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td039 - 5/11/2006
Revisiting The Natural Contract
Michel Serres (translation by Anne-Marie Feenberg-Dibon)

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Date Published: 5/18/2006
www.ctheory.net/articles.aspx?id=516
Arthur and Marilouise Kroker, Editors

1000 DAYS OF THEORY



Retour au Contrat Naturel


Michel Serres


"Un satellite, pour la vitesse, une bombe atomique, pour l'énergie, l'Internet, pour l'espace, les résidus nucléaires pour le temps... voilà quatre exemples d'objets-monde."
-- Michel Serres


Les écrits de Michel Serres, mathématicien et un des principaux philosophes des sciences humaines à l'âge de la culture posthumaine, représentent la créativité maximale d'une pensée qui, par son intensité et son ampleur planétaire, résume les crises et paradoxes de la vie au vingt-et-unième siècle. Reconnu pour ses excursions philosophiques dans les domaines de la thermodynamique, des théories de la complexité et du chaos, Serres a littéralement écrit l'histoire de "l'objet-monde" dans des livres qui s'intitulent Hermès, Genèse, Le tiers-instruit, Le parasite, Éclaircissements, et Le contrat naturel. CTheory est heureux de publier un papier présenté le 4 mai 2006 par Michel Serres à l'Institute of the Humanities de l'université Simon Fraser (Vancouver, Canada). "Revisiter le contrat naturel" revient sur Le contrat naturel, le fameux ouvrage de Michel Serres de 1990.

-- Arthur and Marilouise Kroker, Editors


Écologie

Usité en langue française pour la première fois autour de 1874, sur le modèle allemand proposé par Haeckel en 1866, mais inventé, semble-t-il, dès 1852, par le philosophe américain Thoreau, le terme écologie a désormais deux sens:

I.- celui d'une discipline scientifique, adonnée à l'étude d'ensembles, plus ou moins nombreux, de vivants interagissants avec leur milieu. Elle commença par la considération globale du mont Ventoux, en France, et, presque au même moment, par la limnologie ou science des lacs, autour de Madison, Wisconsin. De même qu'elle étudie cet ensemble lié d'êtres vivants et d'objets inertes, elle réunit un concert de disciplines, classiques et récentes, mathématiques (équations différentielles), thermodynamique... biochimie... ;

II.- le sens idéologique et politique d'une doctrine, variable selon les auteurs ou les groupes et visant, par des moyens divers et contestés par ses adversaires, à la protection de l'environnement.


Histoire et philosophie du Droit

Publié début 1990, donc écrit dans la décennie précédente, le Contrat Naturel n'utilise pas une seule fois le terme écologie. Pourquoi? Parce qu'il traite de philosophie et d'histoire du droit. Et, en particulier de la question : qui a le droit de devenir sujet de droit ? Pendant des siècles, ne pouvaient ester en justice que les mâles adultes faisant partie d'une classe sociale excellente : citoyens grecs et romains, nobles, bourgeois... à l'exclusion des esclaves, des étrangers, des femmes et des enfants, des pauvres et des misérables... Peu à peu, certaine libération a permis à ceux-là de devenir sujets de droit, c'est-à-dire majeur devant la justice et autres services publics. J'ai honte de mon pays, qui m'enseigna toute ma jeunesse l'établissement du suffrage universel, alors que les femmes n'y eurent pas le droit de voter avant 1946 ; il fallait même une autorisation signée du mari pour qu'elles obtiennent un compte en banque.

Toute cette histoire se termine, au moins en théorie, par la célèbre Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, édictée pendant la Révolution Française, et, à la sortie de la dernière guerre, par une Déclaration analogue publiée par l'UNESCO, mais, celle-là, universelle. Alors, en droit, tout le monde est sujet de droit.

Mon livre défend la thèse que cette Déclaration n'est pas universelle tant qu'elle ne décide pas que tous les vivants et tous les objets inertes, bref, la Nature entière deviennent, à leur tour, des sujets de droit.


Qui signe le Contrat ?

L'argument principal partout opposé à ce livre consiste à demander à l'auteur : qui signera ce Contrat ? Entendu que la Nature ne dispose d'aucune main pour écrire ni d'aucun entendement pour avoir quelque intention de ce genre.

Je ne suis ni si sot ni si animiste pour penser que la nature est une personne. Et je réponds que l'on objecta au Contrat social de Rousseau le même argument : nul, en effet, ne signa jamais ce Contrat, en une cérémonie dont l'on pourrait documenter la date et les circonstances. La Volonté Générale a aussi peu de mains que la nature.

Ces Contrats se présentent donc comme des conditions. Si nous vivons ensemble de telle et telle manière, tout se passe comme si nous avions signé ce Contrat social. Si nous protégeons en ce moment telles espèces en voie de disparition, c'est que, virtuellement au moins, nous leur reconnaissons le droit à l'existence. Les chasseurs de tigres, au Bengale, de temps de la colonisation anglaise, ne leur reconnaissaient pas ce droit, jusqu'à l'éradication comprise. Nous commençons à penser possibles des procès opposant tels pollueurs et, par exemple, tel parc, telle forêt ou telle mangrove. Ces procès ne sont possibles que par une acceptation tacite des ces « choses » comme sujets de droit.

Nos conduites actuelles, même notre sensibilité, si nouvelle par rapport à la fragilité des choses, supposent que la Nature devient, peu à peu, sujet de droit.

La philosophie traditionnelle, en Occident, se donne pour but la découverte d'un lieu, changeant, sans doute, à chaque époque, d'où l'on peut voir, en même temps et à la fois, la raison scientifique et la raison juridique, les lois du monde physique et les lois politiques des collectifs humains, les règles de la Nature et les règles des Contrats; ce pourquoi, dans les langues de référence, les termes qui désignent ces principes sont les mêmes dans les deux cas.

Vrai de Platon, d'Aristote, de Lucrèce et des Stoiciens, cela se vérifie pour saint Thomas d'Aquin, au Moyen Age, pour Spinoza et Hobbes, à l'âge classique, pour Kant ou Hegel, plus près de nous. A la recherche donc de ce lieu, le Contrat Naturel traite de philosophie de la connaissance et de l'action, à propos d'un problème posé par les sciences et les techniques d'aujourd'hui.


Le Nouvel Objet-Monde

La chaleur et les objets-monde

Dès que les techniques humaines utilisèrent la chaleur, elles laissèrent s'expanser des mélanges vaporeux dans toutes les directions, partout dans le monde et de manière aléatoire: les carottages récents des inlandsis glaciaires savent dater, en effet, à l'année près, le début de l'âge du bronze, grâce aux traces des premiers effluents lâchés dans l'atmosphère par les fours archaïques du Moyen-Orient et dispersés en tous lieux de telle sorte qu'ils furent entraînés par les chutes de neige en ces hautes latitudes. Qui eût cru que, dès notre Préhistoire, la globalisation commençait?

Généralisées, propagées par la révolution industrielle, ces techniques de la chaleur accélérèrent donc la montée du local vers le global dont la philosophie n'a pas encore étudié les raisons ni les conséquences. Comme je l'avais beaucoup décrite dans quelques livres précédents, le Contrat Naturel en prend acte d'abord. Notre savoir-faire s'adonne, en effet, depuis un temps assez récent, au façonnage de ces objets-monde que j'avais définis, voici un quart de siècle, dans la Thanatocratie (Hermès III, la Traduction, p. 101), en prenant les exemples missiles balistiques, satellites fixes et résidus nucléaires. J'entends par objets-monde des outils dont l'une des dimensions est commensurable à l'une des dimensions du monde. Un satellite, pour la vitesse, une bombe atomique, pour l'énergie, l'Internet, pour l'espace, les résidus nucléaires pour le temps... voilà quatre exemples d'objets-monde.


Qu'est-ce qu'un objet?

Qu'est-ce donc qu'un objet? Au sens littéral: "cela qui est jeté ou que l'on jette devant". Les objets-monde gisent-ils devant nous? La dimension globale ou mondiale qui les caractérise supprime, en effet, la distance entre nous et eux ; or, cet écart définissait autrefois nos objets; nous habitons dans ces objets-monde comme dans le monde.

Les techniques traditionnelles, outils et machines, forment des ensembles à rayon d'action local, dans l'espace et le temps: la masse enfonce le pieu, la charrue taille le sillon... et définissent, en tout, un environnement sur lequel peu d'hommes travaillaient, par exemple, une famille installée dans une ferme. Un tel découpage du monde en localités rend possible une philosophie de la maîtrise et de la possession, puisque nous savons alors définir ce que nous dominons et comment nous le faisons et qui était ce nous. À mesure qu'augmentait le rayon d'action des objets, à mesure augmentait le nombre des hommes qui les prduisaient ou s'en servaient ; mais aussi réciproquement, en une sorte de feed-back. Hauts-fourneaux et compagnies aériennes ne mobilisent pas les mêmes groupes ; les concentrations et tailles des sujets conditionnent celles des objets ; mais l'inverse a lieu aussi bien.

Commencée avec les techniques de la chaleur, accentuée par l'augmentation quantitative de ces objets-monde, la globalisation forme, peu à peu, un nouvel univers: technique, physique, nous le voyons, humain et juridique, nous le verrons. Peut-on encore nommer objets ces choses et sujets encore les personnes qui s'en servent? Nos réseaux de communication sont-ils des objets?


Dépendance et possession

Enfin, autant il est possible de maîtriser des lieux donnés en des temps brefs et de s'en rendre possesseurs, puisqu'en fin de compte la propriété ne se comprend que par l'occupation d'une niche, donc par la délimitation d'un lieu, autant nous ignorons les tenants et les aboutissants d'une maîtrise globale de l'univers. Or, vouées à la différence et à la distnction, nos phiolosophies manient difficilement les catégories de la totalité, puisqu'elles ne savent définir d'exactitude que dans le local. L'adage cartésien de la possession de la nature ne définit pas les conditions de la maîtrise d'un "objet" aussi vaste.

Cette même recommandation de maîtrise s'inscrit, d'autre part, dans le lent déplacement historique du vieux partage stoicien des choses qui dépendent de nous et des choses qui n'en dépendent point. Et, de nouveau, quelles "choses"? Dans ce deuxième acte cartésien, ces "choses" qui, jadis, ne dépendaient point de nous en dépendent soudain et de façon croissante; mais, troisième acte, nous dépendons nous-mêmes désormais de choses qui dépendent des actes que nous entreprenons. Notre survie dépend du monde que nous créons au moyen de techniques dont les éléments dépendent de nos décisions. Au partage stoicien, à la maîtrise cartésienne, succède une spirale où inter- et rétroagissent maîtrise et dépendance, où disparaissent, en se mêlant, les sujets désuets, parce que solitaires, avec les anciens objets. Voici déjà trente ans, j'avais écrit qu'à la maîtrise du monde, doit succèder, aujourd'hui, la maîtrise de la maîtrise.


Le monde ou la nature : homo sive natura

Nous ne savons pas ce qu'il en est du monde, nous commençons à peine à le connaître et cette connaissance diffère de celle que nous prenons d'un objet délimité; nous commençons à peine à entreprendre des actions sur lui et cette pratique diffère de celle par laquelle nous agissons sur des objets délimités.

La philosophie a donc pour tâche de réexaminer d'anciens concepts comme: le sujet, individuel ou collectif, les objets, la connaissance et l'action... construits au long des millénaires, du moins en Occident, sous condition de découpages locaux préalables; en ceux-ci, se définissait une distance sujet-objet, le long de laquelle jouaient connaissance et action. La mesure de cette distance les conditionnait. Découpage local, distance, mesure... toute cette mise en scène des théories et des pratiques se défait aujourd'hui, où nous passons sur un plus grand théâtre. D'anciennes catégories de la totalité, comme l'être-au-monde, par exemple, entrent à la fois dans la connaissance objective, le problème politiique et l'action technique. Ils passent donc de la métaphysique à la physique, de la spéculation à l'action, de l'ontologie à la responsabilité, de la morale à la politique.

Une certaine nature, non point aux sens ordinaires, mais dans le pur sens étymologique, est en train de naître, nouvelle pour nos connaissances et nos actes globalisés.

Elle revient elle-même comme condition de connaissance, d'action et même de survie derrière les nouveaux sujets, plongés en elle, dès lors que ceux-ci agissent sur elle.

Homo sive natura.


Objectif: La Terre Entiere

I.- Perception: grâce aux photographies prises par les spationautes, nous voyons la Terre entière. Cette vue diffère des perceptions visuelles anciennes, qui supposaient derrière elles, cette Terre jamais vue. L'être-au-monde n'avait jamais vu le monde.

II.- Transmissions, information et connaissance: par la toile et le courriel, nous communiquons avec la Terre entière. Les conséquences sur le savoir et la communauté humaine transforment aujourd'hui nos conditions de vie. L'être-au-monde n'avait jamais ouï le monde.

III.- Pratiques: par nos techniques et leurs effluents, nous agissons sur la Terre entière, son climat et son réchauffement. Dès que nous agissons sur elle, elle change et nous changeons, nous ne vivons plus de la même façon. Nous ne pouvons que parier sur les conséquences de ces actions-là sur notre survie. L'être-au-monde n'avait jamais agi sur le monde.


Subjectif: L'Humanié

I.- Pour le meilleur et pour le pire, l'information et la communication, avec ses intermédiaires et ses pouvoirs, traversent la Terre entière et ses habitants; elles définissent de nouvelles communautés, un « nous » global ;

II.- Si se forment, aujourd'hui, des communautés d'auditeurs, de spectateurs et d'intervenants, une opinion publique mondiale se forme: scientifique d'abord, technique, ensuite, politique et morale, sans doute;

III.- A la Terre entière, correspond donc l'humanité, non plus abstraite, sentimentale et potentielle, comme jadis et naguère, mais actuelle et bientôt effective. Un certain humanisme renaît, appuyé sur le nouveau Grand Récit de nos origines paléo-anthropologiques.


Collectif: Nouvelle Distribution Objet-Sujet

Le sujet devient objet: nous devenons les victimes de nos victoires, la passivité de nos activités. L'objet global devient sujet puisqu'il réagit à nos actions, comme un partenaire.

L'ancienne réunion de Rio et celle, plus récente, de Kyoto sur le réchauffement, montrent la formation progressive de ce nouveau sujet collectif global devant ou dans le nouvel objet naturel global et son fonctionnement juridique avant d'être politique.


Conditions de coût, pour la connaissance et l'action

La philosophie occidentale classique ne calcula jamais le coût du savoir ou de l'action: elle les préjugeait gratuits. Or dès qu'apparaît le travail, tout passe par la loi martiale du prix. Du travail, le rendement n'est jamais de I/I, il existe toujours des résidus et des ordures. Tant que le travail reste froid et local, les prix passent par profits et pertes. Dès que la chaleur entre dans le travail, le rendement de la machine à feu se calcule. Et quand fonctionnent des objets-monde, le coût devient commensurable à une dimension du monde. Aux déchets locaux, négligables, succède une pollution globale et mondiale.


Conditions Juridique de la Connaissance et de l'Action

Caractère juridique de l'antécédent du vrai.

Choses et causes: l'archaïque et le nouveau Contrat

Revenons aux choses elles-mêmes: pour le linguiste et l'historien occidentaux, les causes précèdent les choses et le premier sujet connu est le sujet de droit. Le contrat précède la connaissance et l'action. Il conditionne toute science.

Le mot français chose, usité pour découper une objectivité, dérive, en effet, du latin causa, terme juridique propre à désigner l'enjeu d'un procès, ou le procès lui-même. La chose, à l'origine, se présente donc comme ce sur quoi il y a débat, procès, décision d'un tribunal, ce de quoi il y aura contrat. La connaissance de la chose s'ensuit de son établissement par une instance légale nommant à la fois un accord et son objet. De même, l'anglais thing dérive d'un terme du droit germanique. En nos langues européennes donc, un contrat social accompagne toujours l'émergence d'une chose: celle-ci constitue-t-elle le groupe ou le groupe la constitue-t-elle, nous ne saurons sans doute jamais lequel précèda l'autre. En tous cas, une objectivité apparaît en même temps qu'un collectif et cette apparition a lieu dans des conditions de droit.


Sujets, objets, connaissance

De même, le premier sujet connu est le sujet de droit. Du coup, le Contrat Naturel traite presqu'exclusivement de cette question: qui a le droit de devenir sujet de droit? L'histoire occidentale du droit montre l'extension progressive des sujets de droit: les esclaves, anciennement le devinrent, les enfants par la suite et les femmes plus récemment, décision dont la date si proche fait la honte de l'Occident.

Toute la question porte bien sur le statut des sujets d'abord et des objets ensuite. Il a paru fou à certains de proposer un Contrat qui engagerait et par lequel s'engagerait un objet. L'on a objecté les mêmes critiques à Rousseau ; or, le Contrat social ne fut jamais signé, dans l'histoire connue ou connaissable par aucun homme ni aucun collectif, puisqu'il désigne, chez le philosophe, la condition sine qua non ou transcendantale de la formation des sociétés. L'on aurait pu, de même, critiquer Bacon de la même façon: à qui commande-t-on, à qui obéit-on, dans son célèbre adage qu'on ne commande à la Nature qu'en lui obéissant?

Or, comme le fait tout changement d'échelle, la globalisation transforme, de façon progressive et profonde, les statuts respectifs des objets aussi bien que des sujets dans le processus qui fait croître action et connaissance vers l'universel; le statut objectif du sujet collectif varie, puisqu'anciennement actif, il devient l'objet global passif de forces et contraintes en retour de ses propres actions et le statut de l'objet-monde varie, puisqu'anciennement passif, le voici, à son tour, actif en retour, et puisqu'anciennement donné, il devient notre partenaire de fait. Nous ne pouvons plus donc décrire la scène de la connaissance et de l'acte au moyen du couple médiéval sujet-objet: les termes eux-mêmes changent, ainsi que leur relation.

Pour ce qui concerne cette relation, je ne connais aucune connaissance qui ne commence, aussi, par des conditions de droit, dont l'impact augmente dans l'histoire des sciences au moins aussi vite que les conditions de globalisation. Tout savoir demande, en effet, un accord ou consensus que seules des instances de droit et de fait se chargent d'établir. L'enseignement nous fait passer devant des jurys d'examens, de passages, de concours, de prix ou de publication... Avant de proclamer quoi que ce soit vrai, faux ou probable, avant même de dire que ceci ou cela est ou non un objet de science, telle instance en délibère et en décide, pendant un procès contradictoire.

Des sujets de droit disent le droit des objets.


Histoire des causes

Ces conditions juridiques n'ont pas toujours évité de mortelles conclusions. Tout le monde cite le procès de Galilée, comme l'action, exceptionnelle qui a fondé, en Occident, la science moderne. Non, car je ne connais point de savant grec préoccupé de science objective, astronomie, physique ou médecine, qui n'ait un jour comparu devant les tribunaux et risqué ou laissé sa vie pour avoir interrogé les astres ou les plantes, sous le chef qu'il se désintéressait des affaires politiques de sa patrie. Que la chose émerge avec la cause, l'histoire grecque des grands procès l'atteste en surabondance. Plutôt rare dans l'aire et dans l'ère chrétiennes, le procès de Galilée me paraît plutôt un reste de cette lointaine histoire.

Que les grandes philosophies occidentales (de Platon et Aristote à Hegel) cherchent à découvrir, je l'ai noté en commençant, le lieu commun d'où penser à la fois la science et le droit me paraît une trace large de cette origine. Pourquoi appelons-nous d'un même terme les lois de l'une et de l'autre, pourquoi dit-on ou ne dit-on pas nature pour le monde et pour les hommes...?

Or nous devons, aujourd'hui, penser un nouvel objet qui dépasse de loin le statut des objets locaux, puisque, si nous traitons le monde comme un objet, nous nous condamnons à devenir, à notre tous, objets de cet objet. Pour penser cette situation nouvelle, nous revenons donc au geste juridique d'origine: cet objet nouveau-là émerge à la pensée par un nouveau Contrat, qui établit à la fois cet objet global nouveau et le nouveau groupe global qui le pense, qui agit sur lui, dont les débats le font apparaître, dont les actions le font réagir et dont les réactions conditionnent en retour la survie même du collectif qui le pense et agit sur lui. Depuis plus de vingt ans, nous ne parlons que de lui, nous ne débattons que de lui, nous ne faisons qu'établir les bases de ce que j'ai nommé le Contrat Naturel.

Que, pour avoir repris ce geste, des philosophes pour qui le monde ni la science n'existent, m'aient violemment critiqué, m'a paru d'un prix fort léger par rapport au traitement qui aurait dû m'être infligé. Sans doute le fait que les hommes politiques eux-mêmes prennent au sérieux les problèmes en question, rend ces critiques désuètes. Le débat juridique a commencé, la collectivité mondiale prend acte de l'existence et du statut du nouvel objet que, faute de mieux, nous continuons d'appeler la nature, et, en se réunissant à son propos, nos responsables signent de fait le Contrat Naturel.

La philosophie a pour tâche d'anticiper l'avenir.


La connaissance et l'échange: le donné

J'ai promis de parler du partenaire. La question du rapport entre le sujet de la connaissance et son objet n'a jamais été pensé dans le cadre de l'échange, comme s'il restait entendu que le sujet, actif, prenait une information que lui donnait l'objet, passif.

L'utilisation, en philosophie et même dans les techniques, des termes data et donné révèle, en effet, que le monde objectif ou extérieur donne gratuitement donc ne demande rien en retour. Du coup, le lien de connaissance devient parasitaire. Le sujet prend tout et ne donne rien, alors que l'objet donne tout et ne reçoit rien. La connaissance, gracieuse, peut, alors se doubler d'actions non moins gratuites. Le rapport actif ou technicien au monde l'exploite et voilà tout. Nous ne savions pas que nous nous conduisions en parasites ou prédateurs ; seules quelques Fables de La Fontaine le suggèrent. Ce qui paraît normal, usuel, ordinaire dans la connaissance ou l'action devient un scandale et un abus, dans l'échange. Or si nous commençons à connaître par des processus juridiques, il faut qu'un certain équilibre se réalise dans l'échange: d'où la nécéssité d'un Contrat.

Or toute pédagogie consiste à faire du petit d'homme un symbiote ou le partenaire d'un échange équitable à partir du parasite qu'à l'origine il ne peut pas ne pas être. Qu'il prenne et il lui faut donner en retour. D'une certaine manière, il en arrive à devoir signer un contrat d'échange avec son entourage, comme s'il débutait dans la vie humaine et civile par l'apprentissage d'un droit non écrit. Toute pédagogie suppose donc ce Contrat.


Le droit qui fonde la symbiose

Du coup, nous devons éduquer, collectivement, le savant, le technicien, le politique et l'usager, comme nous éduquons nos enfants, individuellement, depuis l'origine de toute éducation. Nous devenons, sur le tard, des adultes de la connaissance et de l'action. Le rapport de connaissance change, aujourd'hui, par cette exigence de symbiose avec le nouvel objet. Avant la connaissance, l'échange; pour rendre équitable l'échange il faut un Contrat. La connaissance commence avec le droit, dont les lois précèdent toute découverte de lois; de même l'action technique commence par le droit d'échange. Commence alors une symbiose de l'objet-monde global et du sujet-genre humain global.

Tout changement d'échelle demande une rectification des concepts.


Le maître et l'esclave: de l'ancienne mort

Le XX° siècle a construit des objets-monde, globaux, mais n'a réfléchi qu'au moyen de philosophies anciennes, locales. Souvenez-vous comment elles parlaient du pouvoir: Hegel consacre maître celui qui s'approche au plus près de la mort et esclave celui qui s'en tient éloigné. De quelle mort s'agit-il? De la première, de l'ancienne et d'elle seulement. Cette préoccupation mesure la désuétude des philosophies qui n'ont point appris, comme Hiroshima nous l'enseigna, la mort collective possible de l'espèce humaine. Quoi au sujet du pouvoir, c'est-à-dire de la politique, lorsque son exercice met en péril, non plus seulement le chevalier, muni de son armure, non seulement sa famille, sa tribu, son groupe ou sa nation, mais l'humanité entière, planète comprise? Là encore, change l'échelle. Or la question du pouvoir ne concerne pas ici seulement la guerre et la politique, mais aussi l'action technique et ses outils. Or, comme d'habitude, le droit suit la mort.

Le droit que je propose s'ensuit, en effet, de la nouvelle mort et de la deuxième de ses modalités. Certaines composantes de l'opinion et de la politique mondiales des prochaines années du XXI° siècle se rattacheront aux questions de ce droit.

Je préfère donc à la dialectique du Maître et de l'esclave le tableau de Goya dont la description ouvre le Contrat Naturel. Une couple d'ennemis combattent parmi des sables mouvants. A chaque coup asséné sur l'adversaire, leurs jambes s'enfoncent dans la vase, d'autant plus profondément que croît l'énergie consacrée au combat. Depuis l'aube de l'histoire, tout le monde ne voit dans le spectacle majeur des batailles que les belligérants et ne se passionne que pour la question: qui va perdre ou gagner, qui va devenir le maître en assujettissant ou en tuant l'esclave?

Or le jeu ne se joue plus à deux, mais à trois: non plus à deux sujets, mais à ce couple, plus l'objet. Quel objet? Non l'objet local d'un débat devenu dérisoire, mais l'habitat global; non plus la cause, mais l'univers des choses qui réagit fortement sur les conditions du combat. Jadis, nous signions des paix temporaires entre les belligérants; maintenant nous devons signer des contrats de symbiose entre la Terre globale et les acteurs dans leur somme. Car, malgré leur haine et la vigueur de leurs coups, ils luttent en fait, d'accord et de concert, contre leur habitat.