Guy REYNAUD
LES BONNES FEUILLES DE CERISE
LES BONNES FEUILLES DE CERISE
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La double scène du duel dans
La double scène du duel dans
L'homme qui tua Liberty Valance
de John Ford
Le duel qui oppose Ransom Stoddard à Liberty Valance est raconté deux fois dans le
film. La première version est celle en laquelle a cru Stoddard (il aurait tué son adversaire) et
en laquelle tout le monde continue à croire : c’est la légende mensongère. La seconde version,
que Stoddard apprend de Tom Doniphon, est tout autre (c’est Tom qui a tué) : c’est la vérité,
confiée tardivement aux journalistes et qui ne sera jamais portée à la connaissance des
citoyens qui ont élu Stoddard sénateur.
Il nous a paru intéressant de comparer ces deux versions en termes strictement
cinématographiques.
Découpage en plans de la scène du duel dans le récit de Ransom
Stoddard
1.
Plan d’ensemble. Rue. RS et LV vont à la rencontre l’un de l’autre.
2.
Plan américain. LV est appuyé contre une colonne.
3.
Plan moyen de RS qui continue d’avancer.
4.
Plan américain de LV qui défie RS : « Get out of that shadow ! ».
5.
Plan moyen de RS arrivant Ă la hauteur de la lampe.
6.
Plan américain de LV qui tire (coup de feu n° 1).
7.
Plan moyen de RS : la lampe à côté de lui vole en éclats.
8.
Plan américain de LV qui ricane.
9.
Plan américain de RS hébété.
10.
Plan rapproché (taille) de LV.
11.
Plan américain de RS.
12.
Plan rapproché de LV qui tire et touche RS au bras (coup de feu n° 2).
13.
Plan américain de RS blessé.
14.
Plan rapproché de LV qui ricane.
15.
Plan américain de RS qui fait un pas en arrière.
16.
Plan rapproché de LV qui le regarde, amusé.
17.
Plan d’ensemble. Rue. RS au premier plan veut ramasser son arme. LV l’observe à l’arrière
plan.
18.
Plan rapproché : insert sur le revolver tombé à terre de RS. LV tire dans le sable (coup de feu
n° 3).
19.
Plan d’ensemble. Rue (cf n° 17). RS ramasse son arme.
Guy REYNAUD
20.
Plan américain en contre-plongée de LV qui va tuer RS (« this time right between the eyes »).
21.
Plan d’ensemble. RS et LV tirent. Panoramique gauche-droite. LV s’écroule (coup de feu
n° 4).
Commentaires
La scène, d’une durée d’une minute et quarante-neuf secondes
1
, est découpée en 21 plans,
soit une longueur moyenne de 5 secondes par plan ; ce rythme, extrĂŞmement rapide, vise Ă
dramatiser l’affrontement en conservant une grande clarté dans le récit.
Il y a 4 plans d’ensemble (1, 17, 19 et 21) dont la fonction est évidemment de situer nettement
la position des deux personnages l’un par rapport à l’autre, mais aussi d’instaurer un point de
vue. Bien que toute la scène soit filmée en champ/ contrechamp (L'appareil de prise de vue
étant légèrement décalé par rapport à l’axe des regards, comme il est de règle dans le cinéma
classique qui proscrit le regard-caméra), ces 4 plans vont conformer l’identification du
spectateur à Ransom Stoddard, l’énonciateur, le moteur du récit au passé dans le présent du
film. Notre regard va alors dans la mĂŞme direction que le sien. La position de son corps au
premier plan le rend plus « proche » de nous et l’effet de perspective lui fait occuper une
surface dans l’image bien plus grande que Valance. Ce n’est pas un hasard si, au tennis, les
plans d’ensemble des reportages de télévision disposent les adversaires de semblable façon et
nous invitent, quel que soit l’objet de notre sympathie, à vivre le match du point de vue du
joueur le plus proche. Ne s’agit-il pas, là aussi, d’une forme de duel ?
Ces plans d’ensemble, bien que semblablement orientés, ne sont pas identiques. Du plan 1
aux plan 17/19 (ces deux derniers Ă©tant en fait un seul et mĂŞme plan) et 21, le cadre se
resserre avec la progression de Ransom Stoddard et l’imminence du coup de feu fatal.
Quant aux autres plans de la scène (les champs et
contrechamps), on les divisera chronologiquement en deux
séries :
Du plan 2 au plan 9, le plan moyen sur Stoddard fait Ă©cho au
plan américain sur Valance. Ce cadrage plus large du premier
permet de mieux suivre sa progression, de regarder bouger ce
corps maladroit peu apte aux affrontements physiques.
Puis, c’est la série (plans 10 à 16) de plans américains sur
Stoddard opposés aux plans rapprochés sur Valance. La distance entre eux a diminué. Les
cadres se sont donc, de part et d’autre, resserrés.
Le plan 20 marque un retour au plan américain pour traiter de
Valance. L’élargissement du cadre par rapport à la série 10, 12,
14, 16 permet de mieux suivre le geste de l’homme qui vise
soigneusement sa cible (« This time right between the eyes »).
La prise de vue en contre-plongée n’a pas de justification par la
relation spatiale entre les duellistes. Elle dit plutôt, de manière
très classique, combien Valance « domine » son adversaire qui
n’a pas la moindre chance de s’en tirer vivant. La conclusion de
l’affrontement, donnée par le plan 21, n’en est que plus
inattendue.
Cette scène, remémorée par Ransom Stoddard telle qu’il a cru la vivre, s’est, en réalité, passée
tout autrement. La caméra, épousant le point de vue du jeune avocat, ne nous a donné qu’une
vue partielle et donc fausse de la réalité. Ce n’est pas lui mais Tom Doniphon, hors champ,
qui a tué, invisible aux yeux du spectateur comme à ceux des deux adversaires.
1
Notre analyse prend la scène au moment où Stoddard et Valance sont à l’image ensemble pour la première fois,
et la quitte lorsque Valance s’écroule. La scène au sens strict est donc légèrement plus longue.
Guy REYNAUD
Le duel, deuxième récit
La vĂ©ritĂ© « historique » que masque la lĂ©gende, apparaĂ®t lorsque Tom, plus tard, dit Ă
Ransom qui a vraiment tué, par un court flash back de 37 secondes enchâssé à l’intérieur du
grand flash back qu’est le récit du sénateur. Nous sommes à Capitol City pendant la
convention territoriale. Stoddard vient d’être publiquement accusĂ© d’assassinat. Il s’apprĂŞte Ă
abandonner la partie lorsque Doniphon le prend à part. Le passage au récit dans le récit mérite
d’être souligné.
Travelling avant sur Tom, s’achevant par un plan épaules.
La fumée de la cigarette de Tom envahit le champ.
L’image du visage devient progressivement floue.
L’image disparaît par un fondu.
Un glissando à connotation dramatique d’instruments à cordes accompagne ces transformations.
On voit que John Ford multiplie les signes pour dire que, Tom Ă©voquant un souvenir, le
spectateur va changer de temps pour gagner un passé dont Tom est l’énonciateur.
Le fondu mérite un examen attentif. S’agit-il d’un fondu enchaîné (partant du visage de Tom
s’adressant à Ransom et aboutissant au dos de ce même Tom dans l’ombre d’une cour de
Shinbone quelques semaines ou mois plus tôt) ? S’agit-il d’un fondu au noir dont le noir
viendrait se confondre avec celui de la première image du flash back ? Il paraît impossible de
trancher, tout comme on ne pouvait dire si le dernier plan de La Prisonnière du Désert
s’achevait par la fermeture de la porte des Jorgensen ou par un authentique fondu. Cette
ambiguïté n’est pas sans conséquence : le spectateur ne sait pas s’il a perçu un signe transitif
ou un signe essentiellement séparatif
2
. En d’autres termes, Tom est-il, oui ou non, le même
homme aujourd’hui à Capitol City qu’hier à Shinbone, quand il croyait encore pouvoir
Ă©pouser Hallie ?
Il faut remonter un peu plus haut dans le film jusqu’à un autre signe de ponctuation, celui qui,
précisément, introduit l’unité de temps « Capitol City » (12) pour voir que Ford marque très
délibérément les liens entre les unités : alors que toutes les autres unités qui constituent le film
sont séparées par des fondus enchaînés, l’unité « Capitol City » est introduite par une coupe
franche, bien qu’un temps passablement long la sépare de la précédente (pour ne rien dire des
lieux ni des actes des personnages). Dans un cas (articulation 11/12), c’est la sécheresse de
l’absence de transition qui marque la rupture avec Tom première manière. Dans l’autre cas
(articulation 12/13), c’est le soupçon d’un lent fondu au noir qui nous ramène à lui tout en le
déclarant à jamais enfermé dans un passé révolu. Et c’est le même signe ambigu qui marquera
le retour au récit principal (articulation 13/12bis).
Unité 11
Unité 12
Unité 13
Unité 12bis
DĂ©sepoir de Tom
Capitol City : conversation
Tom-Ransom
Flash back duel
Retour Ă la conversation
Ransom-Tom
Cut
Fondu au noir ?
Ouverture en fondu ?
Fondu enchaîné ?
Fondu enchaîné ?
Comparons maintenant le premier récit du duel et celui que donne Tom Doniphon.
Découpage du récit en flash back de Tom :
1.
Plan d’ensemble. Tom est dans une cour donnant sur la rue du duel. Il tourne le dos au
spectateur, s’approche des adversaires, assiste au coup de feu n° 3
2.
Plan rapproché de Tom de ¾ face. Il regarde à droite en direction de Valance.
3.
Plan d’ensemble : suite de 1.
4.
Plan rapproché : suite de 2. Tom appelle : « Pompey ! ».
5.
Plan d’ensemble : suite de 1 et de 3. Panoramique gauche droite révélant la présence de
Pompey. Panoramique droite gauche accompagnant le fusil que lance Pompey Ă Tom. Trois
coups de feu simultanés. Valance s’écroule.
2
Nous faisons ici référence à Christian Metz : Essais sur la signification au cinéma, tome 2, p. 136.
Guy REYNAUD
Remarques
La progression de Tom, l’axe de son regard, la direction de son coup de feu,
épousant en cela l’axe des deux positions de la caméra (champ : plans 1, 3, 5 ;
contrechamp : 2, 4), sont tous pratiquement perpendiculaires à l’axe des progressions, des
regards, des coups de feu, des prises de vue du premier récit du duel (ligne Tom/ Valance).
C’est maintenant Tom qui est l’énonciateur. Il se tient à l’écart de la rue, à la limite de la zone
éclairée. Ces deux axes perpendiculaires l’un à l’autre matérialisent l’écart entre la légende
et la réalité.
La bande son du duel dans sa première version est strictement diégétique : bruits de pas sur le
sable, sur le trottoir de bois, paroles de Valance, rire, claquement de culasse, coups de feu,
sifflement des balles. La bande son de la seconde version est plus singulière : ne restent des
sons diégétiques que le bruit du fusil que Tom arme, l’apostrophe de Valance, l’appel de Tom
(« Pompey ! ») et les détonations. Mais l’espace sonore est envahi par une musique
extradiégétique (bois, cordes et timbales) à connotation funèbre, avec une petite phrase
répétée : fa, mi, ré, sol, mi. Cet accompagnement musical a pour effet de mettre en
perspective l’image, de la rendre plus lointaine, plus irréelle. Effet paradoxal puisque, dans le
même temps, on nous informe que cette version est la bonne. Là aussi l’Histoire s’efface.
Le temps diégétique (et filmique) qui sépare le troisième coup de feu de la mort de
Valance semble être le même dans les deux récits. En fait, il n’en est rien . Dans le flash back
la durée du fragment est réduite de quatre secondes par rapport au premier récit (34 secondes
au lieu de 38). Négligence ? L’hypothèse est peu vraisemblable : le segment du premier récit
aurait pu être raccourci sans difficulté. Ford, ici, cherche à donner une impression de longueur
identique. Or il sait qu’une scène morcelée en de nombreux plans paraît toujours plus courte
qu’une même scène moins fragmentée. Il sait aussi que jamais les spectateurs d’une salle de
cinéma ne décèleront le trucage. « If they notice it, then we’ll give them their nickel back »
(« S’ils s’en aperçoivent, qu’on les rembourse ! »), aurait dit Ford à propos d’un problème de
mise en scène ailleurs dans le film. Sans doute aurait-il pu dire la même chose de la solution
qu’il apportait à l’impression d’identité temporelle entre les deux récits.
Cette même tranquille assurance de John Ford lui permet d’intégrer, sans que nul ne bronche,
un certain nombre d’invraisemblances aux deux versions de la scène.
Pourquoi Tom fait-il un pas de plus pour se trouver dans la lumière alors que la réussite de
son plan repose sur son invisibilité ?
Pourquoi Tom et Pompey sont-ils si Ă©loignĂ©s l’un de l’autre, au point qu’ils sont contraints Ă
un geste qui aurait pu trahir leur présence ?
Pourquoi des consommateurs viennent-ils se masser Ă la porte du bar en pleine ligne de tir de
Ransom Stoddard ?
Pourquoi les chevaux attachés devant le bar ne sont-ils pas effarouchés par la fusillade ?
Pourquoi le General Store, vide, a-t-il sa devanture allumée à cette heure avancée de la nuit ?
Pourquoi Valance, s’écroulant, tire-t-il vers le haut dans la première version et vers le bas
dans la deuxième ?
Une même réponse peut être apportée à toutes ces questions, celle-là même que suggère
Lindsay Anderson
3
à propos de la facture générale du film : Ford qui fait des films depuis
quarante-cinq ans a perdu le goût de la touche réaliste, des raffinements du récit, des
précisions superflues. Il vise à exprimer ses idées sur l’Histoire et la Vie plus qu’à décrire le
cadre quotidien de l’existence des pionniers. Son goût du symbole, qui s’est toujours exprimé
dans ses films, est ici clairement marqué : la rose, les bottes, le fouet, le tablier, voilà les
détails qui l’intéressent parce qu’ils ont une forte charge connotative.
3
Lindsay Anderson, About John Ford, Plexus, London, 1981.
Guy REYNAUD
Dans les deux fragments que nous venons de prendre en considération, cette symbolique est
bien présente. Elle s’exprime par le dispositif cinématographique : l’orientation de la caméra,
sa distance au sujet. Elle s’exprime aussi, quitte à déconcerter l’analyste qui ne verrait en Ford
qu’un Frédéric Remington, peintre minutieux de l’épopée de l’Ouest, par le jeu théâtral de
l’ombre et de la lumière. Ford aurait dit
4
qu’il avait choisi de tourner en noir et blanc parce
que L’Homme qui tua Liberty Valance était un film nocturne. Peut-être la position de Tom
Doniphon, personnage principal du film, émergeant de l’ombre et retournant à l’ombre, dit-
elle que, justice ayant été faite, la légende peut se mettre en place, les faits historiques rester
dans la nuit de l’ignorance.
Témoignage désabusé et lucide de John Ford, le vieil Américain. « When the legend
becomes fact, print the legend. »
4
Témoignage de William Clothier, chef opérateur du film, in John Ford, Cahiers du Cinéma, 1990.