La peste ou le fléau imaginé
Chevé Dominique
Professeur de philosophie, docteur en anthropologie biologique, chargée de cours à l’université de la Méditerranée, chercheur associé à l’UMR 6578, CNRS
 
Entre réalisme et symbolisme, le mal qui frappa les populations durant des siècles a suscité une abondante production artistique, iconographique et littéraire.


L’épidémie, c’est l’homme. Ce raccourci anthropologique se justifie particulièrement dans le cas de la peste, pour trois raisons. D’une part, la maladie a exercé une pression sélective déterminante sur les populations lors des trois pandémies successives et, en Europe, depuis la peste noire jusqu’au XVIIIe siècle. D’autre part, cet événement relève d’une confrontation des êtres humains à l’atteinte radicale, sous toutes ses formes (maladie, mal, mort), et se manifeste par une multiplicité d’effets (désordres, violences, peurs, dénis, stigmatisation). Enfin, les hommes y répondent de diverses manières : mesures de protection et de prophylaxie, pratiques scientifiques et médicales, expressions artistiques et symboliques très variées. La peste constitue un événement social total et a suscité une production artistique très riche. Il y a donc bien un « art de la peste ».
La genèse de la représentation
L’horizon, lointain et archaïque, du fléau par excellence (Pestis) dans notre culture est à la fois biblique et mythique. Déjà dans L’Iliade, ces deux visions se confondent : l’« archer » d’Apollon est responsable d’un « mal pernicieux ». Avec Sophocle,Œdipe roi s’ouvre sur la peste qui ravage Thèbes et sur la plainte des Thébains, victimes d’un mal inexplicable, alors que l’abattement général, la stérilité des femmes, la mortalité des troupeaux consternent toute la population. Mais c’est l’ancrage biblique de la peste qui a le plus nourri les représentations iconographiques occidentales. Au plan lexical, la Bible de Jérusalem comporte cinquante-huit occurrences désignant le fléau. Dans les représentations qui renvoient aux textes bibliques, trois épisodes dominent : le premier concerne la peste des Philistins, (l’épisode de L’Arche des Philistins est évoqué dans I Samuel IV et V). Elle est représentée déjà au XVe siècle, notamment sur une gravure dans la Biblia Germanica (en 1483), mais encore au XVIe siècle par Altdorfer en 1553. Dans ces deux images, la présence importante de rats qui envahissent la cité atteste la fidélité au texte, sinon le constat de la corrélation rongeurs-peste.
Mais c’est surtout la peinture du XVIIe siècle qui déclinera l’épisode. Il deviendra un modèle des scènes de peste avec Mignard, Poussin, Sweerts, Lagrende, Van Halen, notamment. Ces compositions interpréteront le texte biblique avec plus ou moins de liberté mais surtout constitueront des stéréotypes picturaux décisifs.
Ainsi, Poussin, dans La Peste d’Ashdod (1630), fait probablement écho aux pestes contemporaines qui ravagent alors l’Italie. Le tableau n’est pas un témoignage mais une transposition de la réalité. Il donne à voir l’atteinte d’une cité antique par le fléau qui frappe les Philistins ayant osé dérober l’Arche d’Alliance aux Israélites vers 1050 av. J.-C. (invasion de rats, destruction du temple de Dagon, ruines et hécatombe forment le décor antique et la situation). Poussin universalise l’épisode en transformant l’anecdote de la narration en mythe. Il peint les édifices d’une cité en ruine, une foule en mouvement, des personnages vêtus à l’antique, un premier plan, qui révèle l’horreur, constitué par un trio central : homme vivant/femme morte renversée/enfants, l’un vivant, l’autre mort, et, de chaque côté, des personnages dont les postures traduisent l’effroi, le dégoût, la prostration ou l’agonie. Alors que certains enlèvent des corps, à droite, que d’autres encore ont été foudroyés, des rats, sur les marches à gauche notamment, contribuent à illustrer parfaitement le texte. Le mouvement de la composition symbolise le caractère inéluctable et irrémédiable de la mort par le fléau, comme s’il traduisait le vécu du temps de l’épidémie : la peste disperse la population en un mouvement de fuite impossible. Les personnages sont projetés en avant de la toile, ils fuient dans la direction du spectateur et sont donc arrêtés par nécessité.
Le second épisode, celui du châtiment de David (II Samuel XXIV, 13-15 et I Chroniques XXI, 12-14), est évoqué et figuré surtout dans les livres d’heures du Moyen Âge, mais aussi dans la peinture classique du XVIIe siècle. Ainsi, par exemple, dans la gravure de Sébastien Bourdon intitulée Peste de David (Welcome Historical Medical Museum), ou encore dans l’œuvre gravée de Castiglione, conservée à la Librairie royale du château de Windsor, dont le titre, Les Trois Jours de peste, est plus explicite sur le choix du roi entre la guerre, la famine et la peste.
Le troisième thème concerne l’évocation du quatrième cavalier de l’Apocalypse de saint Jean (Apocalypse VI, 8), très présente dans l’iconographie du Moyen Âge et de la Renaissance. En 1530, on le retrouve associé à la thématique des danses macabres issues de la peste qui mettent en scène (et en selle !) la mort, chez Holbein le Jeune par exemple (lui-même mort de la peste en 1543). La postérité réinterprétera ce motif du cavalier exterminateur avec beaucoup de liberté, ne gardant parfois que l’image de cette chevauchée dévastatrice, celle de la « maladie pressée », selon l’expression de la période de la « mort noire » au XIVe siècle. Ainsi, encore au XIXe siècle, chez Arnold Böcklin, ce cavalier deviendra une sorte de monstre chevauchant une chauve-souris dans le ciel en feu de la ville.
Stéréotypes et symboles
La peste, l’épidémie la plus meurtrière, a frappé aussi les esprits. Parce que la mort en masse, la souffrance extrême et l’impuissance relative face aux crises laissaient les populations défaites et interdites. Les artistes alors s’emparent du sujet pour témoigner de l’événement, notamment Coppola, Spadaro (pour Naples au XVIIe siècle) ou Michel Serre (Marseille, 1720-1722). Ces artistes réalisent de véritables chroniques picturales ; des scènes terribles où se mêlent les vivants et les morts, les symptômes de la maladie sur les corps : bubons, lésions, ou les signes de souffrance et les gestes de soin, de violence et d’enlèvement des corps (des médecins, prêtres et forçats ou monati au travail). Les mises en scène et en signes du fléau deviendront des images stéréotypées, et la production iconographique ne correspondra pas toujours à la réalité factuelle de l’épidémie. Ainsi, en France, au XIXe siècle, alors que la peste a quitté l’Europe (la dernière grande crise urbaine est celle de Moscou en 1771), les artistes s’emparent du sujet, encore considéré comme appartenant au grand genre des beaux-arts, c’est-à-dire à la peinture religieuse et historique. Du reste, la production française sur ce sujet est supérieure aux XIXe et XXe siècles (70 œuvres environ répertoriées dans notre corpus, sur 133 au total depuis le XVIIe siècle). Ces œuvres sont soit liées aux commémorations des pestes historiques, soit suscitées par la réactivation quasi permanente de la métaphore de la maladie pour désigner les grandes crises ou catastrophes ou encore les autres épidémies (les guerres, le choléra, le sida).
Ces représentations concernent le « corps » de la peste elle-même, dans les différentes figurations de celle-ci, ses personnifications, ou encore le « corps épidémique pestiféré », c’est-à-dire à la fois les corps individuels infestés et décimés ou les populations atteintes et détruites, les « cités assiégées », la confusion des morts et des mourants, du désordre social et de la plainte, de « l’embrasement » général. Dans le Décaméron (1348-1353), Boccace compare l’intensité de l’épidémie au feu ; Daniel Defoe poursuit cette métaphore, la peste est « grand incendie » dans le Journal de l’année de peste (1722). Les peintres de l’épidémie de 1720 à Marseille (voir l'article « 1720 : la peste frappe Marseille »), contemporains ou postérieurs, auront le souci de représenter leurs ciels comme embrasés par le souffle épidémique. L’horreur en « toile de fond » sous-tend toutes ces représentations artistiques.
Enfin, dans la plupart des images, la peste est saisie comme fléau divin, punition et épreuve. Elle est une maladie stigmatisante, à forte charge symbolique, au sens surdéterminé. Les œuvres en attestent lorsqu’elles sont allégoriques (Die Pest de Januarius Zick à la fin du XVIIIe siècle). La maladie est alors personnifiée, le corps de la Peste est le plus souvent celui de la Mort (squelette à la faux). Ainsi, chez Zick, elle est le seul personnage vivant du tableau, véritable oxymore iconique. Tous les corps décimés déclinent les effets dévastateurs de l’épidémie par le dégradé des coloris et leurs carnations. Le mouvement circulaire va de la Mort triomphante au corps en décomposition à ses pieds, en passant par les différentes étapes des corps atteints, agonisants, morts. Peste de toujours et de nulle part, elle est une sorte d’utopie tragique, mise en scène dans un lazaret de mauvaise fortune. Cette personnification est également présente dans des œuvres plus récentes, aux XIXe et XXe siècles (chez Arnold Böcklin, dans La Peste, 1898 ; chez Félix Jenewein dans un Cycle de la Mort, 1900-1905). Lorsqu’elle est allégorisée, la Peste devient une créature imaginaire (monstres hybrides : chauve-souris/squelette, rat énorme dans le ciel, corps féminin fantastique) ou un être malfaisant (vieille femme aux traits émaciés qui emporte un cercueil d’enfant : la « mère voyageuse », dans les légendes d’Europe de l’Est). Dans les œuvres de commande religieuse, le sujet est investi à des fins édifiantes. Après le concile de Trente (1545-1563), l’idéologie de l’Église de la Contre-Réforme considère la peste comme rançon du péché. Elle est métaphore de l’hérésie. Elle incarne le mal et sa mise en images permet de donner à voir ses effets, mais aussi d’inviter les fidèles au repentir, notamment chez Rubens dans les œuvres peintes pour les jésuites d’Anvers (Saint François de Paule priant pour les pestiférés, Saint François Xavier à Goa ou Le Miracle de saint François Xavier).
Un thème d’inspiration
Outre l’art pictural, la littérature, le cinéma ou, plus récemment, la bande dessinée, attestent la survivance de la peste dans la mémoire et l’imaginaire collectifs et son lien privilégié avec la création artistique. Les représentations de Mystères, à Beaune en 1495 (Saint-Sébastien), à Lyon pour écarter le fléau en 1506 (Saint-Nicolas-de-Tolentin) sont les lointains ancêtres des pièces contemporaines, comme celle présentée en 1978 à Besançon, à partir du roman de Bernard Clavel, La Saison des loups. Antonin Artaud a fait du théâtre le lieu même de la peste (Le Théâtre et son double, 1964). La théâtralité du fléau qui a exacerbé toutes les pratiques et toutes les imaginations (sous Louis XII, le costume de Delorme pour les médecins de peste est carnavalesque) a inspiré les réalisateurs du XXe siècle : Fredrich Wilhelm Murnau avec Nosferatu le vampire en 1922, Otto Preminger avec Ambre en 1947, Roger Corman avec Le Masque de la Mort rouge en 1960, James Clavell avec La Vallée perdue en 1970, Luis Buñuel avec Léonor en 1975, Peter Fleischmann avec La Maladie de Hambourg en 1980, pour ne retenir que les plus célèbres. Sans oublier bien sûr Le Septième Sceau (1956) d’Ingmar Bergman, œuvre majeure. Aujourd’hui, les thèmes de la guerre bactériologique, des nouveaux risques épidémiques (sida, Sras, etc.), réactivent celui de la peste dans des œuvres policières (Marc Avril, Puisqu’il faut l’appeler par son nom, 1970 ; Fred Vargas, Pars vite et reviens tard, 2001) ou des BD (Ecken et Lacou, série Le Diable au port, 2002). Le tourbillon des images d’épidémies de Thomas Mann (Mort à Venise, 1971), de Jean Giono (Le Hussard sur le toit, 1951), d’Albert Camus (La Peste, 1947) orchestre des millions d’humains « battus sur l’aire sanglante du malheur », selon la métaphore de Camus, qui ont été victimes de la peste. Quel étrange exorcisme continue à s’opérer dans les gestes d’artistes qui tiennent plumes, pinceaux et caméras ?
Ainsi, la peste est plus que la peste, et les œuvres la représentant sont plus que des témoignages. Elles constituent les traces des tensions spirituelles d’une culture, elles sont organes de la mémoire, des croyances et de l’imaginaire collectifs. Si leur inscription historique ne fait aucun doute, elles appartiennent à la puissance symbolique de la pensée. Elles font signes et sont productrices de sens : elles prennent alors une dimension transhistorique. Elles révèlent le vécu épidémique et permettent d’en mieux comprendre les invariants comme les variations au sein des populations. L’iconographie de la peste a donc une fonction de témoignage, un rôle cathartique, mais aussi une fonction symbolique de transfiguration du réel et de l’horreur. Ces images sont des archives sensibles traduisant les rapports complexes des hommes à l’épidémie, au mal, à la mort.
Savoir plus
La Peste entre épidémies et sociétés
SIGNOLI Michel ; CHEVÉ Dominique ; ADALIAN Pascal ; BŒTCH Gilles ; DUTOUR Olivier (sous la dir. de).
Florence : Erga, 2006.


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