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n entend souvent dire que Mohammad

Khatami – élu président de la République en
mai 1997 par 69 % des suffrages exprimés

alors qu’il apparaissait comme l’outsider face au candidat des conservateurs, le
président du Parlement Ali-Akbar Nategh Nouri – incarnerait une volonté de
rupture du système islamique instauré au lendemain de la Révolution de 1979. Il
serait en quelque sorte le représentant de l’opposition au régime, bien qu’il en occupe
l’une des principales fonctions, et serait à ce titre condamné à l’impuissance du tri-
bun. Pourtant rien, dans son parcours, ne permet de mettre en doute son adhé-
sion à une République islamique qu’il n’a cessé de servir avec fidélité et abnéga-
tion. Lieutenant de l’un de ses principaux idéologues, l’ayatollah Beheshti assassiné
en 1981, nommé responsable de la plus grande maison de presse de l’époque,

Keyhan

, à son retour d’exil au lendemain de la Révolution, élu député en 1980

avec 82 % des voix dans sa ville natale, Ardakan, il a brièvement siégé au Parle-
ment, avant d’être nommé ministre de la Guidance islamique par Ali Khamenei,
puis par Hachemi Rafsandjani. Un poste où il sut s’attirer la sympathie des intel-
lectuels par son ouverture d’esprit, mais dont il dut démissionner sous la pression
de la majorité parlementaire conservatrice en 1992. Il s’effaça sans tapage pour
prendre la tête de la Bibliothèque nationale. Ce fut à la surprise générale, et un peu
par défaut – l’ancien Premier ministre Mir Hossein Moussavi s’étant récusé –
qu’il fut choisi comme candidat à l’élection présidentielle de 1997 par la gauche,
puis par les Serviteurs de la reconstruction, la mouvance rafsandjaniste. Ni ses
soutiens, ni son discours de campagne n’étaient en porte-à-faux avec l’idéologie et
les lois de la République islamique. Simplement, sa volonté d’instaurer un État de
droit respectueux de la « société civile » et acquis à la « participation publique »,
par référence au modèle de la cité idéale de Médine, semblait à la fois renouer avec
les idéaux de la Révolution, préserver la société de l’arbitraire, prendre acte de son
dynamisme grandissant et être un gage de modernité en opposant l’ordre des
règles (

zâbeteh

) à la prééminence traditionnelle des liens (

râbeteh

). Son style per-

sonnel, la vigueur de la mobilisation de ses partisans – singulièrement des femmes

Iran : les enjeux
des élections
législatives

par Fariba Adelkhah 
et Jean-François Bayart

Contre-jour

o

background image

et des jeunes, voire des adolescents –, le professionnalisme et l’audace de sa cam-
pagne firent le reste. Mais, là aussi, l’événement s’est inscrit dans une certaine
continuité puisque les législatives de 1996 avaient déjà été marquées par de telles
innovations.

En d’autres termes, Mohammad Khatami est un acteur de la recomposition et

de la modernisation de la République islamique, beaucoup plus que son challen-
ger libéral-démocrate – ou au contraire que son ultime sauveteur, en tant que
réformateur cosmétique, sur le mode « blanc turban - turban blanc ». Aussi l’enjeu
de la prochaine consultation ne se réduit-il pas à une alternative mécanique entre
le camp du changement et celui de la réaction, dont les champions respectifs
seraient la gauche et la droite. Certes, l’hypothèse d’une véritable démocratisation
de la République se trouvera soit confortée, soit affaiblie par le résultat qui sortira
des urnes, et les conséquences en seront immenses non seulement pour le pays, mais
aussi pour l’ensemble du monde arabo-musulman : ce qui se joue aujourd’hui en
Iran peut se révéler aussi important dans ses répercussions que la Révolution de
1979, surtout maintenant que la susceptibilité de l’armée turque a fait tourner
court le processus de conciliation entre les institutions kémalistes et le parti isla-
mique. Néanmoins la gauche (ou les « modérés ») n’a pas le monopole du chan-
gement, ni la droite celui du conservatisme. D’une part, l’une et l’autre partagent
les mêmes ressources de légitimation : l’islam, l’héritage de la lutte révolutionnaire,
la fidélité à l’imam Khomeyni, le combat patriotique contre l’Irak dont les familles
de martyrs portent la mémoire, la sauvegarde de l’indépendance nationale recou-
vrée en 1979. D’autre part, la négociation entre le changement et la continuité ne
se déroule pas exclusivement dans le huis clos des institutions politiques et des luttes
de factions, mais plus fondamentalement à tous les niveaux de la société : dans les
guildes et les entreprises, dans le champ religieux, dans le monde associatif, dans
les médias, dans la vie culturelle et sportive, dans les écoles et les universités, au
sein des familles, dans les quartiers, les villages et les provinces, et jusque de part
et d’autre des frontières, puisque la contrebande et les échanges transnationaux ont
pris la forme d’un véritable mouvement social

1

. Or, dans ces différentes instances,

« modérés » et « radicaux » sont susceptibles de tenir des rôles différents et d’agir
à front renversé : pour n’en donner qu’un exemple trivial, la Chambre de commerce,
bastion de la droite sous la présidence de l’un des ténors du courant des 

motalefeh

,

n’en a pas moins autorisé une certaine liberté vestimentaire à son personnel fémi-
nin bien avant d’autres institutions tenues par les « modérés ». Reste alors à situer
la joute électorale qui bat son plein dans son contexte à la fois politique et social.  

S

ix mois après les manifestations étudiantes et leur répression brutale par les

forces de l’ombre du régime, le président Khatami semble avoir conforté son
avantage en ayant déjoué le piège qui lui avait été tendu. Aux yeux de la plupart

Iran : les enjeux des élections législatives —

 21

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des Iraniens, l’interdiction, le 7 juillet, du journal de gauche 

Salam

, accusé d’avoir

divulgué un document confidentiel, était destinée à faire descendre dans la rue les
plus fervents partisans de l’ouverture et à les pousser à la faute. La modération de
leur protestation, dans un premier temps confinée à l’espace de la cité universitaire,
aurait conduit les instigateurs de la manipulation à doubler leur mise en dévastant,
pendant la nuit du 8 au 9 juillet, les dortoirs des étudiants et en rouant de coups
leurs occupants. Mais cette ultime provocation n’a pas abouti, en dépit de la grève
de solidarité déclenchée par les professeurs, de la mobilisation des universités de
province – notamment à Tabriz et Ispahan – et surtout des débordements des
nationalistes laïques, voire d’une partie de la gauche islamique, dont les slogans ont
directement pris à partie le Guide de la Révolution lors de la manifestation du
12 juillet. Le mouvement est resté circonscrit. L’intervention musclée des milices
ultras et de nombreux agents provocateurs aux allures bien peu estudiantines ont
dissuadé la population de s’y associer. Et, en définitive, la contestation de juillet
n’a jamais égalé, tant s’en faut, les grands transports de foule qui, les mois précé-
dents, avaient accompagné l’élection de Mohammad Khatami, les prouesses de
l’équipe iranienne de football durant le Mondial, ou les funérailles des époux
Forouhar et des intellectuels assassinés par les services secrets, ni même l’émeute
de Mashhad en 1992. Surtout, le président de la République a su tenir ses distances
par rapport à une crise de toute évidence fomentée pour le perdre, tout en gardant
le cap de ses réformes. Mettant dans la balance sa démission, le 10 juillet, il a
obtenu du Guide de la Révolution que les forces de l’ordre ne répriment pas dans
le sang les manifestations et qu’une enquête soit diligentée pour élucider les condi-
tions dans lesquelles les militants 

hezbollahi

avaient mis à sac la résidence univer-

sitaire. Son silence à l’heure de la reprise en main par les conservateurs a pu lui être
reproché par certains de ses partisans, mais moins qu’on ne l’a dit dans la presse
occidentale, et sa réserve a de toute façon été de courte durée. Dès le 29 juillet, à
l’occasion d’une visite à Hamadan, il a solennellement réaffirmé ses objectifs et sa
condamnation de toute justification de l’action violente au nom de l’islam. 

Ébranlé et même peut-être désemparé par les critiques dont il a fait l’objet de

la part des étudiants, Ali Khamenei a quant à lui exprimé une nouvelle fois son sou-
tien à la politique du gouvernement et sa confiance en Mohammad Khatami. Le
tandem institutionnel que forment traditionnellement le Guide de la Révolution
et le président de la République, et sur lequel repose la stabilité du régime, s’est
ainsi trouvé consolidé par la crise de juillet, parachevant une évolution déjà sen-
sible depuis un an.

En revanche, la contre-offensive de la droite ultra, qui se reconnaît dans le cou-

rant des 

motalefeh

, bien implanté dans le bazar, et qui bénéficie de l’appui au moins

tactique d’une partie des services secrets et des populistes lésés dans leurs convic-
tions mais aussi leurs intérêts par l’évolution de ces dernières années, a tourné court

 22

— 

Critique internationale 

n°6 - hiver 2000

 

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et se solde pour elle par un désastre politique : les responsables de la police téhé-
ranaise complices des 

hezbollahi

(ou incapables d’endiguer leurs agissements) ont

été sanctionnés ; une partie non négligeable des Gardiens de la Révolution a refusé
d’endosser la mise en garde formulée en juillet à l’encontre du président Khatami
par une vingtaine d’officiers et a réaffirmé son légalisme ; l’ayatollah Yazdi, le chef
du pouvoir judiciaire, qui n’avait cessé depuis plusieurs années de saboter l’ouverture,
a dû quitter ses fonctions conformément à l’annonce qui avait été faite dès le
16 juin, et il a été suivi par plusieurs de ses adjoints hostiles au nouveau cours ;
Asadollâh Badamtchian, le responsable de la Commission de l’article 10 qui donne
aux partis leur agrément, a également été contraint de démissionner, permettant
enfin aux Serviteurs de la reconstruction de recevoir l’autorisation de se constituer
en parti ; autre proche des 

motalefeh

, Mohsen Rafigh Doust, le président de la

puissante Fondation des déshérités, a été remplacé par Mohammad Forouzandeh,
un technocrate venu de la Défense mais sans affiliation politique précise, ce qui
devrait priver la droite ultra de l’une de ses principales sources de financement
occulte ; enfin, l’ayatollah Yazdi n’est pas parvenu à se faire élire à la tête de la Société
du clergé combattant, dont la présidence est revenue à l’ayatollah Mahdavi-Kani,
celui-là même qui en avait démissionné en 1995 pour marquer ses distances par
rapport à une implication trop directe de l’institution religieuse dans les contin-
gences de la vie politique. Dans ces conditions, il est peu probable qu’Ali Akbar
Nategh Nouri retrouve la présidence du Parlement à l’issue du scrutin de
février 2000, tant il apparaît comme le grand perdant de ces quatre dernières
années et le principal responsable de la défaite de la droite devant les réformateurs.

N

éanmoins, la voie reste semée d’embûches pour le président Khatami. Il devra

continuer à composer avec le Guide de la Révolution. Celui-ci peut paradoxale-
ment tirer parti de la relative banalisation de sa fonction, gagner en autonomie par
rapport à la droite ultra et aux khatamistes, et poursuivre son jeu de bascule entre
le conservatisme et la réforme, comme l’a montré sa nomination de trois clercs
conservateurs – dont l’ayatollah Yazdi – lors du renouvellement partiel du Conseil
des gardiens de la Constitution. Sa marge de manœuvre reste appréciable, en
dépit des critiques dont il est l’objet de la part tant des réformateurs que du clergé
et de la droite ultra, en dépit également de la tutelle voilée qu’exerce désormais sur
lui la « commission d’enquête » de l’Assemblée des experts ; et ses ressources
institutionnelles et financières – grâce à ses liens privilégiés avec les grandes fon-
dations, l’Astan-e Qods, la National Iranian Oil Company – demeurent immenses. 

Le président Khatami aura également à compter avec Ali Akbar Hachemi

Rafsandjani. Certes, celui-ci a été étrangement discret pendant la crise de juillet
et n’a pas réussi à prendre le contrôle de la Société du clergé combattant. Mais la
présidence du Conseil de la défense de la raison d’État le met au centre du système,

Iran : les enjeux des élections législatives —

 23

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dont il assure l’arbitrage, et lui confère 

de facto

la qualité de dauphin, ou en tout

cas de second, du Guide de la Révolution. Nombre d’observateurs voient en lui le
futur président du Parlement, ce qui serait de nature à tempérer les ardeurs réfor-
matrices du gouvernement Khatami, mais également à renforcer ce dernier face
à la droite ultra. Cependant, on voit mal ce que gagnerait Hachemi Rafsandjani à
occuper de nouveau une fonction qu’il a déjà assumée pendant près de dix ans et
qui est somme toute moins élevée que celle de président de la République, qu’il
vient de quitter. Seule une sérieuse dégradation de la situation politique pourrait
l’amener à s’y résoudre, et sans doute à la condition de pouvoir cumuler le perchoir
et la présidence du Conseil de la défense de la raison d’État, comme l’y autorise
un amendement récent de la Constitution.

Enfin, les adversaires les plus déterminés du président Khatami n’ont pas désarmé

malgré leurs revers successifs. Depuis le mois de juillet, ils ont redoublé d’agres-
sivité contre la presse réformatrice. On ne peut exclure que ces batailles ouvertes
dissimulent des manœuvres plus dangereuses dans les nombreuses zones d’ombre
du régime, dans la mesure où la mise en cause du ministère du Renseignement dans
les assassinats d’intellectuels n’a vraisemblablement pas permis le démantèlement
complet des réseaux de déstabilisation de la transition.

Toutefois le rapport de forces, sur le plan politique, social, culturel et même peut-

être économique, s’est irréversiblement retourné contre la droite ultra. Cette der-
nière, à la fois dans sa composante parlementaire et dans ses organisations occultes,
appréhende désormais de perdre l’essentiel des acquis qu’elle a accumulés en vingt
ans de République islamique, y compris à la jonction de la politique extérieure et
du monde des affaires, dans les pays voisins de l’Iran (Doubaï, Liban, Pakistan,
Chypre, Turquie), voire en Occident, par l’intermédiaire des grandes fondations,
de leurs activités commerciales et de leurs privilèges fiscaux et cambiaires. Son iso-
lement est d’autant plus grand que la droite conservatrice modérée est elle-même
en pleine déshérence et s’est montrée incapable, depuis 1996, de se donner une orga-
nisation politique propre ou une expression stable sur le marché, devenu très com-
pétitif, de la presse quotidienne. Le risque est donc grand de voir les ultras jouer
leur va-tout à l’approche d’élections législatives qu’ils savent perdues d’avance.

Forts de leurs soutiens dans les multiples services de sécurité du régime et de

leurs connexions avec les milices populistes, ils pourront s’efforcer de saboter le
processus électoral en se livrant à différentes provocations, ou de le détourner en
filtrant les candidatures des réformateurs grâce à leur emprise sur le Conseil des
gardiens de la Constitution, ou encore en faisant de l’entrisme sur les listes kha-
tamistes. Dès le mois d’août, le débat parlementaire sur les prérogatives du Conseil
des gardiens de la Constitution en matière de sélection des candidats a donné un
avant-goût des batailles de procédure qui se préparent. Dans les provinces, les
partisans du président de la République continuent de souffrir d’un manque

 24

— 

Critique internationale 

n°6 - hiver 2000

 

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d’organisation et d’implantation, alors même que les suffrages s’achètent souvent,
en particulier dans les zones tribales (Baloutchistan, Kurdistan). Sauf retournement
dramatique, l’hypothèse la plus plausible est donc une victoire des réformateurs tem-
pérée par l’élection de nombre de conservateurs dissimulés derrière un faux-nez
réformiste, et surtout d’indépendants. En effet, la percée des « autres penseurs »
(

degar andish

), étrangers aux alignements factionnels classiques, représentant des

forces vives de la société, et souvent plus jeunes – sans que pour autant ils soient
forcément « khatamistes » –, a été le fait majeur des législatives de 1996 et des muni-
cipales de 1999. La latitude d’action du gouvernement en serait réduite d’autant,
car l’expérience des dernières années a montré que le vote des indépendants au
Parlement était assez imprévisible.

O

r la République islamique est engagée dans une course de vitesse avec la société.

Sa capacité d’adaptation est avérée depuis l’accession au pouvoir de Hachemi
Rafsandjani en 1989, les élections législatives de 1996 et le triomphe de Mohammad
Khatami en 1997. Mais les transformations sociales ne s’en trouvent pas ralenties,
et le sentiment peut s’installer que les institutions politiques ont décidément tou-
jours un train de retard par rapport aux attentes des citoyens. Trois d’entre elles
sont susceptibles de délégitimer la République islamique si elles continuent de ne
pas être satisfaites : la recherche d’un emploi, d’un logement et plus générale-
ment d’une vie matérielle décente ; le désir de voir alléger les contraintes idéolo-
giques qui pèsent sur la vie quotidienne, par exemple en matière de loisirs, de
sexualité ou de mise vestimentaire ; le nécessaire travail de mémoire critique qui
clarifierait les conditions dans lesquelles ont été conduites la Révolution, la répres-
sion du début des années quatre-vingt et les hostilités avec l’Irak

2

. Sur chacun de

ces dossiers, le régime demeure soit timoré, soit impuissant, hormis même le fait
que la réponse à de tels problèmes de société ne lui appartient pas entièrement. 

On ne peut donc exclure que la contradiction s’accroisse entre une société en

voie d’informalisation accélérée et de plus en plus ouverte sur le monde par le tru-
chement de la diaspora ou du commerce transnational, et un système politique empê-
tré dans ses divisions factionnelles et ses difficultés économiques. Car tel est bien
le plus préoccupant. La remontée des cours du pétrole a redonné à l’Iran un peu
d’oxygène et rend moins pressant l’ajustement des structures de l’économie à son
environnement international, encore que la sécheresse ait gravement affecté l’agri-
culture. Par démagogie ou par crainte des troubles sociaux, la droite, majoritaire
au Parlement, continue de s’opposer à la suppression des subventions d’un certain
nombre de produits de première nécessité (essence, farine) qui introduisent des dis-
torsions de prix phénoménales et favorisent des exportations frauduleuses massives
vers les pays voisins. Elle affecte de se montrer favorable aux investissements étran-
gers, voire à des financements du FMI si les États-Unis devaient lever leur veto.

Iran : les enjeux des élections législatives —

 25

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Mais, dans les faits, elle bloque la libéralisation de la législation relative aux inves-
tissements directs étrangers et à l’arbitrage international, et elle dissuade le gou-
vernement de remettre en chantier la réforme monétaire, que la chute du rial a au
demeurant singulièrement compliquée. 

Dans ce contexte, aucun nouvel investissement direct étranger ne sera vrai-

semblablement effectué dans un avenir proche, y compris dans le domaine pétro-
lier. Il est même à craindre que l’opacité et les incertitudes inhérentes au régime
et l’intensification de la pression fiscale sur les entreprises étrangères ne se traduisent
dans les prochains mois par un certain désinvestissement, au moins de la part des
plus petits opérateurs. Aussi le dynamisme réel de l’économie procède-t-il de plus
en plus de sa dimension informelle – la contrebande et la fraude impliquant désor-
mais l’ensemble des provinces, et non plus les seules régions frontalières, qui dans
les faits constituent aujourd’hui autant de super-zones franches – et se traduit-il
par sa « dollarisation » et le règne sans partage du cash. On voit mal comment cette
évolution pourrait assurer la mise à niveau de l’appareil productif, nécessaire à
l’emploi des cohortes serrées du 

baby boom

des années soixante-dix et quatre-vingt

(700 000 ou 800 000 demandeurs d’emploi de plus par an).

On ne peut donc complètement exclure le collapsus du système, qui sanction-

nerait sa faillite économique et son incapacité à accélérer le rythme de sa recom-
position interne pour coller aux transformations de la société. Les obstacles au chan-
gement sont bien identifiés : un nationalisme sourcilleux qui frise le nombrilisme
civilisationnel ; un certain provincialisme de la pensée et une ignorance parfois abys-
sale des réalités du monde contemporain, qu’expliquent le renfermement sur lui-
même du régime révolutionnaire, mais aussi les sanctions internationales qui l’ont
frappé ; le statut du clergé, qui culturellement continue d’entretenir une relation
d’extranéité avec la société, bien qu’il soit omniprésent dans ses rouages, et qui vit
en endogamie de caste.

C

e dernier point ne doit pas prêter à confusion. D’une part, il n’y a pas coïncidence

entre l’institution cléricale et les institutions politiques. La majorité des clercs
restent en retrait d’une République dont ils n’ont pas toujours approuvé l’orien-
tation idéologique et au destin de laquelle ils n’entendent pas s’identifier, ne serait-
ce que par prudence ou conservatisme. D’autre part, le champ religieux, qui a lar-
gement échappé à la tutelle du clergé et connaît une dérégulation rapide dans la
société urbaine de masse et de médias qui caractérise désormais l’Iran, n’est pas en
lui-même un bastion du conservatisme. Bien au contraire, les pratiques islamiques
sont souvent un foyer d’innovation, dans la mesure où elles accompagnent et légi-
timent des initiatives sociales d’un autre ordre : par exemple, le développement de
l’économie transnationale avec le Golfe, la Syrie, le Pakistan et l’Afghanistan va
de pair avec celui des institutions religieuses et sociales que sont les pèlerinages et

 26

— 

Critique internationale 

n°6 - hiver 2000

 

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Iran : les enjeux des élections législatives —

 27

les

vaqf 

(biens de mainmorte). Ce serait un contresens grossier que de confondre

la modernisation du pays avec sa désislamisation : sur plus d’un point, la pensée laïque
et les milieux sociaux qui la portent se montrent moins ouverts au changement que
des courants se réclamant de l’islam. 

Quoi qu’il en soit, la question qui se pose désormais avec acuité – ou plus exac-

tement qui réémerge après avoir été différée au lendemain de la Révolution du fait
du charisme de l’imam Khomeyni, de la guerre, puis de la reconstruction – est celle
de l’autonomisation respective des champs religieux et politique, comme on le dit
souvent, mais aussi celle de leur articulation. Dans cette mesure, le problème n’est
peut-être pas tant de savoir « comment sortir d’une révolution religieuse », selon
l’expression de Farhad Khosrokhavar et Olivier Roy

3

, que d’institutionnaliser

cette dernière. La définition d’une frontière entre les deux champs, c’est-à-dire la
délimitation du cadre de leurs interventions respectives, est indéniablement néces-
saire compte tenu de la professionnalisation « thermidorienne » de la classe poli-
tique révolutionnaire, de l’institutionnalisation du clergé, de la coexistence au sein
de la République d’une source démocratique et d’une source transcendantale de
légitimité. Mais elle est rendue problématique par les relations inextricables qui
se sont nouées entre ces deux sphères. Souvent à leur corps défendant, les clercs
se sont trouvés impliqués dans un nombre grandissant d’activités sociales, politiques,
économiques et culturelles. Il n’est plus guère de domaines où ils n’exercent des
responsabilités qui n’ont pas grand chose à voir avec leurs études théologiques, sans
pour autant les contredire – cette combinaison de polyvalence professionnelle et
de fort esprit de corps n’est pas sans évoquer la place centrale des énarques dans
la société française. En même temps, les clercs ont perdu le monopole du dis-
cours, voire de l’autorité religieux. Le caractère islamique de la République a
« routinisé » le sacré, que chacun est désormais tenu d’invoquer pour légitimer ses
actions et ses propos... ou contester ceux d’autrui. 

On pourrait multiplier les exemples qui corroborent la différenciation croissante

du politique par rapport au religieux. La façon dont le Guide de la Révolution a
accédé au rang de « source d’imitation » en 1994-1995, le curieux chassé-croisé,
au cours du procès de l’ancien maire de Téhéran, entre le procureur du tribunal
islamique qui n’a cessé de se placer sur le strict terrain du droit et l’accusé, le très
réformateur Gholamhossein Karbastchi, qui s’est plu à invoquer les saints, le recul
de la représentation du clergé au sein du gouvernement en ont été autant d’indices.
Cependant, l’imbrication du clergé dans les autres institutions sociales et poli-
tiques reste évidente, et l’on voit mal comment il pourrait y être mis fin quand on
considère par exemple le fonctionnement du Conseil des gardiens de la Consti-
tution – composé par moitiés de clercs et de juristes laïques –, le découplement de
la prière du vendredi en un prêche religieux et un prêche politique, ou les modes
de perception des impôts islamiques que l’État prétend centraliser. Vu sous cet angle,

 

background image

le vif débat qui s’est engagé entre les tenants de l’interprétation sacraliste (

velâ’i

)

du 

velayat-e faqih

et les partisans de sa lecture constitutionnaliste (

vekâlati

) n’est que

la partie émergée de l’iceberg. Il recouvre une sourde compétition pour la répar-
tition des ressources économiques et financières de l’État, qui reste malheureuse-
ment plus difficile à documenter que la dispute idéologique. 

La contradiction parcourt l’ensemble de la société iranienne et est inhérente au

régime islamique. Il est à craindre qu’elle ne provoque une intensification des
conflits politiques, voire un affrontement majeur. Son dépassement constitue le vrai
enjeu des prochaines législatives, que contribue à révéler la montée en puissance
des indépendants. On l’aura compris, la lutte factionnelle entre « modérés » et « radi-
caux », toujours prêts à trouver un terrain de compromis dans leur volonté de
maintenir l’unité et l’« honneur » (

âberou

) du système, fût-ce au prix de son équi-

voque, est loin d’épuiser la signification du scrutin. 

 28

— 

Critique internationale 

n°6 - hiver 2000

1. Fariba Adelkhah, 

Le retour de Sindbad. L’Iran dans le Golfe

, Paris, coll. « Les Études du CERI » n° 53, 1999.

2. Le succès d’un film comme 

Leily bâ man ast

de Kamal Tabrizi (1996), qui met en scène la complexité des motivations des

mobilisés combattant sur le front, est très révélateur de ce travail de mémoire qui s’accomplit dans la société, mais conti-
nue d’être largement refoulé par la censure (et l’autocensure). 
3. Farhad Khosrokhavar, Olivier Roy, 

Iran : comment sortir d’une révolution religieuse

, Paris, Le Seuil, 1999.