
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, comme disait un des témoins convoqués par Néstor Almendros et Jorge Ulla pour un documentaire réalisé en 1988. Le monde n’était alors guère ouvert à Cuba et, encore moins, aux dissidents cubains.

4 Pendant ce temps, à l’intérieur de l’île, la peur panique se généralisait. Seul un poète continuait à clamer haut et fort son droit à la parole en sachant qu’un jour on le ferait taire de la manière la plus brutale. Heberto Padilla savait qu’il était « hors-jeu »[7] [7] Titre du recueil de poèmes par lequel le scandale arriva....
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Il savait aussi qu’« en des temps difficiles »[8] [8] Ibid., p. 13-14. ...
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, l’homme doit sacrifier ce qu’il a de plus précieux : sa langue, sa plume, sa liberté. Le résultat ne se fit pas attendre. En 1971, après de multiples avertissements non suivis d’effets (c’est-à-dire par son silence), le poète fut arrêté et emprisonné au siège de la terrifiante Sécurité de l’État. Il n’en sortit que pour se livrer à une autocritique publique dans le plus pur style stalinien, devant amis, ennemis et membres de sa famille. L’opinion publique internationale comprit alors ce qu’il était advenu du régime castriste. Les intellectuels européens, nord-américains et latino-américains prirent leurs distances, certains pour ne plus revenir dans le bercail de la révolution cubaine (Octavio Paz, Mario Vargas Llosa…), d’autres pour se rétracter aussitôt (Gabriel García Márquez, Julio Cortázar…), d’autres, enfin, pour se replier dans un silence proche de l’oubli (Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir…). Padilla, lui, est mort dans l’indifférence générale, dans un village perdu de l’Alabama, en 2000.

5 Piqué au vif par la réaction hostile de l’étranger, Fidel Castro clarifia une nouvelle fois sa position lors de la clôture du Premier Congrès de l’Éducation et de la Culture, célébré en 1971, l’année de « l’affaire Padilla » : « … Il y a certains livres dont on ne doit publier ni un exemplaire ni un chapitre ni une page ni même une seule lettre ! C’est une question de principe »[9] [9] Fidel Castro, « En la clausura del Primer Congreso Nacional...
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.

6 À la lecture de ce discours, il est difficile de comprendre comment tant de consciences critiques, à travers le monde, ont continué à défendre le régime castriste et son leader, avec des arguments justifiant l’injustifiable. Sentiment de culpabilité ? (de quoi et envers qui ?) Ignorance ? De tels discours étaient pourtant reproduits, commentés, traduits et diffusés massivement dans toutes les langues. Aveuglement ou intérêt des intellectuels qui préféraient maintenir une position « progressiste » contre toute évidence ?

7 Le Commandant en chef poursuivait, à propos de tous ceux qui avaient osé protester contre « l’affaire Padilla » :

8

« Ils sont en guerre contre nous. Tant mieux ! C’est magnifique ! Ils vont se démasquer et rester nus jusqu’aux rotules. Ils sont en guerre, oui, contre le pays qui maintient une position sans concession … à quatre-vingt-dix milles des États-Unis, sans une seule, sans la moindre intention de céder, en accord avec tout un monde composé de centaines de millions de personnes qui ne pourront pas servir de prétexte à tous ces pseudo-gauchistes éhontés qui prétendent récolter des lauriers tout en continuant de vivre à Paris, à Londres, à Rome. Certains d’entre eux sont des Latino-Américains sans gêne qui, au lieu d’être là, au milieu des tranchées de combat, fréquentent les salons bourgeois, à dix mille lieues des problèmes, jouissant encore un peu de la réputation acquise lorsque, au début, ils étaient capables d’exprimer quelques-uns des problèmes latino-américains. Mais … jamais ils ne pourront utiliser Cuba. Jamais ! Même s’ils la défendent. Lorsqu’ils voudront nous défendre, nous leur dirons : “Ne nous défendez pas, les gars … ! Nous ne voulons pas que vous nous défendiez !” »[10] [10] Ibid., p. 150. ...
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.

9 Toujours est-il qu’un écrivain comme Reinaldo Arenas, qui eut à souffrir de toutes les persécutions, de la clandestinité à l’exil, en passant par le camp de travail et la prison, parce qu’il était homosexuel et parce qu’il avait publié plusieurs de ses romans à l’étranger, notamment en France, s’étonnait, une fois échappé de Cuba en 1980, du peu d’écho que ses positions anticastristes rencontraient au sein des milieux universitaires, journalistiques ou des maisons d’édition. Il lui semblait pourtant tellement évident que la simple rediffusion, par ses soins, des sentences de Castro allait suffire à faire changer d’avis les penseurs occidentaux ! C’était sans compter avec le poids de l’idéologie, des fanatismes, des convictions profondes ou des convenances. Arenas, finalement, était un grand naïf. Son cri ne fut écouté qu’après sa mort en exil, en 1990, à la faveur de son autobiographie posthume[11] [11] Reinaldo Arenas, Antes que anochezca (Avant la nuit), Barcelone,...
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10 Le mur de Berlin était tombé. Beaucoup croyaient, de manière quelque peu mécanique, en une fin prochaine de son avatar tropical, le mur du Malecón de La Havane, et du Líder Máximo de cette révolution folklorique et lointaine. Mais Castro n’est pas tombé. D’autres autocritiques ont été étalées au grand jour, comme celle, pleine de sous-entendus à peine voilés, du général Ochoa, en 1989, au cours d’un procès retentissant. Cela ne l’a d’ailleurs pas empêché d’être fusillé avec trois de ses compagnons. En 1990, la dissidente Tania Díaz Castro apparut à la télévision pour dénoncer les activités subversives de certaines ambassades étrangères, puis retomba dans l’ostracisme pour reprendre enfin sa place au sein des mouvements d’opposition. La peur n’avait toujours pas disparu.

11 La poétesse María Elena Cruz Varela écrivit alors un poème, Prière contre la peur, qui, plus qu’une prière, était un cri de douleur :

12

« J’entonne cette prière contre la peur. Contre la peurDe l’homme qui rampe par terre. Siffle.Crache à nouveau. Maudit.Crache à nouveau. Chante des louanges.Se fait mal. Me blesse. Se plie en deux. Me déplace.Contre toi ma prière. Prière contre la peur »[12] [12] María Elena Cruz Varela, Plegaria contra el miedo, dans...
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.

13 En 1991, elle fut contrainte d’avaler ses poèmes sous les yeux de sa fille avant d’être envoyée en prison pour deux ans. C’était le prix à payer pour un courage collectif, celui des signataires du « Manifeste des Dix », qui réclamaient des réformes démocratiques au moment où était instaurée dans l’île la « période spéciale en temps de paix », sorte d’économie de guerre destinée à gérer la pénurie résultant de l’interruption de l’aide de l’ex-Union Soviétique et des anciens « pays frères ». Les Dix furent contraints de prendre le chemin de l’exil, sauf le poète Raúl Rivero, ancien chantre du régime au sein des médias officiels, qui finit par prendre ses distances en créant une petite agence de presse indépendante du régime. Il écrivait : « Nous, les Cubains, nous sommes hyperboliques. Nous accusons certains hommes d’avoir une double morale, alors qu’ils n’en ont aucune »[13] [13] Raúl Rivero, Herejías elegidas. Antología poética, Madrid,...
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. La « double morale », c’est celle du castrisme qui oblige tous ceux qui ne croient pas un traître mot de la propagande à faire semblant, à chanter des odes à une révolution qu’ils exècrent bien souvent (pas toujours) car elle a détruit leur vie d’antan, leur famille, leurs idéaux.

14 En même temps que Raúl Rivero, certains ont décidé de raconter leur part de vérité, celle qu’ils trouvent chez les gens de la rue, en enquêtant sur leurs conditions de vie, de travail, sur leurs joies et leurs peines, leur désir d’exil et leur résignation de devoir demeurer au « paradis ». Ce sont les « journalistes indépendants », quelques dizaines d’hommes et de femmes qui bravent les interdictions et les lois répressives pour exprimer leur refus des atteintes constantes à la liberté d’expression. Ils dictent leurs articles par téléphone aux médias en exil qui se chargent, le plus souvent par le biais de Radio Martí (contrôlée par le Département d’État américain qui émet en direction de Cuba, sur le modèle de Radio Free Europe) et de petites publications artisanales fabriquées en France, en Suède, en Espagne, à Porto Rico, aux États-Unis, de les répercuter à l’intérieur de l’île. Parfois emprisonnés, parfois contraints de s’exiler, ce sont eux qui, avec d’autres dissidents, militants pour les droits de l’homme, maintiennent allumée la flamme de la liberté à l’intérieur de l’île.

15 En plein milieu de l’été 2000, un jeune Cubain, Roberto Viza Egües, arriva à l’aéroport de Roissy après s’être caché au fond d’un container dans la soute à bagages d’un avion d’Air France. Il n’était ni poète ni journaliste indépendant. C’était un simple ouvrier de 25 ans, né dans la révolution castriste, qui n’avait jamais connu d’autre régime. Il entendait créer dans l’île un groupe d’opposition qui prendrait le nom de « Cinq jeunes Cubains sans peur ». Les autorités françaises n’ont pas donné suite à sa demande d’asile politique. Elles l’ont ramené manu militari vers La Havane, considérant sans doute qu’il n’avait aucune raison d’avoir peur.

16 Quelques semaines plus tard, trois autres jeunes Cubains, au cours d’une escale de l’avion qui les amenait à Moscou, demandèrent eux aussi l’asile politique à la France qui le leur refusa aussitôt et les renvoya dans l’île. Il s’agissait d’un coiffeur, d’un artiste et d’une enseignante d’anglais, Yoandra Villavicencio. Aux policiers et aux juges qui l’interrogeaient, elle expliqua qu’elle en avait assez d’inculquer l’idéologie communiste et anti-impérialiste aux enfants qu’elle était censée éduquer. Elle était terrorisée à l’idée d’être expulsée vers Cuba. Peu de temps après, elle et son compagnon, l’un des deux autres demandeurs d’asile, furent victimes d’un étrange accident de la route. Son compagnon fut grièvement blessé, elle est morte. C’est cela, la peur à Cuba : la certitude qu’un accident peut arriver n’importe où, n’importe quand, dans n’importe quelles circonstances, dès lors qu’on a osé braver la toute-puissante volonté de Fidel Castro.

17 Ils ont pourtant été des centaines de milliers à s’opposer au Líder Máximo au cours de ses quarante-deux ans de pouvoir absolu. Nombre d’entre eux ont fait preuve d’un courage à la limite de l’inconscience en tentant de fuir par tous les moyens. Ce sont les balseros qui, massivement, ont pris le chemin de la Floride en bravant les requins, les courants marins et le soleil, les plus terribles des éléments, en somme. Ce faisant, ils ne faisaient que suivre l’exemple des Indiens et des Noirs qui, dans le passé, préféraient se suicider plutôt que d’être réduits en esclavage. La fuite collective, c’est la solution ultime. Il ne s’agit même pas de chercher une vie meilleure ou d’échapper à la prison, mais d’échapper à l’île, transformée en une gigantesque et perpétuelle prison avec la mer pour barreaux. L’exil massif n’est pas un choix, c’est la forme la plus achevée du désespoir.

18 Pour certains, l’exil n’est pas une alternative à la prison car ils ont connu la prison et l’exil. Ce sont les plantados qui ont passé vingt, vingt-cinq, voire trente ans dans tous les pénitenciers du régime, pour simple délit d’opinion, pour s’être opposés à l’ascension foudroyante du Líder Máximo[14] [14] Ce fut le cas de Mario Chanes de Armas qui fut longtemps...
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. Lorsqu’ils furent condamnés, ces hommes étaient des jeunes gens, pour la plupart révolutionnaires, et, pour eux, l’exil qui suivit la prison signifiait l’attente de la mort. Ils n’ont donc pas choisi de partir. Leurs geôliers les ont mis dans le premier avion en partance pour l’étranger pour se débarrasser de toute opposition interne. C’est la soupape de sûreté du castrisme. Chaque fois que le régime se sent menacé, il entrouvre les portes. Un flot ininterrompu se rue alors sur tous les moyens de sortie possibles. Cela s’est produit de manière massive à trois reprises : en 1965, lors de l’exode de Camarioca ; en 1980, avec les fugitifs de l’Ambassade du Pérou et de Mariel ; et, en 1994, lors de la crise des balseros. Mais les départs n’ont en fait jamais cessé. Rares sont ceux qui sont parvenus à attirer l’œil des caméras et à faire la « une » des journaux. Le succès médiatique de l’« affaire Elián » et son aboutissement n’en sont que plus révélateurs.

19 L’exil cubain n’est pas un État et, même s’il dispose, depuis le début des années 1980, d’un lobby relativement influent, la Fondation nationale cubano-américaine (la « Fundación »), sa composition est hétérogène et particulièrement divisée, tant au niveau géographique (malgré sa « capitale », Miami, deuxième ville cubaine après La Havane) que politique (toutes les tendances s’y retrouvent, de la droite nostalgique de l’ancien dictateur, Fulgencio Batista, aux communistes orthodoxes, un moment persécutés par le castrisme au pouvoir, en passant par des libéraux, des démocrates-chrétiens, des sociaux-démocrates, des socialistes et de simples anti-castristes sans autre étiquette).

20 Comme autrefois l’exil soviétique ou celui des pays de l’Est, l’exil cubain a toujours été considéré comme illégitime. À la différence des Chiliens et autres Latino-Américains, les Cubains se battent contre un « bon » dictateur, comme dirait l’écrivain péruvien Mario Vargas Llosa, les « méchants » dictateurs étant ceux originaires du Cône Sud, Augusto Pinochet, les généraux argentins et consorts[15] [15] Mario Vargas Llosa, « El bueno y el malo », El País,...
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. Quoi qu’il puisse faire, l’exil cubain continuera à ne pas peser lourd dans la balance, jusqu’au moment (peut-être) où la conscience universelle connaîtra, enfin, l’ampleur des exactions du régime tout au long de ses quatre décennies de pouvoir.

21 Mais il existe un demi-exil, en apparence un peu moins conflictuel. Ce sont les quedaditos, ceux qui, n’étant (toujours en apparence) ni d’un côté ni de l’autre, se situent dans l’entre-deux. Intellectuels, artistes, musiciens pour la plupart, ils vivent hors des frontières de Cuba, mais font le voyage de La Havane quand bon leur semble, les poches pleines de dollars qui permettent à leur famille de tenir le coup en empruntant les circuits parallèles au rationnement quotidien. Ils vivent au Mexique, en Espagne, en France ou à Miami. Bien sûr, nombre d’entre eux sont critiques envers le régime castriste, mais leurs critiques sont modérées, ambiguës, toujours accompagnées d’une méfiance équivalente à l’égard des exilés les plus radicaux. Ils défendent les « acquis » de la révolution, l’éducation, la santé, qui, pourtant, se trouvent dans un piteux état depuis l’instauration, en 1991, de la « période spéciale en temps de paix », c’est-à-dire la gestion de la pénurie et l’introduction, en catimini, d’un capitalisme sauvage inspiré du modèle chinois, sans la moindre velléité de libéralisation politique. Les quedaditos peuvent aujourd’hui publier, exposer, jouer à l’étranger et même émettre (dans certaines limites) des doutes sur le système en place sans que celui-ci leur en tienne rigueur. Quelle différence avec la situation d’un Reinaldo Arenas au cours des années 1970 ! Quelle différence, aussi, avec tous ceux qui continuent à risquer leur vie sur des embarcations de fortune ou dans le train d’atterrissage d’un avion parce qu’ils n’ont pas la chance d’être invités par une institution étrangère ou d’être sélectionnés par le bombo, le tirage au sort qu’effectuent tous les ans les services diplomatiques américains à La Havane afin d’octroyer quelques milliers de visas aux candidats au départ !

22 Les quedaditos et ceux qui vivent toujours à Cuba ont leur public en exil. En janvier 2001, Uva de Aragón, une admiratrice à Miami de l’écrivain Antonio José Ponte, écrivait sur Internet :

23

« Il y a quelques jours, il s’est passé quelque chose d’extraordinaire dans cette ville … Un soir, en plein milieu de la semaine, dans un local peu connu et assez difficile à trouver, a eu lieu la présentation de Cuentos de todas partes del Imperio (Nouvelles de tous les recoins de l’Empire), de Antonio José Ponte, avec des illustrations du peintre Ramón Alejandro … La grande surprise, c’est qu’on ne rentrait pas tous dans le local … et que Ponte habite à La Havane. C’est son deuxième séjour dans « la capitale de l’exil ». Il est aussi resté un an au Portugal, grâce à une bourse pour écrivains …. Si quelqu’un dans le public conservait un doute sur le jeune écrivain parce qu’il peut voyager et publier à l’étranger, personne n’a osé en faire part. Il y a quelques années, à Miami, nous aurions soupçonné le pire en de telles circonstances. Et sûrement à juste titre. Car, jusqu’à très récemment, peu d’écrivains et peintres de l’île pouvaient réaliser ce qui, aujourd’hui, est permis à un nombre de plus en plus grand, mais pas à tout le monde, comme ce devrait être le cas ».

24 Une partie de l’exil, probablement fatiguée d’une si longue attente, célèbre donc des intellectuels en provenance de l’île, dont la capacité de critique est, forcément, très limitée. La nostalgie de Cuba élevée au rang d’alternative politique, en quelque sorte. C’est là une des plus grandes victoires de Fidel Castro : avoir réussi à introduire le désespoir à cause de l’impossibilité d’un retour rapide dans l’île, même après sa mort.

25 Un homme représente cet état d’esprit. Eloy Gutiérrez Menoyo, révolutionnaire de la première heure, d’origine espagnole, ancien dirigeant de la guérilla contre Batista, qui, par la suite, dut rester vingt-deux ans dans les prisons de Castro pour s’être opposé par les armes à l’évolution du régime vers le communisme, prône, depuis quelques années, le « dialogue ». Il n’hésite pas à donner l’accolade en public à son ancien geôlier et son mouvement, Cambio Cubano, a aujourd’hui pignon sur rue à Miami, même s’il est traité avec condescendance ou mépris par ceux, les plus nombreux, qui refusent toute solution négociée, que Castro n’a d’ailleurs aucune intention d’impulser.

26 L’exil est finalement une chose bien étrange… Continuation du régime par d’autres moyens, il est devenu le reflet de la confusion qui règne à l’intérieur de l’île pour les nouvelles générations, celles qui n’ont eu que le castrisme pour horizon et qui, dans une certaine mesure, se sont senties protégées face à un monde extérieur qu’elles ne sont pas préparées à affronter. Nombreux sont les jeunes Cubains qui, malgré toutes les critiques qu’ils formulent à l’égard du Líder Máximo, croient devoir, d’une manière ou d’une autre, régler leurs dettes envers la révolution. L’un des exemples les plus frappants de cette confusion est celui de l’écrivain Eliseo Alberto, un quedadito résidant au Mexique.

27 Son histoire est digne de l’univers orwellien qui régit la vie quotidienne des Cubains. Fils d’un des plus grands poètes de l’île, Eliseo Diego, il a été convoqué par la police, un beau jour de l’été 1978. C’était l’époque du Festival mondial de la jeunesse et des étudiants, l’un de ces événements dont raffole Castro. C’était aussi l’époque où se dessinait, sous la présidence de Jimmy Carter, un rapprochement, vite interrompu, entre la « communauté cubaine en exil » et les familles demeurées dans l’île.

28 Son père recevait chez lui des intellectuels et admirateurs de cet exil soudain présent. Sans être un dissident, Eliseo Diego ne faisait pas partie des poètes officiels du castrisme. Il était d’une génération antérieure, marquée par le christianisme et la recherche des racines de la « cubanité », position considérée comme élitiste.

29 Ce que les policiers demandèrent à Eliseo Alberto est certainement l’une des épreuves les plus dures qu’un être humain ait jamais eues à assumer. Il fallait qu’il informe sur ce qui se passait chez lui, sur la teneur des propos des uns et des autres dans un rapport qu’il devait rédiger périodiquement[16] [16] Un « rapport contre moi-même ». Informe contra mí...
suite
. Pour le faire plier, les services de la Sécurité de l’État prétendaient disposer de plusieurs dénonciations, rédigées par des « amis » qu’il croyait proches et suffisantes pour l’envoyer en prison. Mais, en son for intérieur, Eliseo Alberto croyait certainement au bien-fondé de cette surveillance de la maison de son propre père, qui était aussi la sienne. Plus que les menaces extérieures, ce sont l’autosuggestion, l’embrigadement, le lavage de cerveau pratiqués depuis son enfance qui l’ont contraint. La croyance en la révolution était plus forte que tous les reniements individuels.

30 Cette croyance, Eliseo Alberto allait la maintenir dans son demi-exil. Son Informe contra mí mismo est plein de raisons plus ou moins bonnes. Son père est mort avant la publication du livre, mais il était au courant du chantage qu’avait subi son fils. Entre son père et cette entité abstraite qu’on appelle la révolution, Eliseo Alberto a dû choisir son camp. Il a sans doute choisi, comme beaucoup d’autres, le pire, au détriment de toutes les lois morales, divines ou humaines.

31 L’intériorisation de cette faute, qui ne peut être exprimée sans être immédiatement soumise au jugement sans appel des uns et des autres, explique sans doute les nuances exprimées par une partie de l’exil et de la dissidence interne, qui se refuse à condamner le régime dans sa totalité. D’une façon ou d’une autre, nous sommes tous coupables. Coupables, par ignorance, par conformisme ou par peur, d’avoir, au moins, fermé les yeux sur la cruauté d’un système qui a fait de la négation de la liberté humaine la condition de sa survie. Peur physique et peur du jugement des autres, de cette bonne conscience universelle si prompte à qualifier les opposants cubains de contre-révolutionnaires sans légitimité ou, pire encore, de gusanos (vers de terre). Cette peur que Virgilio Piñera avait osé murmurer, peur protéiforme qui a accompagné les Cubains au-delà de toute rationalité. ◆

Notes

[ 1] Les citations sont toutes traduites directement de l’espagnol par l’auteur, même lorsqu’il existe une traduction française de certains des auteurs cités.Retour

[ 2] V. Piñera, Los siervos, dans Ciclón, La Havane, 1955.Retour

[ 3] V. Piñera, Dos Viejos pánicos, La Havane, Casa de las Américas, 1968.Retour

[ 4] Fidel Castro, « Palabras a los intelectuales » (juin 1961), dans La revolución cubana, Mexico, Era, 1972, p. 363.Retour

[ 5] Ernesto Che Guevara, « El socialismo y el hombre en Cuba », dans Obra revolucionaria, Mexico, Era, 1967, p. 636.Retour

[ 6] Néstor Almendros, Jorge Ulla, Nadie escuchaba (Personne ne voulait entendre, version fr. de Patrice Barrat), 1988.Retour

[ 7] Titre du recueil de poèmes par lequel le scandale arriva. Cf. Heberto Padilla, « En tiempos difíciles », dans Fuera del juego (La Havane, 1968). Je cite selon l’édition commémorative (Miami, Universal, 1998).Retour

[ 8] Ibid., p. 13-14.Retour

[ 9] Fidel Castro, « En la clausura del Primer Congreso Nacional de Educación y Cultura » (30 avril 1971), dans Discursos, La Havane, Editorial de Ciencias Sociales-Instituto Cubano del Libro, 1976, t. 1, p. 117.Retour

[ 10] Ibid., p. 150.Retour

[ 11] Reinaldo Arenas, Antes que anochezca (Avant la nuit), Barcelone, Tusquets, 1992.Retour

[ 12] María Elena Cruz Varela, Plegaria contra el miedo, dans El ángel agotado. Je cite selon l’édition de Barcelone, Plaza y Janés, 1999, p. 15.Retour

[ 13] Raúl Rivero, Herejías elegidas. Antología poética, Madrid, Betania, 1998, p. 28.Retour

[ 14] Ce fut le cas de Mario Chanes de Armas qui fut longtemps l’un des plus anciens prisonniers politiques du monde, plus ancien, en tout cas, que Nelson Mandela, mais lui, dans l’ignorance générale.Retour

[ 15] Mario Vargas Llosa, « El bueno y el malo », El País, Madrid, octobre 1998.Retour

[ 16] Un « rapport contre moi-même ». Informe contra mí mismo est le titre du livre témoignage qu’il put écrire beaucoup plus tard, en 1996, alors qu’il était déjà installé au Mexique (Madrid, Alfaguara).Retour

Résumé

Entre la peur et l’exil, Cuba est un pays écartelé. Parmi les exilés, certains intellectuels sont devenus les porte-parole d’une opposition réduite à néant à l’intérieur de l’île, divisée et discréditée en dehors. Leur parcours est souvent exemplaire. Petit à petit, l’exil cubain a été réduit à jouer le rôle d’un lobby influent, certes, mais sans réelle autonomie, toujours dépendant des aléas de la politique américaine. Malgré la chute du mur de Berlin, Fidel Castro demeure, porté à bout de bras par une solidarité militante envers le dernier dinosaure de la guerre froide et, surtout, par une répression sans pitié vis-à-vis de l’opposition interne et de l’exil. Par-delà les enjeux internationaux, apparaissent les contradictions, les déroutes, les souffrances, mais aussi les espoirs de cet exil apparemment condamné pour l’éternité.



Cuba is torn between fear and exile. Among the exiles, some intellectuals have become the spokesmen of a very shy opposition inside and a discredited one outside the island. The evolution of these intellectuals is often exemplary and the role they play has been downgraded to a lobby of a certain influence but without a real autonomy especially regarding to US foreign policy. Thanks to the solidarity of some and the repression of the opposition, Fidel Castro, the « cold war dinosaur », remains in power. Beyond the international issues his article discusses the sufferance but also the hopes of this apparently everlasting exile.


POUR CITER CET ARTICLE

Jacobo Machover « Cuba : la peur, l'exil et l'entre-deux », Raisons politiques 3/2001 (no 3), p. 101-112.