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Titien ou l’art plus fort que la nature : être Apelle

Pascal Bonafoux
Professeur d'histoire de l'art à l'université de Paris VIII-Saint-Denis

Le 5 janvier 1857 dans son Journal, Delacroix note : « Si l’on vivait cent vingt ans, on préférerait Titien à tout. » Cézanne affirme quant à lui : « La peinture, ce qui s’appelle la peinture, ne naît qu’avec les Vénitiens. » Cézanne songe à Titien comme il songe à Tintoret et à Véronèse. Peu lui importe que Titien ait près de trente ans, trente ans peut-être, lorsque naît Tintoret, qu’il ait dix ans de plus lorsque naît Véronèse en 1528. Ces regards de peintres sont essentiels. Parce qu’ils savent ce que « regarder », ce que « voir » veut dire. Parce qu’ils savent ce que « peindre » veut dire. Or la peinture est la seule vérité de Titien. Pour le reste…

Plus jeune en sa jeunesse, plus âgé en son vieil âge

Le 1er août 1571, Titien écrit à Philippe II pour réclamer des sommes qui lui sont dues. Il se dit dans cette lettre « serviteur du roi, maintenant‚ âgé de quatre-vingt-quinze ans ». Un émissaire espagnol, un certain Garcia Hernandez, dans un rapport daté du 15 octobre 1564, assure que Titien a près de quatre-vingt-dix ans. Raffaello Borghini écrit, quelques années après la mort du peintre, qu’il mourut en 1576 « à l’âge de quatre-vingt-dix-huit ou quatre-vingt-dix-neuf ans ». Ce qui confirme à peu près la même date... Titien serait né en 1477…

Dans le registre de la paroisse de San Canciano où meurt Titien le 27 août 1576, on inscrit son âge : cent trois ans. Titien serait né en 1473… Dans une lettre du 6 décembre 1567, Thomas de Cornoça, consul d’Espagne à Venise, affirme alors au roi que Titien a « quatre-vingt-cinq ans ». Titien serait né en 1482… Lorsqu’il lui rend visite en 1566, Vasari note que Titien a alors « environ soixante-seize ans ». Titien serait né en 1490… Dans le Dialogo della Pittura qu’il publie à Venise en 1557, Lodovico Dolce, qui est de ses amis, assure que lorsqu’il entreprit de peindre les fresques du Fondaco dei Tedeschi auprès de Giorgione en 1508, il « n’avait pas encore vingt ans ». Titien serait donc né en 1488…

1477, 1473, 1482, 1488, 1490 ?… Jeune, longtemps Titien a sans doute laissé entendre qu’il était plus jeune encore. Pour que l’on ne doute pas de sa précocité. Âgé, Titien n’a vu aucun inconvénient à ce qu’on le crut plus vieux qu’il n’était. Pour que l’on rende hommage aux prodiges dont il ne cessait pas d’être capable en dépit de son âge.

Prouver qu’il est Titien

Regarder la peinture de Titien, c’est devoir songer à une lettre de Pietro Aretino – l’Arétin – qui regarde la nuit tomber sur Venise. « Vers certains côtés apparaissait un vert-bleu, vers d’autres un bleu-vert, des tons vraiment composés par un caprice de la nature, maîtresse des maîtres. À l’aide des clairs et des obscurs, elle donnait de la profondeur ou du relief à ce qu’elle voulait faire avancer ou reculer; et moi qui connais votre pinceau comme son inspirateur, je m’exclamai trois ou quatre fois : Ô Titien, où êtes-vous donc ? » Posée en mai 1544, la question reste sans réponse... Ou, plus exactement, les seules réponses qui vaillent sont celles de la légende, de la fable et du mythe. Parce que, grevées de soupçons, elles s’accordent aux silences qui bruissent de sens qui sont ceux de ses toiles.

Les lettres de Titien, celle adressée en 1513 au Conseil des Dix de la Sérénissime République de Venise, celle écrite en 1530 à Frédéric de Gonzague, duc de Mantoue, celle qu’il fait écrire en 1544 par Giovanni della Casa au cardinal Alessandro Farnese, celle encore qu’il adresse en 1545 à Sa Très Sainte Majesté Césarienne, Charles Quint, l’assurance qu’il donne en 1562 à Philippe II : « J’emploierai tout le temps de vie qui me reste pour faire le plus souvent possible à Votre Majesté Catholique la révérence de quelque nouvelle peinture, travaillant pour que mon pinceau lui apporte cette satisfaction que je désire et que mérite la grandeur d’un si haut roi », toutes ces lettres sont celles d’un peintre qui semble n’avoir d’autre ambition que de servir. Maldonne. Titien n’est, n’a jamais été fidèle qu’à Titien. Titien ne sert, n’a servi, que Titien.

Et tous les moyens lui auront été bons. Récit de Vasari : « À ses débuts, quand il commença à peindre dans la manière de Giorgione, à dix-huit ans à peine, fit le portrait d’un gentilhomme de la famille Barbarigo, son ami... on le jugea si bien peint et avec tant d’habileté que, si Titien n’y avait mis son nom dans une ombre, on l’aurait pris pour une œuvre de Giorgione. » Titien ne laisse pas longtemps son nom dans l’ombre... Il n’a voulu qu’on le confonde avec Giorgione, emporté par la peste en 1510, que parce que cette confusion le sert lorsqu’il n’a pas vingt ans encore. Lorsque les « faux » Giorgione qu’il a peints lui ont acquis la renommée qu’il estime devoir lui revenir, il n’a plus d’autre ambition que de prouver qu’il est Titien. Donc incomparable.

Le 5 octobre 1545, Titien lui-même écrit à Charles Quint : « Très Sainte Majesté Césarienne, j’ai remis au Seigneur Don Diego de Mendoza les deux portraits de la Sérénissime Impératrice, pour lesquels j’ai été aussi vigilant que possible. J’aurai voulu les apporter moi-même, mais la longueur du voyage et mon âge ne me le permettent pas. Je prie Votre Majesté de me faire dire les erreurs et les manquements, en me les renvoyant afin que je les corrige ; et que Votre Majesté ne permette pas qu’un autre y touche. » Nouvelle lettre impatiente, le 7 décembre 1545 : « Très Sainte Majesté Césarienne, j’ai envoyé il y a quelques mois à Votre Majesté par les mains du Seigneur Don Diego votre ambassadeur le portrait de la sainte mémoire de l’Impératrice votre épouse, fait de ma main, avec cet autre qui me fut donné par elle comme modèle. J’attends avec un infini dévouement de savoir si mon œuvre Vous est parvenue et si elle Vous a plu ou non. Car si je savais qu’elle vous a plu, je sentirais dans l’âme un contentement que je ne suis pas capable d’exprimer… » On raconte que devant ce portrait peint en 1545 de sa femme Isabelle de Portugal morte le 1er mai 1539, l’empereur pleura. Titien peut ne plus douter de la puissance de sa peinture. Qu’il peigne une impératrice morte ou une déesse, son pouvoir est le même.

« L’art plus puissant que la nature »

En 1554, quelques mois avant qu’une toile dont le Livre X des Métamorphoses d’Ovide a tenu lieu de modèle, quelques mois avant que la toile, récit de l’amour que porte Venus à Adonis, jeune mortel, ne soit expédiée à Madrid, Ludovico Dolce décrit l’œuvre découverte dans l’atelier de Titien : « Je vous jure, Monseigneur, qu’il n’existe pas d’homme perspicace qui ne la prenne pour une femme en chair et en os. Il n’existe pas d’homme assez usé par les ans, ni d’homme aux sens assez endormis, pour ne pas se sentir réchauffé, attendri et ému dans tout son être. » Les toiles de Titien et les Sonnets luxurieux de l’Arétin ont la même raison – érotique – d’être. Mais, à la différence de ces sonnets, les nus de Titien peuvent sembler répondre à l’exigence du Livre du Courtisan de Baldassar Castiglione, livre de chevet de l’empereur Charles Quint, livre qui régit les convenances de toutes les cours : « Pour donc fuir le tourment de cette passion et jouir de la beauté sans passion, il faut que le Courtisan, avec l’aide de la raison, détourne entièrement le désir du corps pour le diriger vers la beauté seule, et, autant qu’il le peut, qu’il la contemple en elle-même, simple et pure, et que dans son imagination il la rende séparée de toute matière, et ainsi fasse d’elle l’amie chérie de son âme. »

Le 10 mai 1533, Charles Quint nomme Titien comte du Palazzo Laterrano, du Consiglio Aulico et du Consistoro. Il lui accorde encore le titre de comte palatin et de chevalier « dello Sperone ». Titien a libre accès à la cour. Enfin l’empereur reconnaît à ses fils, auxquels il concède le titre de « Nobles de l’Empereur », les mêmes privilèges qu’à ceux qui portent un pareil titre depuis quatre générations. La devise que se choisit Titien est NATURA POTENTIOR ARS – l’art est plus puissant que la nature. Elle s’accorde à celle de Charles Quint, « Plus oultre ». Même volonté. Même orgueil.

Apelle, mythe et modèle

Au monastère de San Yuste où il se retire après avoir, rongé par la goutte, abdiqué à Bruxelles, le 28 août 1556, comme aucun empereur ne l’a fait depuis Dioclétien quelque douze siècles plus tôt, Charles Quint emporte plusieurs tableaux de Titien. Titien n’a peut-être pas eu d’autre ambition que d’être l’Apelle de cet empereur. D’Apelle, mort vers 300 avant J.-C., il ne reste rien. Il ne reste qu’un nom que rapportent quelques fragments de textes anciens, il ne reste que quelques anecdotes… Reste un mythe. C’est à ce mythe que Titien s’identifie.

On rapporte qu’Apelle datait des œuvres à l’imparfait. Le légat du pape à Venise commande à Titien un polyptyque. Lorsqu’il l’achève en 1520, il le signe et le date TICIANUS FACIEBAT MDXXII. À l’imparfait. Comme Apelle. Description par Ovide de l’œuvre la plus célèbre d’Apelle : « L’on voit Vénus ruisselante séchant avec ses doigts sa chevelure humide, toute couverte des eaux où elle vient de naître. » En 1520 peut-être, Titien peint une pareille Vénus qui essuie ses cheveux. Comme Apelle.

Pline assure : « Il n’y a de gloire que pour les artistes qui ont peint des tableaux. Il n’y avait aucune peinture à fresque d’Apelle. » Titien ne peint que de rares fresques. Après 1523, il n’en peint plus aucune. Comme Apelle. Alexandre, rapporte encore Pline, « avait interdit par ordonnance qu’aucun autre peintre fit son portrait. »

Charles Quint ne commande plus son portrait qu’à Titien qu’il dit en 1536 être son « Premier peintre ». Titien a auprès de Charles Quint la place qui fut, auprès d’Alexandre, celle d’Apelle. Titien est Apelle. Presque. Un geste de Charles Quint est nécessaire encore. Roger de Piles rapporte en 1708 : « Titien donna tant de jalousie aux courtisans de Charles Quint, qui se plaisait dans la conversation de ce peintre, que cet empereur fut contraint de leur dire qu’il ne manquerait jamais de courtisans, mais qu’il n’aurait pas toujours un Titien. On sait encore que ce peintre ayant un jour laissé tomber un pinceau en faisant le portrait de Charles Quint, cet empereur le ramassa, et que sur le remerciement et l’excuse de Titien lui en faisait, il dit ces paroles : Titien mérite d’être servi par César. » Par ce geste qui fut celui d’Alexandre qui, raconte-t-on, se baissa pour ramasser le pinceau d’Apelle, Charles Quint fait de Titien un nouvel Apelle – comme il se sacre lui-même l’égal d’Alexandre le Grand.


Pascal Bonafoux
Octobre 2002
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Bibliographie

David Rosand
Le Titien
Découvertes
Gallimard , Paris, 1998


Filippo Pedrocco, André Chastel
Titien
Liana Levi, Paris, 2000


Isabelle Backouche
Venise au siècle de Titien
Réunion des Musées Nationaux , Paris, 1993




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