qui sommes-nous ? nous contacter nos catalogues Espace Voyageurs
Bibliothèque en ligne



Pour imprimer correctement cet article
Les Yezidis, « adorateurs du diable »
Jean-Paul Roux
Directeur de recherche honoraire au CNRS Ancien professeur titulaire de la section d'art islamique à l'École du Louvre

0n les nomme les « adorateurs du diable ». Peut-on, quand on est sain d'esprit et nullement satanique, adorer l'esprit ou le principe du mal ? Or ils ne sont ni fous ni possédés. Si, dans leur grande majorité, ce sont des gens simples, paysans ou nomades qui ont souvent cherché refuge dans les montagnes contre les persécutions, ils comptent dans leurs rangs, depuis longtemps, des hommes cultivés, éminents. Il y en eut, au XXe siècle, qui furent professeurs d'université et membres de l'Académie des sciences de l'URSS et, en plus grand nombre, des foqara, observant une véritable ascèse, se refusant alcool et tabac et jeûnant quatre-vingt-douze jours par an – les six jours qu'exige leur religion, et quatre-vingt-six jours surérogatoires. Désirant mieux comprendre la doctrine des Yezidis, nous nous sommes adressés à Jean-Paul Roux.

 

Quelques musulmans sunnites m'ont expliqué que l'islam, au sein duquel les Yezidis sont insérés, leur a tant répété qu'Allah était clément et miséricordieux qu'ils ont jugé qu'ils n'avaient rien à craindre de Lui et qu'il valait mieux se concilier Iblis (Satan) pour l'empêcher de nuire. Je n'ai jamais pu discerner s'ils plaisantaient ou étaient sérieux, mais j'inclinerais à penser qu'ils croyaient en ce qu'ils avançaient, car certains savants occidentaux ont donné la même explication – laquelle n'avait sans doute pas germé dans leur esprit...

Ils ne sont pas très nombreux aujourd'hui tant ils ont été massacrés depuis le XVIIe siècle au moins, et sans doute avant, puisque le tombeau qu'ils vénèrent le plus, celui de « Hadi », avait déjà été détruit en 1254 et 1414, par représailles contre leurs actions subversives – d'aucuns diraient leurs actes de banditisme – ou seulement par intolérance religieuse ; nombre d'entre eux ont été obligés de se convertir à l'islam pour échapper à la mort – on avance le nombre de quinze mille conversions forcées pour la seule année « noire » de 1892 ! Ils auraient encore constitué une communauté de quelque cent cinquante mille âmes au début du XXe siècle, d'à peine la moitié vers 1950, ce qui pour ma part me paraît trop peu. Il est impossible de savoir maintenant s'ils ont continué à se diluer dans les masses musulmanes ou si, au contraire, ils ont profité de l'essor démographique contemporain. Une certitude, ils existent encore.

Yazid et Adi, ancêtres fondateurs

Ce sont des Kurdes qui vivent dans le nord de l'Irak, le nord-ouest de l'Iran, et en plus petit nombre en Syrie et en Turquie d'une part, en Arménie et en Géorgie d'autre part, où ils ont émigré récemment. Leur nom renvoie au calife Yazid (680-683) qui réprima la révolte des partisans d'Ali et tua le petit-fils du Prophète à Kerbela, l'année même de son avènement, la bête noire des chiites – ce qui interdit de les rattacher à ces derniers, à ce Yazid, auquel leurs ancêtres demeurèrent fidèles après la chute des Omeyyades et l'avènement des califes abbassides (750). Quelque deux cent cinquante ans plus tard, le roman d'Abu Muslim, épopée de la révolution abbasside, ne voit rien d'autre en eux que des partisans attardés des Omeyyades.

On a cherché l'origine de leurs doctrines, comme on l'a fait pour tous les autres sectaires du Proche-Orient, dans le mazdéisme, le manichéisme, le christianisme, les anciennes religions de Syrie et même dans l'islam dont elles ne formeraient qu'une hérésie. Massignon a pu écrire que le yézidisme était un « sunnisme anti-chiite » et la forme « spécifique de l'islam kurde », bien qu'il ne présente presque pas de points communs avec ce dernier et soit vraiment une religion à part. Qu'ils aient un jour été mazdéens est vraisemblable ; qu'ils se soient convertis partiellement au christianisme n'est pas impossible, et ils ont certainement subi une forte influence islamique ; mais leur système est un syncrétisme évident de traditions populaires et de réminiscences de dogmes des grandes religions universelles. Il est plus difficile de dire ce qui revient aux uns et aux autres car, en dehors de petits opuscules, ils n'ont laissé aucun texte didactique. Leur foi se transmet par voie orale, ce qui explique sans doute l'absence d'unité de leurs dogmes.

Leur existence, longtemps mêlée à celle de tous les opposants aux Abbassides, n'apparaît distinctement qu'avec le cheikh syrien Adi (Hadi en kurde) qui vécut très vieux entre les années 1070 et 1160. Cultivé, en relations avec l'élite intellectuelle de Bagdad – ville où il passa de longues années avant de s'installer dans le sud-est du Kurdistan – Adi jouit d'une vaste renommée comme ascète, mystique et thaumaturge. Adepte du sunnisme, il fonda une congrégation religieuse, celle des Adawi, qui se scinda très vite en deux branches, celle d'Égypte demeurant orthodoxe, celle du Kurdistan s'adaptant au contexte et s'éloignant de l'islam. Adi, tout vénéré qu'il fût, divinisé même, dirent ses ennemis, semble n'avoir eu d'autre influence sur les Yezidis que de les entraîner vers le mysticisme et la méditation des problèmes du mal. Il devint pourtant leur grand ancêtre fondateur, la référence incontournable, reléguant Yazid au second plan.

Le problème du mal et Satan

Aux X-XIIe siècles, les théologiens et les mystiques musulmans y portèrent la plus haute attention. D'après le Coran (II, 27 sq.), le Seigneur ordonna aux anges de se prosterner devant Adam : « Ils se prosternèrent à l'exception d'Iblis qui refusa et s'enorgueillit ». À des hommes aussi éminents que Mansur Hallaj (vers 859-927) et Ibn Arabi (1163-1202), l'existence de l'esprit mauvais parut incompatible avec les doctrines de la prédestination et de l'omnipotence divine. Si tout est écrit (mektub), Satan n'a pas sa raison d'être. Si le mal existe indépendamment de Dieu, Dieu n'est pas tout-puissant, et qui n'est pas tout-puissant n'est pas Dieu. La méditation sur ces données les amena à conclure que Satan refusa d'obéir par « amour exclusif de l'idée pure de la déité », car il ne voulait rendre hommage qu'à Dieu seul et, comme le dit Hallaj, qu'il n'y avait pas en définitive « parmi les habitants du ciel de monothéiste comparable à lui » (Massignon). C'était une réhabilitation presque totale.

Ces idées durent cheminer lentement chez les Yezidis qui ne sont nommés « adorateurs du diable » que depuis le XVIIe siècle, alors qu'un grand juriste leur rappelle déjà au XIIIe siècle les principes élémentaires de la loi (charia) et met en évidence le fantastique travail de valorisation et de mythisation d'Adi.

Les Yezidis refusent l'étiquette qu'on leur met. Ils nient l'existence de Satan, n'ont même pas le droit de prononcer son nom. Comment pourraient-ils l'adorer ? Le mal existe et la souffrance subséquente, c'est vrai, mais ce sont des données de l'existence dont nul n'est responsable. Les fautes cependant méritent châtiment. Or, sans démon, il n'y a pas d'enfer : les hommes expient en se réincarnant – bien que, au niveau populaire, la crainte de l'enfer demeure. Pour eux, ils ont un Dieu unique, infiniment bon, trop éloigné des hommes pour pouvoir s'occuper d'eux et qui se décharge de ce soin sur sept anges (melek) : de loin en loin, ils descendent sur terre, s'incarnent pour donner des lois ou pour aider les hommes, puis repartent au ciel, non sans laisser parmi nous quelques descendants, dont les cheikh, qu'ils n'ont d'ailleurs pas eus par commerce charnel.

Qui sont ces anges ? Comment les nomme-t-on ? On hésite à le dire, et les listes établies varient. On parle même d'un Isa Melek (Jésus), fils de la lumière divine et de Marie (comme l'a dit Tertullien), peut-être pour s'attirer la sympathie des chrétiens dont les Yezidis ont grand besoin et qu'ils semblent avoir trouvée, notamment chez les Arméniens. Deux seuls sont toujours nommés : Ezi Melek, dans lequel on reconnaît le calife Yazid, et le plus grand de tous Tawus Melek, « l'Ange paon » – et non le « Roi paon » comme on le dit parfois en confondant melek, « ange » et malik, « roi ». C'est là où nous retrouvons Satan, car le bel oiseau dont la queue étincelle, toute lumineuse, est, en Orient, souvent assimilé au diable. La réhabilitation d'Iblis se trouverait donc pleinement achevée et ferait de lui l'archange tombé, puis pardonné, élu entre tous, à qui Dieu a confié le gouvernement du monde.

En marge de l'islam…

Les Yezidis ne sont certes pas musulmans, même s'ils ont emprunté à la mystique de l'islam la base de la théorie de la chute et du salut du diable, et les quelques signes de leur appartenance à cette religion sont peut-être de pure convenance. Ils prient quatre fois par jour le soleil et la lune à leur lever et à leur coucher. Ils jeûnent six jours par an, paient un impôt considérable à leurs cheikh, multiplient les pèlerinages aux lieux saints, tombeaux, arbres, sources, souvent situés en altitude ; ils organisent des processions avec leurs sept sindjaq, images en bronze du paon ; ils célèbrent les fêtes du soleil, de sultan Yezid, du Nouvel An (en sacrifiant des animaux) et, avec quelques jours de décalage, la fin du ramadan ou Pâques. Ils ignorent les interdits coraniques du vin, de la viande de porc, condamnent la polygamie tout en la pratiquant un peu, mais répudient leurs femmes comme les musulmans. Ils sont organisés en castes dont ils ne peuvent sortir, même par le mariage, un peu à la manière des ordres religieux sunnites. Les simples fidèles, les murid, par opposition aux qawal, sortes de prêtres chargés de réciter ou de chanter les hymnes, et aux foqara, les ascètes (initiés ?), doivent confesser Dieu, vénérer leurs maîtres, les cheikh ou les pir – ces derniers étant chez eux des adjoints des premiers. Quelques lois étranges, signalées en certains endroits, ne doivent pas être considérées comme générales, mais expressions des traditions locales : interdiction de couper les arbres, de se vêtir de bleu, de manger des laitues et des choux-fleurs (!), d'élever des chiens, animaux impurs, que parfois ils prennent pourtant en affection. Je n'ai jamais rien lu ou entendu qui vise à justifier ces lois.

La forte personnalité des Yezidis a éveillé dès le XIXe siècle l'attention des savants, et la première publication sur eux, à ma connaissance, aurait paru à Kazan en 1888 ; des enquêtes poussées ont été menées par des chercheurs jusqu'au milieu du siècle dernier, et presque tout ouvrage d'islamologie générale en parle. On manque pourtant de travaux récents, parce que la pénurie des textes, l'éparpillement des communautés, l'ignorance que les petites gens ont de leur religion et l'explication « moderniste » ou « rationaliste » qu'en donnent les élites sont sans doute des obstacles décourageants. Ajoutons que toute étude sérieuse implique une connaissance parfaite des substrats préislamiques et des influences qu'ont pu exercer les grandes religions universelles…


Jean-Paul Roux
Juin 2001
Copyright Clio 2008 - Tous droits réservés
 
Clio, tous droits réservés (Copyright 2008), est éditeur de ce site. Dernière mise à jour le 8 septembre 2008