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La Constitution de 1958 a quarante ans


Question n° 13 : La Justice et la Constitution de 1958

Auteur : Thierry S. RENOUX


LA PLACE DE LA JUSTICE DANS LA CONSTITUTION

Contrairement à d'autres Constitutions européennes, la Constitution de la République française ne comporte pas de titre consacré spécifiquement à la justice, même si, lors de sa rédaction, cette hypothèse a été envisagée.

Sous l'énoncé " De l'autorité judiciaire ", le Titre VIII de la Constitution ne désigne que les magistrats du siège et du parquet de l'ordre judiciaire.

Sans doute, vieux poncif, est-il maintes fois rappelé que se trouve ainsi reconnue une " autorité judiciaire " et non un " pouvoir judiciaire ". Mais cette différence terminologique est sans portée réelle : la Constitution n'emploie pas davantage les expressions de " pouvoir exécutif " ou de " pouvoir législatif " et pourtant leur existence même n'est nullement contestée.

Contrairement à une idée reçue, la notion même de "pouvoir judiciaire " ne présuppose pas l'institution d'un contrôle de constitutionnalité des lois par les tribunaux : en ce sens, la notion existe explicitement tout aussi bien dans les démocraties parlementaires dotées de constitutions écrites, dans lesquelles les tribunaux sont dépourvus du contrôle de constitutionnalité des lois (attribué à une Cour constitutionnelle : Allemagne, Belgique, Espagne, Italie ...), que dans les régimes présidentiels (Etats-Unis, Etats d'Amérique du Sud) où il revêt une toute autre signification (le contrôle de la constitutionnalité des lois s'effectuant, dans ces pays, par les tribunaux eux-mêmes) susceptible de conduire au fameux " Gouvernement des juges ".

Rien de tel dans la Constitution française : celle-ci attribue au seul Conseil constitutionnel mission de contrôler préventivement la conformité des lois à la Constitution. La notion de "pouvoir" y désigne non un corps autonome (qui serait ici le corps judiciaire), mais l'attribut constitutionnel d'une fonction indépendante, celle de juger, c'est-à-dire de trancher un litige avec la force de vérité légale attachée à l'autorité de chose jugée. Un tel pouvoir est loin d'être illégitime. Si, dans les démocraties contemporaines, la légitimité revêt des formes multiples, toutes ont un point commun : l'action de tout pouvoir public constitutionnel (expression employée par la Constitution française) est placée sous le contrôle direct ou indirect du peuple souverain. En Europe continentale, la légitimité de l'activité des juges procède tout à la fois de leur mode de désignation, conformément aux principes fixés par la Constitution, elle-même acceptée par le peuple souverain, et du principe essentiel selon lequel les tribunaux n'ont jamais le dernier mot :l'interprétation d'une décision de justice peut être remise en cause par un changement de législation décidée par le Parlement, voire par une révision constitutionnelle, comme cela a été le cas pour certaines décisions du Conseil constitutionnel. L'intervention du juge, qui statue " Au nom du peuple français ", ne saurait donc se situer en dehors de l'Etat de Droit, au renforcement duquel il contribue au contraire amplement, et pas davantage son action soustraite à tout contrôle.

C'est dans cet esprit que la Constitution française, comme toute Constitution moderne, affirme sans détour dans son article 64, l'indépendance de l'autorité judiciaire. Cependant, il convient de préciser les termes de cette indépendance.

Celle-ci est avant tout considérée comme une indépendance externe, c'est-à-dire dans les relations d'une part, entre la magistrature et l'Exécutif (autorité de nomination), d'autre part, entre la Justice et le Législatif (le Conseil constitutionnel, en appliquant cet article, veillant à ce que ni le Gouvernement ni le Parlement ne se substituent au juge dans une affaire déterminée). Ceci explique que l'indépendance des magistrats du siège soit protégée par la Constitution grâce à une garantie classique telle que l'inamovibilité, qui s'oppose à ce que des juges soient choisis et déplacés hors de leur juridiction pour juger une affaire déterminée.

L'indépendance interne, sans doute plus exigeante en pratique, concerne les relations des magistrats entre eux, ainsi que le fonctionnement des organisations professionnelles. Elle n'est pas directement évoquée par le texte : aucune garantie constitutionnelle ne vient parachever l'édifice, la Constitution se bornant à renvoyer à une loi organique, autrement dit à une loi adoptée selon une forme solennelle par le Parlement (art. 46) et obligatoirement soumise au contrôle du Conseil constitutionnel préalablement à son entrée en vigueur, l'édiction de telles garanties, notamment de carrière, largement empruntées au droit de la fonction publique. L'indépendance de la Justice tend alors à se confondre avec l'indépendance de la magistrature, les magistrats de l'ordre judiciaire étant les seuls agents de la fonction publique dont le statut atteint ce niveau législatif de protection.

C'est certainement, dans son objet, une lacune à combler, ce à quoi les décisions conjuguées du Conseil constitutionnel et du Conseil d'Etat ont déjà largement contribué, notamment en affirmant comme un principe fondamental reconnu par les lois de la République, donc de valeur constitutionnelle, l'indépendance des juridictions administratives, ainsi que leurs compétences en matière d'annulation et de réformation d'actes administratifs, alors que le texte de la Constitution est totalement silencieux sur l'existence même d'une catégorie de juridictions spécialisées dans l'examen de ce contentieux administratif.

A cet égard, contrairement à ses devancières et autres Constitutions européennes, la Constitution de la France, qui ne consacre seulement que trois articles à la Justice (art. 64, 65 et 66) est singulièrement muette sur les principes constitutionnels régissant l'organisation judiciaire, les juridictions financières, ou le principe selon lequel nul ne peut être privé de son juge naturel, principe rappelé par exemple, par la Constitution de l'Italie. Notre Loi fondamentale se borne à exiger l'intervention de la loi pour créer une nouvelle catégorie de juridictions, notion il est vrai entendue de manière extensive par les décisions du Conseil constitutionnel et du Conseil d'Etat.

Aux termes de l'article 64 de la Constitution, le Président de la République est garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire, fonction qui correspond parfaitement au rôle d'arbitre qui lui est dévolu par son article 5. Il préside à ce titre le Conseil supérieur de la magistrature, qui l'assiste dans cette mission, institution dont il est membre de droit, aux côtés du Garde des sceaux, vice-président.

La présence de membres extérieurs à la magistrature, désignés par le Président de la République, le Président de l'Assemblée nationale, le Président du Sénat et d'un conseiller d'Etat (soit six personnes n'ayant pas la qualité de magistrat judiciaire si l'on inclut le président de la République et le garde des sceaux, membres de droit) depuis la révision constitutionnelle de 1993 (une nouvelle révision de la Constitution devrait porter à vingt-trois le nombre total des membres et augmenter le nombre de membres non magistrats, en instituant, comme nous l'avions suggéré dès 1992, un Conseil à la composition " élargie ", associant les autres pouvoirs publics constitutionnels), n'est pas en soi originale : le Conseil supérieur de la magistrature français demeure, comme ses homologues européens, une autorité indépendante de nature constitutionnelle, n'appartenant pas au pouvoir judiciaire.

Composée pour partie de magistrats de l'ordre judiciaire élus par leurs pairs et répartis en deux formations, l'une compétente à l'égard des juges "du siège" (comprenant cinq magistrats du siège et l'un du parquet), l'autre compétente à l'égard des membres du ministère public (cinq magistrats du parquet et l'un du siège), l'institution permet en effet non seulement la représentation des différents degrés de la hiérarchie judiciaire (tribunaux, Cours d'appel, Cour de Cassation) conformément aux principes constitutionnels de participation et d'unité du corps judiciaire, mais sert également d'interface entre l'Exécutif et le Judiciaire et le Législatif et le Judiciaire, afin de permettre une collaboration des pouvoirs et d'éviter tout arbitraire dans la nomination, la promotion, la mise à la retraite, bref l'entier déroulement de la carrière des magistrats judiciaires. Le Conseil supérieur de la magistrature fait ainsi des propositions de nomination pour les fonctions judiciaires les plus élevées (celles de magistrats du siège à la Cour de cassation, de premier président de Cour d'Appel ou de président de Tribunal de grande instance), et donne son avis (que l'autorité de dénomination doit obligatoirement suivre selon le type de fonctions considérées) pour les autres nominations de magistrats.

En outre et surtout, le Conseil supérieur de la magistrature statue comme Conseil de discipline des magistrats du siège (il est alors présidé par le premier président de la Cour de cassation, juridiction judiciaire la plus élevée) et se trouve consulté pour les sanctions disciplinaires susceptibles d'être infligées aux magistrats du parquet (il est alors présidé par le Procureur général de la Cour de cassation), le projet de révision examiné en automne 1998 devant lui conférer sur ce dernier point un entier pouvoir de décision.

Ainsi, contrairement à une idée commune, l'indépendance constitutionnelle du magistrat judiciaire a bien pour corollaire sa responsabilité, les sanctions infligées, qui mériteraient d'être davantage connues du grand public, étant fréquentes, et si nécessaire, très lourdes (révocation, suspension sans droit à pension ...). Il resterait à inclure dans cette compétence (d'un nouveau Conseil ?) le contrôle disciplinaire des quelques 24.000 magistrats non professionnels exerçant leurs fonctions dans notre pays (juges des tribunaux de commerce, conseillers prud'homaux, membres des commissions de sécurités sociale etc...).

Enfin, la Constitution énonce dans son article 66 le principe selon lequel "l'autorité judiciaire est gardienne de la liberté individuelle". Ce principe, corollaire de celui de la séparation des pouvoirs formulé par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen du 26 août 1789, incorporée dans notre Constitution, ne possède en effet de sens qu'associé à la garantie des droits par le juge. Son rappel n'assure pas simplement à toute personne résidant sur le territoire français la protection de l'autorité judiciaire contre tout internement arbitraire, même au cours de la garde à vue, mais s'applique également et notamment à la pratique des contrôles et vérifications d'identité, aux perquisitions et visites domiciliaires, ou bien aux fouilles de véhicules, ainsi qu'il résulte d'une jurisprudence, aussi constante qu'abondante du Conseil constitutionnel (Voir Renoux et De Villiers, Code constitutionnel, éd. litec, art. C66), la compétence et le moment de l'intervention de l'autorité judiciaire (laquelle n'est pas nécessairement préalable) étant, comme nous l'avons montré, directement fonction du degré d'atteinte à la liberté individuelle (Revue française de droit constitutionnel 1990, p. 91 et Revue française de droit constitutionnel 1991, p. 118 et s.).


En savoir plus : l'organisation de la Justice (ministère de la Justice)

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