PAYS DU DRAGON TONNERRE Voyage

Bhoutan, promenade dans une nature enchantée

Ce petit royaume himalayen à la géographie accidentée est l’un des endroits les plus sauvages du monde. Deux biologistes nous font partager leur découverte d’une nature presque vierge.

04.11.2004 | A.J.T. Johansingh et Deki Yonten | Frontline

Durant l’été, nous avons installé pour deux semaines notre quartier général dans le village de Thinleygang, situé à une altitude de 1 850 m, à l’ouest du Bhoutan. Notre séjour était lié aux ravages commis parmi les troupeaux par les chiens sauvages, les dholes. Nous assurions la formation d’une équipe de quinze agents de la Division de la protection de la nature – organisme qui dépend du ministère de l’Agriculture – à plusieurs méthodes de surveillance et d’étude des dholes. Ces experts en vie sauvage venaient de tous les coins du pays. Travailler avec eux sur le terrain nous a permis de mieux connaître l’état de la sauvegarde de la nature dans ce minuscule pays himalayen. Par la fenêtre de notre bureau, nous apercevions la profonde vallée de Toeb Rongchhu, menant à la rivière Sankosh, qui coule vers l’Etat indien d’Assam. Les montagnes aux pentes abruptes étaient recouvertes de forêts denses, interrompues seulement par des hameaux isolés – quelques maisons entourées de champs.
Dans ces forêts vivent le sambar [un grand cerf], le muntjac [ou cerf aboyeur], le sanglier, l’ours noir de l’Himalaya, le léopard, le dhole. On y trouve même parfois le tigre. Les villageois cultivent le riz, le blé et divers légumes, et élèvent quelques vaches pour leur lait, des bœufs pour les travaux des champs et des chevaux et des ânes pour le transport. Ce bétail, que les habitants laissent paître en liberté dans la jungle, parfois plusieurs semaines d’affilée, est la proie de prédateurs comme le dhole, ce qui représente pour leurs propriétaires une perte économique considérable (le revenu annuel par tête au Bhoutan se situe entre 400 et 600 dollars). Il règne pourtant à Thinleygang une atmosphère empreinte de sérénité. Des nuages blancs et cotonneux flottent au-dessus de la vallée. Tout au long de la journée, on entend au loin le cri incessant et monotone – “piko piko” – du barbu géant de l’Himalaya [un oiseau proche des pics], mêlé au chant du coucou et au crissement des cigales. La nuit, s’il ne pleut pas, le hibou petit-duc lance son hululement répété – “toot-too” ; les chiens du village aboient, de temps à autre un muntjac donne l’alerte, un cerf brame.
Cet écosystème vit au rythme de la mousson du sud-ouest qui, de juin à septembre, apporte des pluies torrentielles. Grâce à cette pluviosité abondante et à la diversité des terrains, le Bhoutan abrite au moins 7 000 espèces de plantes (dont des plantes médicinales, des orchidées et 50 variétés répertoriées de rhododendrons), 165 espèces de mammifères et 700 d’oiseaux. D’après les spécialistes, les rivières regorgent de carpes, tandis que truites arc-en-ciel et truites brunes abondent dans les torrents. Situé sur les pentes méridionales et orientales de l’Himalaya, le Bhoutan est un pays enclavé d’une superficie de 40 000 km2, recouvert à 72 % par la forêt. Il possède l’un des reliefs les plus accidentés au monde. Les pentes des montagnes sont raides et l’altitude s’échelonne entre 150 et 7 500 m. Les grandes variations d’altitude et de topographie donnent lieu à d’importantes disparités météorologiques. Il existe trois étages climatiques : subtropical, semi-montagnard et alpin. Ce petit pays est l’un des endroits de la planète où règne la plus grande biodiversité et mérite bien son qualificatif de “joyau de l’Himalaya oriental”. Le pays du Dragon Tonnerre est également surnommé à juste titre le “réservoir d’oxygène” ou le “siphon à carbone” de la planète.
Les membres de la famille royale et le peuple vivent en étroite harmonie avec la nature, comme en témoignent les animaux et les plantes choisies comme emblèmes nationaux. L’oiseau emblématique du pays est le corbeau, dont l’effigie orne la couronne du roi. Il est censé protéger le royaume de l’adversité. Parmi les symboles nationaux figurent le takin, une espèce rare de ruminant de la famille du bœuf musqué, à l’allure comique, le cyprès, dont on brûle le bois et les feuilles en guise d’encens, et le pavot bleu, une plante médicinale himalayenne de haute altitude (entre 3 650 et 4 200 m). Il est intéressant de noter que le léopard et l’homme vivent officiellement en bonne entente sur ces terres montagneuses. On le doit sans doute à la politique du gouvernement, qui interdit la chasse et la possession d’armes à feu, assurant ainsi la survie d’espèces comme le muntjac, le sambar et le sanglier. Cette mesure permet aux léopards de vivre de proies sauvages, et leur évite de rôder aux abords des villages en lisière des forêts pour s’en prendre aux chiens, aux moutons ou aux chèvres, voire aux enfants.
Le parc national de Royal Manas, qui s’étend sur 1 023 km2, est le royaume de l’entelle doré [une espèce de singe], du buffle sauvage, de l’éléphant et du tigre. Le parc national de Jigme Dorji (4 200 km2) est sans doute l’un des rares endroits au monde où l’ours noir, le dhole, le léopard, le léopard des neiges et le tigre chassent le takin. Quant au parc national de Thrumshingla (768 km2), il posséderait l’unique population d’une espèce de cervidé récemment découverte, le shou du Bhoutan. Et le mythique yéti hanterait même les parties nord de la réserve naturelle de Sakteng (650 km2). En novembre 2000, la reine Ashi Dorji Wangmo Wangchuk a qualifié ce réseau de couloirs biologiques de “cadeau de la Terre au peuple bhoutanais”. Ces couloirs occupent au total 3 804 km2 (plus de 9 % de la superficie du pays et plus de 35 % des terres habitables), reliant les principaux habitats des tigres (on en recense entre 115 et 150 dans le pays). A l’évidence, le Bhoutan est l’un des rares pays à pouvoir espérer préserver sa richesse biologique dans les décennies à venir.
Le gouvernement royal, très attaché à la sauvegarde de l’environnement, en est bien conscient. Il est décidé à conserver en permanence un espace forestier couvrant au moins 60 % du territoire national. Toutefois, la tâche risque de s’avérer difficile, face à une croissance démographique qui atteindrait les 3,1 % par an : les besoins en bois de chauffage et de construction d’une population de plus en plus nombreuse risquent de perturber et de détruire lentement la couverture forestière. De plus, dans un contexte de déclin et de disparition des stocks de poisson à travers la planète, l’abondance supposée de carpes et de truites pourrait se révéler précaire si elle n’est pas surveillée de façon stricte. Un éventuel dépeuplement des cours d’eau, s’il se produisait, appellerait des mesures correctives. D’autre part, le gouvernement indien fournit une assistance précieuse, mais New Delhi devrait enrayer la contrebande de bois le long de la frontière poreuse avec le sud du Bhoutan. De son côté, le gouvernement chinois devrait empêcher l’entrée dans le royaume des nombreux Tibétains venus récolter des plantes médicinales d’une grande valeur commerciale mais gravement menacées. Selon l’éminent biologiste George Schaller, qui étudie la faune et la flore tibétaines depuis une dizaine d’années, certaines plantes ont pratiquement disparu du Tibet par suite de cette cueillette systématique.
Vers la fin de notre séjour, par une matinée brumeuse sous un ciel nuageux, nous marchions sous une bruine persistante depuis les environs de Dochu La (3 050 m d’altitude) en direction de Lumitsawa (2 250 m). Le sentier, tapissé d’une couche épaisse de feuillage trempé par la pluie, s’enfonçait dans les forêts anciennes composées de diverses variétés de chênes, de rhododendrons, d’érables et de bouleaux qui dressaient vers le ciel leurs troncs et leurs branches couverts de mousse, d’algues et de fougères. Hormis une bergerie abandonnée, on ne voyait nulle trace d’habitation humaine le long du chemin. Nous cherchions attentivement des signes de vie sauvage. Un cerf s’était frotté contre un if, laissant derrière lui une touffe de poils. Cette essence se fait rare, à la suite d’un abattage intensif en raison de ses propriétés thérapeutiques, notamment contre le cancer. Un muntjac mâle s’était nettoyé les bois sur un jeune Tsuga dumosa, une espèce de pin protégée. Nous apercevions des signes du passage d’ours noir, de léopard, de dhole et de sanglier. Des grattis sur le sol trahissaient la présence de perdrix rouge et de faisan khalij. Les stagiaires nous ont affirmé qu’il existe des centaines de sentiers de ce type, même en dehors des zones protégées, ce qui en dit long sur l’abondance de la faune et de la flore et entretient notre optimisme. Grâce aux programmes de protection de la nature, nombreux et bien conçus, le Bhoutan devrait préserver ses richesses biologiques pendant de nombreuses années et rester ainsi un véritable éden.


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Carnet de route

Y ALLER
Contrairement à l’idée reçue, le Bhoutan n’est pas un pays totalement fermé aux touristes. En effet, on peut, depuis 1974, se rendre dans ce royaume himalayen à condition de passer par une agence de voyage qui organisera votre séjour en coordination avec le ministère bhoutanais du tourisme. L’agence s’occupera ainsi de votre visa (comptez 20 euros environ pour un visa de deux semaines) et de votre billet d’avion sur la compagnie nationale Druk Air. Votre avion vous conduira à l’aéroport international de Paro, à 2 heures en voiture de Thimpu, la capitale.

À VOIR
Avant de rejoindre la capitale, arrêtez-vous à Paro pour y voir les temples et le siège du grand lama de Gangteng. Le Bhoutan est connu pour ses grands complexes religieux, dont celui de Bumthang. Enfin, même si vous consacrez votre voyage aux excursions et à la découverte des trésors naturels du pays, une escale à Trongsa s’impose. Située au centre du pays, Trongsa est la ville d’origine de la famille royale et ses édifices remontent au xviie siècle.

À GOÛTER
L’emadatse est le plat traditionnel de ce petit royaume montagnard. Il s’agit de piments forts mélangés à du fromage fondu…

À SAVOIR
Par ici la monnaie ! Le gouvernement exige que chaque touriste dépense 200 dollars par jour. Une partie des sommes ainsi récoltées est attribuée aux services de santé publique bhoutanais.
Evitez de vous rendre au Bhoutan de juin à septembre, époque de la mousson. Préférez l’automne et le printemps, dates auxquelles se déroulent de grands festivals bouddhistes. Enfin, le Quai d’Orsay recommande aux ressortissants français d’éviter le sud-est du pays, où se cachent des groupes séparatistes armés.