Un art polymorphe
MICHEL ROUDEVITCH
 
Longtemps taxée de genre mineur, l’animation a trouvé un nouveau souffle depuis une dizaine d’années. Le public redécouvre l’étonnante diversité de styles et de techniques, mais aussi d’inspiration d’un cinéma qui sait donner vie à l’inanimé, sous toutes ses formes, faisant appel au rêve autant qu’à la réflexion.
Petit périple à travers un monde magique.


Le mot d’animation est à la mode. Est-ce un signe des temps ? S’agit-il de conjurer sa tendance à la sclérose ou plutôt de canaliser son agitation fébrile ? Ce vocable vivace, qui recouvre toutes sortes d’activités à caractère plus ou moins grégaire, plus ou moins culturel – cela va du tourisme aux chorales, en passant par la poterie et le tissage – s’applique aussi à un art polymorphe qui fut longtemps ignoré des instances officielles ainsi que des diverses catégories professionnelles qui en émanent, en dépit de l’engouement du public.
Né avant le cinéma pris sur le vif, le cinéma d’animation (admirons le pléonasme), constitué d’éléments dessinés, découpés, peints ou en volumes, conçus à l’image près (n’excluant pas la phase photographique), est plus que jamais à l’ordre du jour à l’ère du numérique, avec l’avènement des nouvelles images réduisant les frontières du réalisme et de l’imaginaire qui se confond dans l’univers du virtuel.
ILS FURENT LES PREMIERS
Est-ce à cause de son origine ludique – thaumatrope, phénakistiscope, praxinoscope et autre zootrope furent pourtant de merveilleux jouets scientifiques – qu’on a trop souvent tendance à le reléguer parmi les divertissements infantiles ? Et cependant, précédant de trois ans le premier repas de bébé « enregistré sur le vif » sous le label des frères Lumière, puis projeté en noir et blanc dans le sous-sol du Grand Café parisien, les pantomimes lumineuses d’Émile Reynaud enchantèrent des centaines de spectateurs, présentées à deux pas de là, dès 1892, au cabinet fantastique du musée Grévin.
Perfectionnant leurs armes, les « chasseurs d’images » (Janssen, Marey, Muybridge) étaient parvenus à enregistrer, en leurs différentes phases, la marche du bipède, le galop du cheval, le vol des oiseaux... Mais comment restituer un souffle de vie synthétique à cet éventail analytique ? Émile Reynaud s’inspira d’une mouette d’Étienne Jules Marey, inventeur notamment de la chronophotographie, pour la faire allègrement virevolter Autour d’une cabine, parmi les protagonistes d’une plaisante comédie balnéaire.
Le Catalan Segundo de Chomon, les Anglais Arthur Melbourne Cooper, Stuart Blackton, le Français Émile Cohl se montrèrent d’emblée très créatifs, tant dans l’objet que dans le trait ou le découpage animé. Certains d’entre eux (Blackton, puis Cohl) ne tardèrent pas à franchir l’Atlantique à l’aube d’une industrie naissante. Le père du Fantoche (qui ferraillait avec panache sur nos écrans depuis 1908) prodigua son talent et son savoir-faire, dès 1912, aux États-Unis, innovant dans l’adaptation des comic strips, suppléments illustrés des journaux à grand tirage. On sait que la bande dessinée et le cinéma, deux arts populaires, se sont développés parallèlement au début du XXe siècle. De retour à Paris, Cohl poursuivra peu ou prou sa production jusqu’aux années 1920, dynamisant épisodiquement les animaux de Benjamin Rabier et le fameux trio des Pieds-Nickelés de Louis Forton.
Tandis que se développait le trépidant bestiaire américain – de Gertie le dinosaure, première star préhistorique due au crayon de Winsor McCay, à Félix le chat de Pat Sullivan et Otto Messmer –, avec déjà des couplages cartoon-vues réelles comme Koko le clown surgissant de l’encrier pour se colleter avec son propre créateur, Max Fleischer, puis la série Alice in Cartoonland de Walt Disney où une vraie fillette évolue dans un univers graphique, l’éclectisme européen allait de la recherche abstraite, telle l’orchestration des formes de Viking Eggeling et Hans Richter, au film de silhouettes, magnifié à Berlin par Lotte Reiniger. Avec aussi de bien burlesques randonnées : des escapades du Captain Grogg (à pied, à cheval, en ballon, à dos d’autruche ou à dada sur une accorte centauresse) du Suédois Bergdahl, aux non moins désopilantes tribulations de Monsieur Vieux-Bois du Suisse Toepffer, toujours en quête, par monts et par vaux, de l’objet aimé.
L’ÂGE D’OR DES ANNÉES 1930
À l’ère du parlant, au moment où Mickey la souris, tracée et gouachée sur cellulos, et ses émules de tous poils et plumes (la plupart en provenance de Californie) commençaient à cabrioler sur les écrans du monde entier, le chien Fétiche, une myriade d’insectes et les poupées animées de Ladislas Starewitch remportaient également un grand succès en Europe. Opérant en tout petit comité dans un pavillon de Fontenay-sous-Bois après la tourmente révolutionnaire, cet émigré poursuivait une brillante carrière commencée en Russie. D’autres orfèvres, optant pour la bohème parisienne, constituèrent un microcosme très contrasté de l’art du film conçu image après image. Les exemples ne manquent pas. Citons en particulier Bartosch et Alexeïeff. Architecte de formation, s’étant aguerri dans l’animation à Berlin, Berthold Bartosch réalisa L’Idée en 1932, un film expressionniste à la dramaturgie intense, sur une musique originale d’Arthur Honegger. Quant à Alexandre Alexeïeff, c’est pour animer un premier tableau musical, Une nuit sur le mont Chauve, de Moussorgski, qu’il construisit, en 1933, son fabuleux écran d’épingles plus ou moins saillantes, afin de moduler ombres et lumières.
Et pendant ce temps-là, l’usine à rêves de Disney, qui s’était imposée sur le marché international avec le premier Mickey sonore (Steamboat Willy, 1928), puis les premières silly-symphonies (minicomédies musicales américaines) en Technicolor, allait codifier le genre : gants quatre doigts et guiboles en tuyau de poêle. En 1933, la rengaine des Trois Petits Cochons, incitant tout un chacun à construire en dur plutôt qu’avec de la paille, fut entonnée comme un hymne national au moment du New Deal. Ce fut aussi cette année-là que King Kong, haut perché sur son gratte-ciel, balayant comme des moustiques les bombardiers qui bourdonnaient alentour (une marionnette conçue et manipulée par Willis O’Brien) apporta un frisson nouveau dans le cinéma fantastique. Le Nouveau Gulliver d’Alexandre Ptouchko (1935), premier long métrage d’animation soviétique confrontant, de manière convaincante, un vrai navigateur à une ribambelle de poupées, précéda de deux ans le premier long dessin animé hollywoodien, Blanche-Neige et les Sept Nains, un triomphe qui confirmera l’hégémonie du big boss de Burbank. 1937, ce fut aussi la projection, sur triple écran, des Phénomènes électriques de Paul Grimault, bref ballet cosmique et première application de l’Hypergonar (objectif anamorphoseur inventé par le Pr Chrétien), présentée à l’Exposition universelle de Paris. Achevé à la veille des hostilités, Barbe-Bleue, opéra bouffe en plastiline de Jean Painlevé, conçu en collaboration avec le sculpteur René Bertrand sur une musique originale de Maurice Jaubert, ne trouva malheureusement pas de distributeur. Quant au Loup et l’Agneau, la toute première bande emblématique de Jean Image, l’agneau tchèque ne put être secouru par le lion britannique, le loup germanique étant intervenu (réellement) avant son achèvement.

Disney centenaire
La ressortie, en énième mondiale – restaurée en VHS et en somptueux DVD – de la sexagénaire Blanche-Neige (Snow White and the Seven Dwarfs, 1938), premier long métrage en dessin animé de la compagnie Walt Disney (un succès jamais égalé jusqu’à l’avènement du Roi Lion, en 1988), marque le lancement officiel des festivités liées au centenaire de la naissance du plus légendaire des producteurs de films dessinés. Walter Elias Disney (1901-1966), bien que décédé et nullement en cure de cryogénisation dans l’attente d’un prince thérapeute charmant, comme d’aucuns le prétendirent, n’en demeure pas moins la figure de proue de son empire hollywoodien. « Je pense qu’un peu de Walt Disney a déteint sur chacun de nous » a déclaré l’un de ses plus proches collaborateurs. Beaucoup des œuvres qu’il a impulsées ont effectivement influencé nombre d’épigones, pas toujours bien inspirés. Ainsi, les gentils petits animaux de la forêt (qui escortent la pauvrette fuyant la vilaine sorcière vers la maison des nains) n’en finissent pas de proliférer tous azimuts, tant dans les succédanés télévisuels que dans les produits dérivés. Honni ou loué, le royaume enchanté de Disney ne cesse de s’étendre, territorialement (de Disneyland à Disneyworld) et sur les écrans, même si le studio perd chaque année des parts de marché en raison de la concurrence d’autres compagnies. Les meilleurs élèves du maître, qui n’oublient pas le fiel dans leurs féeries (pire est le méchant, meilleur est le film) maintiennent le cap. Continuité et progression, dans de nouveaux studios et parcs d’attractions, d’Orlando, en Floride, à Tokyo, au Soleil-Levant, via Montreuil, dans la région parisienne, et autres lieux en Île-de-France.
IL COURT, IL COURT, LE CARTOON
Durant les hostilités, bien que leurs exploits fussent bannis sur les écrans de l’Europe occupée, nombre de vedettes dessinées des principaux studios d’Hollywood (Donald Duck, Porky Pig, Bugs Bunny) exercèrent leur alacrité aux dépens d’animaux militarisés de « Nutzyland ». Même le loup lubrique de Tex Avery arbora la mèche et les moustaches du Führer furax.
Et Mickey Mouse, stigmatisé par le docteur Goebbels (horripilé par la notoriété d’un rongeur qui égalait celle de Charlot), n’en fut pas moins agréé par les Alliés comme nom de code, à l’heure du Débarquement. Le Petit Soldat de Paul Grimault (accomplissement d’un déjà long compagnonnage avec les premiers cadres de l’animation française), dont le héros revenait estropié de la guerre, en rivalité avec un diable menant joyeuse vie, décrocha un prix à Venise en 1947, ex œquo avec le dernier Disney dessiné (Melody Time). David égalait Goliath, cela augurait bien d’une production de plus longue haleine en cours, La Bergère et le Ramoneur, également inspirée d’Andersen, en collaboration avec Prévert et Kosma pour les paroles et la musique. Dépossédés du contrôle de leur film aux trois quarts de son achèvement, à la suite de problèmes financiers, les maîtres d’œuvre ne ratifièrent pas les coupures et remaniements imposés par le producteur. Quelques longs métrages autres que californiens, comme Le Roman de Renart de Starewitch, Garbancito de la Mancha d’Arturo Moreno (Barcelone, 1945) et Le Briquet magique d’Alan Johnsen (Copenhague, 1946), avaient vu le jour, en dépit de la précarité des temps.
Il existe d’autres œuvres de qualité qui ne dépassèrent guère un succès d’estime hors de leurs frontières : Le Petit Cheval bossu d’Ivan Ivanov Vano, La Reine des neiges de Lev Atamanov (Russie, 1947-1957), Le Rossignol de l’empereur de Chine et Le Prince Bayaya du maître-marionnettiste praguois Jiri Tmka, également auteur des Vieilles Légendes tchèques (1948-1953), Animal Farm de John Halas et Joy Batchelor, d’après George Orwell (Angleterre, 1954), Voyage dans la Préhistoire, et autres Aventures fantastiques (1954-1957) de Karel Zeman (un Méliès de Moravie), Le Serpent blanc du Japonais Taiji Yabushita (1958), West and Soda (1965) et Allegro Non Troppo (1977) de l’Italien Bruno Bozetto, passant du pastiche de films de western à de nouveaux morceaux musicaux à la manière du Fantasia de Disney. Une exception cependant : le sous-marin jaune soixante-huitard et britannique de George Dunning (Yellow Submarine) a connu un moment de gloire internationale avec sa cargaison de Beatles bariolés. On peut également citer le légendaire Sun Wukong, héros du Roi des singes contre le palais céleste (1961-1964) dont la réalisation revient au pionnier chinois Wan Lai Ming. Cette fresque haute en couleur, achevée à la veille de la Révolution culturelle et mise à l’index pour offense au Grand Timonier, fut applaudie, par la suite, de l’Orient au Couchant.
LE PLUS ET LE MOINS
Apparaissant sporadiquement aux programmes des premières parties d’antan, entre le Pathé-Journal et le film de long métrage, la diffusion des courts métrages d’animation se fit de plus en plus problématique à l’avènement de la télévision. En dehors des spots publicitaires et de quelques programmes spéciaux, les séries moutonnières étaient privilégiées, au détriment des films d’auteur dont on ne put apprécier toutes les richesses (des découvertes de l’humour balte, nippon ou roumain aux révélations de l’école de Zagreb, des plasticiens polonais aux sagas scandinaves) qu’en fréquentant les festivals spécialisés, dont celui d’Annecy, inauguré dans les années 1960, demeure le plus important observatoire international. Quelques ténors comme le ciné-plasticien berlinois Oskar Fischinger et le marionnettiste hongrois George Pal, père des Puppetoons, prolongèrent à Hollywood leur carrière européenne, d’abord nourrie de prestations publicitaires. Peintre et animateur indépendant, un autre Hongrois, Peter Foldes, se fit connaître à Londres par une forte parabole pastellisée de sept minutes (A Short Vision) exprimant au mieux l’horreur atomique, avant de progresser en France, puis outre-Atlantique, dans le domaine du graphisme assisté par ordinateur.
Entre-temps, si l’âge d’or du cartoon était bel et bien révolu en raison de la saturation des recettes disneyennes et de l’appauvrissement du graphisme, la UPA (United Production of America), un collectif en rupture avec cette standardisation, provoqua un temps un regain de vitalité créatrice dans les salles, en dépit de petits budgets. C’était encore trop pour les lois du marché dont les tenants ne s’accommodaient déjà plus des programmes de première partie, jugés trop onéreux, préférant promouvoir des produits télévisés, usinés aux antipodes. Cessant de peaufiner du qualitatif au mètre, William Hanna et Joe Barbera, les catalyseurs de Tom and Jerry, fondèrent leur propre société et se lancèrent dans la production de dessins animés au kilomètre.
C’est dire si l’animation asiatique, longtemps décriée (les tâcherons de la sous-traitance se conformant seulement aux pratiques de l’offre et de la demande), n’avait pas le monopole de « l’animation limitée », systématisée par les nouveaux réseaux de distribution américains, impliquant des chaînes de fabrication de produits à bon marché.
En effet, la tentation était grande, pour les chaînes de télévision continentales, d’acheter plutôt que de produire lorsque les coûts d’achat d’un film d’animation étranger, déjà amorti localement, pouvaient être de vingt fois inférieurs aux coûts de production européens. Ainsi, pour mener à bonne fin sa Planète sauvage (prix spécial à Cannes en 1973), René Laloux dut s’exiler plusieurs années à Prague, puis à Budapest et à Piongyang afin de réaliser d’autres projets à moindres frais. Et notre nouveau challenger Michel Ocelot (Kirikou et la Sorcière, 1998), dénué seulement du don d’ubiquité, ne s’investit pas moins sur de nombreux terrains d’opérations, franco-belges et luxembourgeois, via Budapest et Riga, avant de combler son jeune public et les parents accompagnateurs.
Dans les années 1980, 8 % seulement des films diffusés sur le petit écran étaient conçus et fabriqués en France. Et 70 % des professionnels étaient au chômage, total ou partiel. À l’heure actuelle, la finalisation des projets d’animation de quelque importance s’effectuant en dehors de la plupart des studios européens, nombre d’animateurs continentaux désireux d’exercer leur art n’ont d’autre recours que de grossir les rangs des équipes californiennes.
DE LA SCHTROUMPFLIFÉRATION À LA MANNE MANGA
Les promoteurs de la brillante BD belge, à l’exemple des mandataires américains, furent tentés de prolonger sur les écrans les exploits de leurs plus fameux héros. Ce fut l’essor, dans les années 1950, du studio Belvision, à Bruxelles, fondé par l’éditeur du journal Tintin, qui se fixa comme objectif, en coproduction avec Télé Hachette, la fabrication de dessins animés sur une base industrielle. Parallèlement, les éditions Dupuis entreprirent de « schtroumpfer » à tous vents. Quand les petits bonshommes bleus de Peyo firent la conquête des grands réseaux d’outre-Atlantique, dans les années 1980, le succès fut faramineux, tant dans le domaine télévisuel (les épisodes furent supervisés par Hanna-Barbera, à Los Angeles) que dans celui des produits dérivés.
En France, l’exploitation du filon des publications dessinées (Astérix, Babar, Lucky Luke, etc.) titilla l’intérêt des financiers. En seulement quelques décennies (1967-1995), sept adaptations dessinées de notre petit Gaulois national ont été produites avec succès, sans compter les versions en prises de vues réelles.
Les Japonais se lancèrent également dans la course. Ne se contentant pas de travaux d’exécution à bon marché, les spécialistes nippons (très productifs) imposèrent, dans le sillage d’Astro le petit robot et de la nouvelle vague Goldorak, leurs propres produits dans le monde entier. Le pionnier en la matière fut Osamu Tezuka. Ce champion des récits dessinés (imprimés ou filmés) excella dans tous les genres : de la romance à l’heroic fantasy, en jonglant avec Robinson, Bouddha, la Bible, L’Île au trésor ou Les Mille et Une Nuits, faisant manga de tout mythe, pour toutes les classes d’âge. Avec des filiations inattendues : au plus fort de la relance des studios Disney, dans les années 1990, tout un chacun put remarquer d’évidentes analogies narratives entre Léo le lion (une récurrente série « made in Japan ») et le glorieux Roi Lion californien. Accusés de plagiat, les responsables de Burbank, qui ne badinent pas avec leur propre patrimoine, ne concédèrent qu’une éventuelle « influence subliminale »...
Certains de ces produits ont eu parfois un impact inattendu. Ainsi, Pikachu, le petit chasseur du Pokémon de Nintendo (un univers en extension) a lui aussi hérité d’une fatwa. Les « pokémômes » d’Arabie saoudite sont désormais privés de leur feuilleton favori. Dieu en aurait décidé ainsi... et le mufti, lequel a ordonné la saisie et la destruction des cartes et jeux d’aventures dérivés (vendus à des dizaines de millions d’exemplaires depuis leur lancement en 1996), assimilés à un « jeu d’argent, prohibé par l’Islam, et à de la propagande juive » (sic).
En contrepartie, l’incontournable duo Tom et Jerry, le chassé-croisé chat-souris souvent stigmatisé par de bonnes âmes vantant, et même vendant, par ailleurs, des produits ostensiblement « non violents » (à défaut d’une estampille de qualité), a repris du poil de la bête en Turquie. Leurs exploits sont projetés aux agents du maintien de l’ordre dans les postes de police d’Ankara « afin de calmer leurs tensions ».

Par-delà le scalpel
Dans un monde de subtilité, d’ambiguïté et de complexité croissantes, le cinéma d’animation, qui offre la possibilité de moduler à volonté le fond et la forme, d’établir des comparaisons et des analogies graphiques, demeure une irremplaçable source d’investigations dans les domaines les plus divers. En physique, en chimie, en biologie, le scalpel de l’animateur permet non seulement de mettre les phénomènes en évidence, mais de les analyser.
Ainsi, non moins burlesque que Les Joyeux Microbes d’Émile Cohl (1909), Bactéries nos amies (1977) de Michel Boschet, qui aborda de nombreux sujets médicaux, nous en dit beaucoup plus sur l’écologie microbienne. Tandis qu’avec Les Satellites du Soleil, Starlife et autres Comet, le Canadien Sidney Goldsmith nous familiarise avec les espaces intersidéraux grâce au sidérant professeur Shadoko (un cousin des Shadoks de Jacques Rouxel) qui fait pivoter sa lorgnette de hautes sphères en astéroïdes et excelle à nous expliquer à quoi ça sert, Le Sang.
Le passionnant problème des communications téléphoniques, magistralement inventorié par l’Américain Saül Bass (Le téléphone a cent ans, 1977) fut traité avec brio par le Français Michel Gauthier (Alloscopie, 1976), tandis que son compatriote Gérard Collin abordait le douloureux casse-tête des communications routières : les quatre roues qui s’élancent, fretin multicolore, sur les routes qui ondulent comme des vagues furieuses (Allons-y la jeunesse, 1981). L’explosif Dick Williams (le dynamiteur de Roger Rabbit) nous avait auparavant révélé les pétaradants secrets du moteur à explosion (Story of the Motor Car Engine). Sollicités par la SNCF, les frères Brizzi brossèrent un historique express des chemins de fer, de l’antique tortillard au moderne TGV. « J’affirme que cet art agit sur l’ensemble des activités humaines », proclamait Walt Disney. S’adressant aux pédagogues du futur, le cinégraphiste voyait dans le dessin animé l’instrument « le plus docile, le plus souple et le plus stimulant » de l’enseignement. N’envoyait-il pas son plus célèbre volatile (par ailleurs promu professeur de latin – Donaldus Anas) au pays des mathématiques (Donald in Mathmagic Land, 1959) ? D’ailleurs, le vieil Onc’Picsou, le plus riche cancaneur de tous les cantons, est lui-même un fieffé calculateur.
Mais cela est une autre histoire...

LA PÊCHE AUX NOUVEAUX TALENTS
Désireux d’endiguer la marée montante américano-nippone sur le marché télévisuel, les responsables des principales chaînes européennes se concertèrent afin de multiplier les coproductions continentales. Des stages d’initiation et de perfectionnement furent organisés afin de canaliser cette synergie. Quel matériel utiliser ? À l’heure de l’ordinateur – réservant à l’outil électronique les tâches répétitives de la trace-gouache, le stockage des phases (réutilisables à différentes échelles) et la gestion d’un grand nombre d’opérations –, convenait-il de généraliser l’emploi d’un même logiciel pour faciliter les communications entre les studios ? On n’échappa pas pour autant à la sous-traitance. Au point que, après l’effondrement de l’URSS, nombre de capitales autrefois satellisées (Kiev, Bucarest, Budapest) concurrencèrent les pays du Sud-Est asiatique dans ce domaine. Il n’empêche, depuis un premier Forum Cartoon, en 1990, qui réunissait à Lanzarote, aux Canaries, les principaux acteurs de la profession (le Forum se tient chaque année dans un pays différent), on peut parler d’une nouvelle donne européenne, n’excluant ni le court métrage d’auteur, couronné d’un Cartoon d’or, ni le long parcours (Cartoon Movie, à Potsdam depuis 1999).
La multiplication des manifestations internationales (d’Annecy à Zagreb, via Ottawa) révéla des talents venus de tous les horizons : paraboles de l’Anglaise Alison de Vere et de l’Ivoirien Mustapha Alassane, cocasseries du Croate Kristl et du Roumain Popesco Gopo, volutes du Hongrois Varga, envolées lyriques de l’Italien Luzzati et du Russe Norstein, fresques pastellisées du Québecois Frédéric Back, délires surréalistes des Polonais Borowczyk et Lenica, du Tchèque Jan Svankmajer, haïkus, contes cruels de Yoji Kuri, récits allégoriques de l’Iranien Nooreddin Zarrinkelk, illuminations de l’Indien Ishu Patel, sortilèges de l’Américaine Caroline Leaf, du Belge Raoul Servais, etc. Et nombre de Cartoons d’or européens – des populaires vedettes en pâte à modeler (Wallace et Gromit) du Britannique Nick Park aux non moins fameux duos du Néerlandais Dudock de Vit (Le Moine et le poisson, Father and Daughter) – récoltent des Oscars à Hollywood.
De la relance initiée par Disney-Spielberg en 1988 – Qui veut la peau de Roger Rabbit de Robert Zemeckis et Dick Williams, un hommage à toutes les stars-toons d’antan se colletant avec des humains dans un cocktail de scènes dessinées et de vues réelles –, au récent remake mi-réaliste, mi-caricatural des studios Dream Works, Shrek, d’Andrew Adamson et Vicky Jensen, les majors hollywoodiennes rivalisent dans les chromes numérisés, à défaut d’un véritable renouveau narratif, se disputant les nouveaux talents, occidentaux ou extrême-orientaux, susceptibles de redorer leur blason.
Ainsi, le Chicken Run de Nick Park et Peter Lord, premier long métrage des maîtres de la pâte à modeler britanniques, fut coproduit par le studio américain Dream Works. De même, la société Walt Disney assure désormais la distribution des meilleures productions en provenance du Soleil-Levant, réalisées par Hayao Miyazaki (Totoro, Porco Rosso, Princesse Mononoke), en alternance avec Isao Takahata (Le Tombeau des lucioles, Pompoko, Mes voisins les Yamada).
Et l’enseignement de l’animation, autrefois assuré sur le tas (des premiers linéaments aux nouvelles techniques), se développe de plus en plus dans les écoles d’art.
Alors, le « septième art bis » aurait-il aujourd’hui le vent en poupe ? Le métier d’animateur, trop souvent galvaudé, oscille « entre chômage et surmenage », à en croire un vétéran globe-trotter. Une situation en dents de scie qui n’est pas près de s’améliorer, malgré le stimulus des nouvelles technologies et la mise en chantier d’une vingtaine de longs métrages européens (cinq longs métrages français devraient prochainement sortir en salles, plus du double sont en production ou en développement, parmi lesquels La Prophétie des grenouilles de Jacques-Rémy Girerd et La Femme-Piège de Bilal). Gageons, cependant, qu’une meilleure organisation des réseaux de distribution favoriserait l’émergence d’un public transfrontalier, fidèle et passionné : bon nombre des films sortis ces dernières années auraient franchi la barre des trois cent mille entrées... jusqu’à cinq millions d’entrées dans certains cas, et l’on peut en espérer bien davantage. Pour cela, il importe de mieux impliquer investisseurs et distributeurs, de structurer enfin l’offre et la demande. La pérennité du cinéma d’animation est à ce prix.

À l’école des images
Si l’Europe regorge de bonnes écoles (en Allemagne, Belgique, Suisse, au Royaume-Uni... mais aussi en Pologne, République tchèque et Russie), l’enseignement des techniques de l’image par image fut longtemps réduit à des initiatives sporadiques dans les écoles d’art françaises, voire à l’Institut des hautes études cinématographiques (Idhec). Il perdure depuis 1974 au département animation du Centre de formation technique (CFT) des Gobelins, dans le cadre de l’École des métiers de l’image, gérée par la chambre de commerce et d’industrie de Paris, et fut prolongé, en 1984, par l’école Émile-Cohl, à Lyon, qui rayonne dans la vallée du Rhône et le sud de l’Hexagone.
Le développement des techniques de l’animation (confortant les options volontaristes de l’École nationale supérieure des arts décoratifs – Ensad) a entraîné la formation d’autres structures, tel le Sup.Info.Com de Valenciennes (cycle supérieur de spécialisation en infographie). Outre un Laboratoire d’imagerie numérique (LIN) et une École des métiers du cinéma d’animation (Emca), le Centre national de la bande dessinée et de l’image (CNBDI) d’Angoulême s’est doté d’une École des métiers de la création infographique (Emci). Il faut également signaler la récente mise en orbite d’un Pôle image dédié à la création : l’École de la Poudrière, dans le sillage du studio Folimage, à Valence, déjà célèbre (en plus de ses réalisations maison) par sa floraison d’artistes européens en résidence.


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