L’invention d’un art populaire
AÏCHA KHERROUBI
 
C’est entre 1895 et le début des années 1910, dans cette période d’innocence et de jeunesse, que le cinématographe, à peine né, devient un art autonome. Face à tous les possibles, il se constitue une identité, invente ses formes, ses procédés, son langage et son esthétique et crée des structures pour aller à la rencontre d’un public toujours plus nombreux.

À la fin du siècle dernier, un ingénieur et industriel lyonnais à la tête d’une usine de produits photographiques met au point l’appareil qui, enfin, enregistre et projette les images animées. On connaît bien aujourd’hui les origines de cette découverte, on sait quelles étapes ont franchies tous les inventeurs et bricoleurs de génie qui ont participé à la réalisation de ce rêve de l’homme : « recréer la vie ». Mais les pionniers de l’aventure cinématographique, s’ils ont immédiatement foi en cette forme d’expression nouvelle et universelle, ne pressentent certainement pas les bouleversements qu’elle va apporter dans notre vision du monde, ils ne mesurent pas non plus les enjeux financiers qu’elle représentera bientôt.
C’est pourtant dans ces années d’enfance et de jeunesse, de 1895 aux années 1910, que le cinéma, sujet de mépris comme de fascination, mais aussi objet de toutes les initiatives et de toutes les convoitises, va tenter, à travers embûches et contraintes, de trouver la voie de son émancipation.
La première séance
Si la paternité de l’invention provoque encore des controverses, la date du 28 décembre 1895 est aujourd’hui admise comme date de naissance du cinéma. Ce jour-là, Antoine Lumière organise dans le Salon indien du Grand Café, boulevard des Capucines à Paris, la première présentation publique et payante d’un spectacle cinématographique. Chaque spectateur a payé 1 F pour voir 10 films d’environ une minute chacun, parmi lesquels La Sortie des usines Lumière, L’Arrivée du train en gare de La Ciotat, Le Déjeuner de bébé et le tout premier gag du cinéma, L’Arroseur arrosé.
La première séance n’a attiré que 33 spectateurs. Mais, en quelques jours, sans aucune réclame, le succès est foudroyant, dépassant même les espérances des organisateurs. Clément Maurice, ancien employé des usines Lumière, établi comme photographe, est chargé de l’organisation des projections. Il raconte : « Dans l’après-midi, le public formait une queue qui s’étendait souvent jusqu’à la rue Caumartin. Le propriétaire du Grand Café, avec lequel nous avions passé un bail d’un an pour son sous-sol, avait préféré aux 20 % de la recette que nous lui avions offerts, 30 F par jour de loyer. Celui-ci non plus n’avait guère confiance dans la réussite de l’affaire. » C’est, semble-t-il, ce même Clément Maurice qui, quelques mois auparavant, avait fait connaître à Antoine Lumière le kinétoscope* [tous les astérisques renvoient à Repères] de Thomas Edison (inventeur, notamment, du phonographe) tout juste importé d’Amérique. Antoine Lumière est très intéressé par cette grande caisse de bois percée d’un oculaire par lequel on peut, individuellement, regarder une scène enregistrée sur un film en boucle. Il suggère aussitôt à ses fils, Auguste et Louis, de trouver un procédé pour faire « sortir l’image de la boîte ».
Après une séance de kinétoscope, Louis commence ses recherches et réussit à produire un appareil qui effectue la synthèse de tous les autres : il remplace la bande souple peinte à la main (le praxinoscope) d’Émile Reynaud par le film photographique, ajoute la perforation au chronophotographe* du physiologiste Étienne-Jules Marey et la projection sur un écran au kinétoscope d’Edison. Louis Lumière combine ainsi les découvertes incomplètes de ses prédécesseurs et résout le dernier problème de la prise de vues et de la projection en concevant un système d’entraînement de la bande par intermittence inspiré du mécanisme de la machine à coudre et du métier à tisser Jacquard. L’appareil permet la projection sur un grand écran des images animées ; il est en outre réversible, réalisant à la fois la prise de vues et la projection (ainsi que le tirage). Le 13 février 1895, le premier brevet Lumière pour un « appareil servant à l’obtention et à la vision des épreuves chronophotographiques » est déposé au nom des deux frères.
Prémices d’une invention
La technologie apportée par les Lumière n’a fait que se greffer sur le goût du public pour la magie, le rêve, le merveilleux suscité par les spectacles de lanterne magique. Tout au long des XVIIIe et XIXe siècles, les spectacles d’écran et les projections lumineuses ont enchanté les populations des villes et des villages que parcouraient des montreurs ambulants. Après la Révolution, le Tout-Paris se pressait au couvent des Capucines pour voir apparaître spectres, revenants et autres scènes terrifiantes sur l’écran des fantasmagories* d’Étienne-Gaspard Robertson – « physicien, escamoteur, et inventeur », aux dires de Stendhal –, comme il se pressa, un siècle plus tard, au théâtre d’ombres du cabaret du Chat noir où Henri Rivière projetait des silhouettes découpées dans du carton avec des jeux de couleurs et d’intensités lumineuses. Et c’est ce même public – et ce même besoin, immémorial et généralisé, d’images et de représentations – qui assurera le succès du cinématographe*.
Pour donner vie aux images, il fallait l’invention de la photographie* par Niépce et Daguerre. Il fallait aussi que les recherches sur la persistance des impressions lumineuses sur la rétine, enfin l’analyse, la synthèse et la restitution des mouvements aboutissent.
Ce qu’on nomme « persistance rétinienne » est une propriété de l’œil qui maintient la sensation lumineuse un tiers de seconde après la disparition de la source d’excitation. « C’est grâce à cette persistance rétinienne que nous avons, au cinéma, l’illusion d’un mouvement continu en voyant défiler à nos yeux des images intermittentes » (Raoul Grimoin-Sanson). Et bien avant l’invention du cinéma, la connaissance de ce phénomène, dont on sait aujourd’hui qu’il est aussi d’ordre cérébral, est à l’origine d’un certain nombre d’appareils – jouets, mais aussi supports pédagogiques – commercialisés sous des appellations pseudo-scientifiques comme le thaumatrope*. Une attention particulière doit être accordée au phénakistiscope* du Belge Joseph Plateau (1829) qui constitue une véritable nouveauté scientifique : « C’était un carton percé de fentes concentriques et orné de dessins décomposant un mouvement. On se plaçait devant une glace et l’on apercevait dans celle-ci une silhouette dansante. » (Georges Sadoul)
S’inspirant du phénakistiscope, Émile Reynaud conçoit le praxinoscope et construit en 1879 son théâtre optique* avec lequel il projette des petits dessins animés sur un écran translucide au musée Grévin. Reynaud raconte une véritable histoire en 500 images dessinées à la main sur une bande enroulée autour d’une roue dentée qu’il projette grâce à un système ingénieux de miroirs et de lanternes. Véritable précurseur du cinéma, il met déjà en œuvre deux principes importants : la bande souple et la perforation. D’autres chercheurs apportent d’autres idées. Jules-Étienne Marey poursuit les essais de son collègue anglais Edward J. Muybridge sur l’analyse du mouvement et met au point un fusil photographique* capable d’enregistrer 12 images successives par seconde sur le pourtour d’un disque. Lors de l’Exposition universelle de 1889, il présente à Edison son chronophotographe sur bande mobile. Cette rencontre permet à l’Américain d’accomplir un pas décisif dans l’analyse et la synthèse du mouvement : il conçoit la solution du film perforé. Le brevet de son kinétoscope est déposé en 1891, mais il ne sera lancé sur le marché qu’en 1894. Pour des raisons, semble-t-il, de rentabilité, Edison n’a pas tenté de « faire sortir l’image de la boîte », l’exploitation fructueuse de son phonographe l’ayant conduit à privilégier la consultation individuelle des images animées.
L’invention est dans l’air, on le voit, et les éléments qui participent de la naissance du cinéma sont tous connus en 1894. Louis Lumière est donc le dernier maillon de cette invention collective et quasiment universelle ; mais le maillon le plus important, car il réussit à parfaire l’invention de façon décisive et définitive, tout en faisant œuvre de créateur puisqu’il fut le premier à réaliser la matière même du cinéma : les films.

MAX LINDER, PREMIÈRE STAR INTERNATIONALE
Redécouvert aujourd’hui par le grand public grâce au patient travail de sa fille Maud, Max Linder était, avant la guerre de 1914-1918, l’acteur de cinéma le plus célèbre en France, et le premier à toucher des cachets exorbitants. Adulé dans le monde entier, il fit, avant Mary Pickford et Douglas Fairbanks, des tournées triomphales en Europe, en Russie et aux États-Unis. De son vrai nom Gabriel Leuvielle, il est engagé par Pathé en 1903. Très vite, il comprend les possibilités que lui offre ce qui n’est pas encore le 7e art. Issu du théâtre, il rompt avec le style frénétique et excessif des comiques Pathé, s’éloigne radicalement de la grandiloquence gestuelle et théâtrale de l’époque, et donne à son jeu cette simplicité et ce naturel qui font de lui un véritable acteur de cinéma. Mais surtout, il est le premier à créer à l’écran un personnage, Max, sorte de dandy à la française dont la moustache, le haut-de-forme, l’habit et la canne à pommeau se retrouveront dans ses nombreux films (environ 400). Doué d’une imagination débordante, Max Linder, acteur, mais aussi auteur, truffe ses films de gags et s’inspire souvent, pour leur trame, d’un banal fait divers ou d’une expérience personnelle. À la base, une intrigue claire, compréhensible par tous, que le titre même du film résume généralement : Max patineur, Max et l’inauguration de la statue, Max professeur de tango...
Au début des années 20, c’est à Hollywood, désormais capitale mondiale du cinéma, où il a été invité, qu’il tournera ses meilleurs films : Sept ans de malheur et Soyez ma femme en 1921 et L’Etroit Mousquetaire (1922).
Chaplin, dont la renommée après la guerre détrônera celle de Max Linder, lui empruntera plus d’un gag. D’ailleurs, Charlot, le vagabond, n’est-il pas l’anti-dandy, le contre-personnage de Max, le fils de famille ? Voici pourtant le seul hommage, sur un portrait dédicacé, du second au premier : « Lui seul avant tous les autres a compris la simplicité nécessaire au cinéma. Il a fait preuve d’une intelligence prodigieuse dans l’exécution de ses films. C’est un vrai comique et un vrai humoriste. »
Scènes de la vie quotidienne
Les films projetés dans le Salon indien du Grand Café sont tournés exclusivement par Louis Lumière pendant l’année 1895. Ce sont pour la plupart des instantanés reproduisant des tranches de la vie quotidienne – dans l’usine ou dans le cadre familial –, à la manière des photographies d’amateurs de l’époque. « C’est la nature prise sur le fait », disent les premiers critiques. Néanmoins, Louis Lumière, photographe professionnel, va introduire un certain sens du cadrage et de la composition qu’il transmettra à ses opérateurs. Ainsi, dans L’Arrivée du train en gare de La Ciotat, l’utilisation de la profondeur de champ et le choix de l’angle de prise de vues créent un effet visuel inattendu.
Les frères Lumière, de même que leur père, ne croient guère à l’avenir de leur invention. Malgré tout plus techniciens que créateurs, ils ne sont pas conscients d’avoir fondé un nouvel âge. Cependant, après le succès des premières projections, ils présentent leur invention dans plusieurs salles à Paris, en province et bientôt dans toute l’Europe. Les opérateurs qu’ils engagent dès 1896 seront tout à la fois colporteurs et chasseurs d’images. Formés par Louis, ils sont envoyés aux quatre coins du monde pour renouveler le plaisir et satisfaire la curiosité du public le plus large. Véritables reporters, ils filment la vie quotidienne, les curiosités naturelles, les grands événements de leur temps. Ils mettent aussi en pratique des procédés nouveaux, par exemple le travelling, inventé en 1896 par Eugène Promio à Venise : « ... me rendant en bateau sur le Grand Canal de la gare à mon hôtel, je regardais les rives fuir devant l’esquif et je pensais alors que, si le cinéma immobile permet de reproduire des objets mobiles, on pourrait peut-être retourner la proposition et essayer de reproduire à l’aide du cinéma mobile des objets immobiles. Je fis tout de suite une bande que j’envoyai à Lyon avec prière de me dire ce que M. Louis Lumière pensait de cet essai. La réponse fut favorable. »
Les images que ces tout premiers cinéastes rapportent constituent un catalogue d’environ 1 500 films tournés dans le monde entier, essentiellement des documents et des reportages qui représentent la mémoire visuelle de la fin du siècle dernier.

COULEUR ET MUSIQUE
Pour restituer la réalité, il manque au cinématographe naissant le son et la couleur. En attendant le cinéma sonore (1927) et le technicolor (1937), les films des débuts sont coloriés et leur projection est accompagnée de musique.
Dès 1896, on colorie au pinceau, image par image, les copies d’exploitation.
Les méthodes s’industrialisant, on passe très vite à la technique manuelle puis mécanique du « pochoir » (à partir des photogrammes d’une copie de base).
La musique est l’un des premiers arts à collaborer d’emblée et pour longtemps avec le cinématographe. Le bruit des premiers projecteurs rend semble-t-il nécessaire la présence d’un musicien pour couvrir le ronronnement des appareils ! Le plus souvent, c’est un pianiste qui accompagne le film, mais cela peut être aussi un phonographe, un quatuor, un orchestre..., selon l’importance de la salle.
Le pianiste ou le chef d’orchestre « choisissait, parfois parmi les œuvres classiques, parfois dans de moindres productions, certains fragments se rapportant aux sentiments exprimés sur l’écran. Adaptation sommaire, pour laquelle les points de repère étaient les sous-titres. Ainsi ne se gênait-on pas pour interrompre une phrase musicale en plein développement et passer au morceau suivant. Un petit coup de baguette du chef, et Louis Ganne se substituait à Mendelssohn ou Jean Nouguès à Mozart » (Georges Van Parys).
La partition originale pour l’écran naît grâce à la société le Film d’art et à la commande faite à Camille Saint-Saëns d’une musique pour L’Assassinat du duc de Guise (1908) d’André Calmettes et Charles Le Bargy.
Plusieurs compositeurs de renom seront attirés par l’image et écriront pour le cinéma : Arthur Honegger fera la partition de La Roue (1923) d’Abel Gance, Darius Milhaud celle de L’Inhumaine (1924) de Marcel L’Herbier et Erik Satie celle d’entracte (1924) de René Clair.
La fiction au secours du cinématographe
Pourtant, l’engouement du public s’estompe et déjà, en 1897, le cinématographe connaît sa première crise de fréquentation. À l’origine, deux causes, l’une accidentelle, l’incendie du Bazar de la Charité, rue Jean-Goujon à Paris ; l’autre inhérente à la nature même des films.
Causé par la maladresse d’un assistant projectionniste, l’incendie pèsera lourdement sur les débuts du cinématographe : 120 personnes ont péri, des femmes pour la plupart. Le cinéma, senti désormais comme dangereux, devient pour un temps indésirable dans les villes. Les forains, qui voient dans le cinéma un moyen peu coûteux de renouveler leurs attractions, prennent alors le relais.
La courte durée des bandes, leur caractère essentiellement documentaire sont aussi pour beaucoup dans la défection du public. Une solution technique viendra pallier le premier défaut : le collage bout à bout des « vues ». Mais la reconquête du public passe également par un changement plus radical du contenu des films. Le cinématographe a prouvé qu’il savait « recréer la vie », il doit maintenant « produire du rêve » et de la fiction.
C’est un inventeur, magicien, illusionniste, Georges Méliès, qui sera le principal artisan de cette démarche, devenant « le père du spectacle cinématographique ». Méliès dirige le théâtre Robert-Houdin (du nom d’un célèbre prestidigitateur), proche du Grand Café où les Lumière organisent leurs projections. Homme de spectacle, il comprend immédiatement le parti qu’il peut tirer de cette nouvelle technique. Antoine Lumière ayant refusé de lui vendre l’appareil de ses fils, Méliès fabrique sa propre caméra et tourne ses premiers films à partir d’un appareil acheté à Londres au début de 1896 au père du cinéma anglais, William Paul. Le génie de Méliès est d’avoir transposé au cinéma le langage de l’art scénique : scénario, décors, costumes. Pour réaliser ses « scènes fantastiques ou artistiques », il fait construire le premier studio dans sa propriété de Montreuil-sous-Bois et fonde sa propre société de production, la Star Film. Il tourne des films à trucs (Le Cabinet de Méphistophélès, Escamotage d’une dame chez Robert Houdin, L’Homme à la tête de caoutchouc, 1901), des actualités reconstituées (L’Affaire Dreyfus, 1899 ; Le Sacre d’Édouard VII, 1902), et des voyages imaginaires ou fantastiques (Le Voyage dans la lune, 1902) ; À la conquête du pôle (1912), enfin, annonce avant la lettre le cinéma de science-fiction. Méliès puise abondamment dans les divers trucs du théâtre et du music-hall, tout en inventant, au cours des tournages, des trucages spécifiquement cinématographiques. Méliès a bien rompu avec le cinéma-vérité des frères Lumière, créant le cinéma-fiction, transportant son public dans un monde merveilleux. À Montreuil, le cinéaste travaille en patron-artisan : il contrôle la production des films, en imagine le scénario, construit les décors, crée les costumes, dirige les comédiens, joue lui-même, réalise, et développe même la pellicule. Il vend ses films au mètre aux exploitants du monde entier, en propose des versions coloriées au pinceau ou au pochoir. S’il soigne la mise en scène et les trucages, en revanche, il prête peu d’attention aux mouvements de caméra et au montage. Il construit ses films en tableaux successifs, revendiquant de faire du « théâtre cinématographié ». Mais, dès 1906, après des affaires florissantes, il se voit dépassé tant par ses concurrents français que par les firmes américaines. Les spectateurs préfèrent les films comiques et les drames réalistes que proposent les grosses firmes. La Star Film, société artisanale, est bientôt étouffée par la grande industrie cinématographique solidement établie dans cette première décennie du siècle.

ÉMILE COHL, CRÉATEUR INCONTESTÉ DU CINÉMA D’ANIMATION
Émile Cohl (1857-1938), le père du cinéma d’animation, est un miroir fidèle des curiosités et des engouements de la Belle Époque. Le développement de la presse et de la lithographie le conduit naturellement du journalisme à la caricature, domaine dans lequel il est l’élève du dessinateur André Gill. Pendant sa période d’apprentissage, Cohl adhère aux « Hydropathes » et aux « Incohérents », deux mouvements artistiques et littéraires qui marquent durablement son activité créatrice.
Le cinématographe naissant ne pouvait qu’attirer un jeune artiste qui cherche déjà dans ses bandes dessinées à recréer le mouvement et à élaborer des récits. Il y vient en 1907, tout à fait par hasard : l’affiche d’un film produit par Gaumont semble plagier l’un de ses dessins ; furieux, il se rend au studio où Feuillade, pour le calmer, lui propose un contrat ! Le 17 août 1908, il présente Fantasmagorie au théâtre du Gymnase. Considéré comme le premier dessin animé, ce tout premier film de Cohl a nécessité 700 dessins pour une durée de 2 minutes ! Mais Émile Cohl est le second – probablement après l’Américain Stuart Blackton – à avoir employé la caméra, l’enregistrement image par image sur une pellicule 35 mm, pour animer des personnages dessinés ou des marionnettes, à raison de 16 ou 18 mouvements par seconde.
Pendant près de quatre ans, il travaille pour Gaumont où, bricoleur de génie, il marie les prises de vues directes avec la fantaisie du dessin. Puis, après deux ans chez Pathé, la firme d’Épinay, Éclair, l’envoie dans les studios qu’elle possède à Fort Lee, près de New York. Rentré en France en 1914, il anime quatre épisodes des aventures des Pieds Nickelés, mais, laminé par la concurrence américaine, il cesse de produire au début des années 20. Cohl se désignait lui-même comme un « truqueur » : « l’apparition du cinéma offrit tout de suite un merveilleux champ à cultiver pour les truqueurs de mon espèce, les chercheurs et les fantaisistes, mes frères... »
Quelques pionniers britanniques
Si Georges Méliès libère le cinématographe de la réalité pour en faire un instrument de création, les cinéastes britanniques, à la même époque, ouvrent l’éventail des genres : par leurs trouvailles formelles, ils feront du cinéma une véritable technique d’avant-garde. William Paul commence par tourner des vues d’actualités avant de s’engager dans la fiction. À l’instar de ses compatriotes de l’école de Brighton, il est autant soucieux du contenu des films que de leur forme. On a regroupé sous le nom d’école de Brighton, ville d’origine de certains d’entre eux, les cinéastes anglais considérés comme les plus inventifs : William Friese Greene, George Albert Smith et James Williamson...
Pour dédoubler des personnages, dans Les Frères corses (1898), Smith utilise, avant Méliès, la « surimpression », c’est-à-dire la superposition de deux images sur un même cliché.
Dans ses Régates de Henley (1899), Williamson, formé, quant à lui, à l’école des opérateurs Lumière, a assemblé différents plans tournés séparément les uns des autres ; il procède ainsi à un montage élémentaire qui lui permet de maîtriser ce qu’il souhaite dire et montrer aux spectateurs.
Avec Attaque d’une mission en Chine (1901), il va encore plus loin et invente un style de récit, le montage narratif : les scènes, les images ne se suivent pas chronologiquement mais alternent, de par la volonté du réalisateur, afin de créer une articulation visuelle et dramatique. Les cinéastes anglais, s’ils n’ont pas le talent de mise en scène d’un Méliès, sont beaucoup plus libres avec leur caméra. Le goût de la poursuite, les tournages en plein air – qui ouvrent la voie aux grands films d’aventure et aux westerns – les conduisent à exploiter toutes les possibilités expressives du cinématographe. Ils usent du travelling comme du panoramique (mouvement circulaire de l’appareil fixé sur son pied), du champ comme du contre-champ (prise de vues effectuée dans la direction exactement opposée à celle de la précédente, dite « champ »)...
Ces procédés nouveaux élargissent l’espace scénique, donnent au spectateur une gamme plus large d’impressions, l’entraînent et le font entrer de plain-pied dans l’image et dans l’action.
Les innovations stylistiques de la production anglaise exerceront une influence capitale sur les réalisateurs de l’époque. Mais la Grande-Bretagne, contrairement à la France et aux États-Unis, ne s’est pas suffisamment souciée de l’aspect industriel et commercial de son cinéma, et ne pourra faire face à la concurrence étrangère.
Naissance d’une industrie : le coq et la marguerite
Né d’une initiative industrielle, le cinéma est, dès ses débuts, soumis au pouvoir de l’argent. Devant le succès des premières projections, les frères Lumière décident d’une stratégie commerciale. Ils assurent la distribution et la vente des films réalisés par leurs opérateurs et produits par leur société, et pratiquent souvent le système de la concession. Producteurs, distributeurs, exploitants : toute la chaîne commerciale à laquelle restera soumis le cinéma se met en place dès 1896. Les frères Lumière, cependant, ne croient guère à l’avenir du cinéma ; en 1898, ils abandonnent la production pour se consacrer à d’autres recherches, la photographie en couleurs notamment.
Tandis qu’artisans et artistes découvrent progressivement les propriétés techniques et esthétiques du cinématographe, le cinéma crée ses structures organisationnelles et commerciales et devient une industrie. Dès lors, de 1895 jusqu’à la Grande Guerre, le cinéma mondial est marqué par l’hégémonie française des deux grands trusts Pathé et Gaumont – avec leurs emblèmes respectifs, le coq et la marguerite. Charles Pathé commence sa carrière avec le phonographe Edison qu’il présente dans les foires. Puis il vend des contrefaçons de phonographes et de kinétoscopes. Il réussit à constituer un important capital et se lance dans la fabrication de matériel cinématographique et dans la production de films dans d’immenses studios situés à Vincennes. Pathé contrôle alors la production, la distribution et l’exploitation (il achète et crée des salles Pathé). À travers le monde entier, il place des agents et installe des succursales. Entre 1903 et 1909, Charles Pathé est à la tête d’un empire : il domine l’industrie cinématographique mondiale et assure ainsi la suprématie du cinéma français. Et, en 1907, il décide de ne plus vendre ses films, mais de les louer. Cette innovation lui assure l’exclusivité de leur diffusion dans les salles permanentes, sédentarise le cinéma et voue le cinéma forain à la disparition.
Pour alimenter cette gigantesque machine, Pathé a engagé comme directeur de production Ferdinand Zecca qui supervise de nombreux metteurs en scène souvent formés par lui pour créer des genres et des styles nouveaux. Citons, entre autres : Lucien Nonguet, Gaston Velle, André Heuzé, Louis Fassier... Zecca a l’intelligence de comprendre que le cinéma – s’il veut toucher tous les publics – doit aussi aborder tous les genres : comique, drame, mélodrame, féerie, fantastique, films religieux, films à trucs... Puis, en 1905, Charles Pathé découvre celui qui deviendra la première vedette internationale du cinéma : Max Linder (voir encadré). D’autres acteurs, comme Jean Durand, Rigadin, André Deed, donneront à Pathé une réserve inépuisable de films comiques. La Grande Guerre va faire chavirer cet empire. Les films américains envahissent le marché et les films français s’exportent mal. En 1918, les salles ne programment plus en France que 10 % de films français. L’empire Pathé se défait et éclate en plusieurs petites sociétés.
Quant à Léon Gaumont, il dirige, l’année de l’invention du cinématographe, une importante firme de fabrication d’appareils photographiques. Il a l’heureuse idée d’acheter à Georges Demeny, ancien assistant de Marey, les droits de ses inventions, ceux, notamment, de son chronophotographe, concurrent du cinématographe Lumière. Gaumont lance alors sur le marché un projecteur/caméra peu encombrant et peu coûteux. L’appareil se vend si bien qu’il décide de produire aussi des films. Il en confie la direction à Alice Guy, première femme réalisatrice. Elle sera remplacée après son départ aux États-Unis par Louis Feuillade, réalisateur de génie, connu pour ses feuilletons, Fantômas, Judex, Les Vampires (voir encadré). Le besoin en programmes ne cesse de croître ; les studios des Buttes-Chaumont quadruplent leur production pour satisfaire la demande. Gaumont annonce un film par jour, engage Émile Cohl, Jean Durand et d’autres. L’expansion fulgurante de la société nécessite une énorme organisation commerciale. En 1911, Gaumont a installé 52 filiales en France et à l’étranger et il fait travailler 2 000 personnes. Un ancien hippodrome luxueusement rénové ouvre triomphalement ses portes cette même année 1911 : c’est le Gaumont-Palace, la plus grande salle d’Europe et le joyau du circuit Gaumont. La guerre marque la fin de la suprématie mondiale du cinéma français. En 1918, la production reprend avec des réalisations de Marcel L’Herbier, Louis Feuillade... Gaumont doit cependant faire appel à des capitaux étrangers et s’associe à la Goldwyn Mayer.

LOUIS FEUILLADE, MAÎTRE DU FEUILLETON
Le roman Les Aventures de Fantômas, écrit par Pierre Souvestre et Marcel Allain, avait obtenu un grand succès populaire au début du siècle. Louis Feuillade (1873-1925), le premier, le porte à l’écran en 1913.
Ancien journaliste puis scénariste chez Pathé, il succède en 1906 à Alice Guy-Blaché comme chef de la production chez Gaumont. Comme beaucoup de ses confrères, il débute par des bandes comiques et des courses poursuites (La Course des belles-mères, 1907) et tourne quelques drames historiques (Judith et Holopherne, 1909) avant d’en venir au réalisme et à la série La vie telle qu’elle est (1911).
S’il a été redécouvert par les surréalistes et considéré depuis comme un véritable poète du cinéma, Feuillade aborde son métier sans prétention artistique, de façon artisanale et délibérément commerciale : il s’agit pour lui, et à la demande de Gaumont, de faire au meilleur prix des films qui plairont aux spectateurs. Le public de l’époque est friand des romans-feuilletons publiés par la presse quotidienne : Louis Feuillade, en 1913, tourne Fantômas, en cinq épisodes. La série s’arrêtera là, malgré le succès, car le préfet de police de Paris, certains maires et des critiques bien-pensants reprochent à Feuillade d’avoir fait l’apologie du crime – le roman avait déjà été rendu responsable des « agissements » de la bande à Bonnot... Feuillade imagine alors, en 1916, le double et le contraire de Fantômas, Judex, le défenseur des bonnes causes.
Dans le même ordre d’idées, Judex vient aussi amender Les Vampires (1915), film en dix épisodes qui racontait le combat de la police contre une trop séduisante jeune femme, Irma Vep (anagramme de vampire), incarnée par Musidora, génie du mal en collants noirs. Le film fut un grand succès et marqua profondément les esprits. Première star française du cinéma, Musidora allait, aux dires d’Aragon, « troubler les rêves de deux ou trois générations d’adolescents »...
Quand le cinéma devient un art
Des cinématographies se développent en Europe, aux États-Unis ; des salles s’ouvrent dans toutes les grandes villes, mais le cinéma reste un divertissement populaire. Le processus de sa légitimation va être entrepris en France par le Film d’art, société fondée par Pierre Lafitte. Le but est d’apporter au cinématographe le succès du théâtre et des lettres en faisant venir à lui des acteurs de renommée et en adoptant des sujets empruntés à l’histoire, à la mythologie ou à la littérature. Le 17 novembre 1908, le Film d’art présente au public parisien L’Assassinat du duc de Guise avec une musique de Camille Saint-Saëns composée pour le film. Le scénario a été écrit par Henri Lavedan de l’Académie française, les réalisateurs André Calmettes et Charles Le Bargy sont tous deux de la Comédie-Française. Un public de choix se presse pour voir ce film de 15 minutes. Une étape est franchie : le cinéma a gagné sa légitimité culturelle. Le film d’Henri Desfontaine et Louis Mercanton La Reine Élisabeth (1912) est un immense succès en France et aux États-Unis. Mais ce succès tient essentiellement à sa vedette, Sarah Bernhardt, étoile de la scène. La voie choisie par le Film d’art est cependant dangereuse pour le cinéma : en calquant sa forme sur celle du théâtre ou des autres arts, elle le prive de toute initiative et de toute originalité.
Dans les années 10, des cinématographies nationales se développent en Europe et aux États-Unis. Chacun de leur côté, les réalisateurs français (Feuillade, Capellani), suédois (Sjöstrom, Stiller), russes (Protazanov, Bauer) ou américains (Ince, Sennett) contribuent à l’autonomie et à la maturation artistique du dernier-né des arts. Les divas italiennes (Francesca Bertini, Lyda Borelli) ouvrent la voie du star system ; les feuilletons ou serials (Fantômas, Judex) comme la première grande vedette de cinéma (Max Linder) sont des produits français très vite exportés. Pourtant, l’Amérique (et déjà Hollywood, capitale du cinéma) domine après 1914, par sa production, son genre propre (le western), ses légendes et ses mythes (Charlie Chaplin, Mary Pickford). C’est en Amérique encore que le réalisateur David W. Griffith met au point, dans des films comme Naissance d’une nation (1914) et Intolérance (1916), un langage cinématographique « assurant le passage des formes primitives à celles d’un cinéma classique ». Le cinéma devient ainsi un merveilleux instrument pour mieux comprendre et recréer le monde. Il peut désormais aborder les grands mythes de notre culture et constituer les siens propres.
S’il gagne d’emblée sa légitimité populaire en attirant un public nombreux, le cinématographe mettra quelques années à conquérir une légitimité artistique, souvent remise en cause par les contraintes économiques auxquelles il est soumis.
Ainsi les images papillonnantes des débuts ont composé un langage universel, partie intégrante de la culture de l’homme du XXe siècle, et des siècles à venir.


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