Justice internationale : les enjeux de la compétence universelle

ou

Impunité et compétence universelle

 

Journal des Procès, n°417, 15 juin 2001

 

Le procès de Bruxelles montre que l’application de la compétence universelle pourrait devenir le principal instrument d’une politique internationale de lutte contre l’impunité.

Après huit semaines d’audience, les jurés belges ont rendu leur verdict :  les  « quatre du Rwanda » ont été reconnus coupable de crimes de droit international. Ils ont été jugés en vertu d’une loi unique au monde, votée par le parlement belge en 1993, qui intègre dans le code pénal les infractions graves aux Conventions de Genève sur le droit humanitaire définies comme crimes de guerre. Après les travaux de la Commission d’enquête du Sénat belge sur le Rwanda, cette loi a été complétée en 1999 afin d’y ajouter le crime contre l’humanité et le crime de génocide. L’article sept dispose que les juridictions belges sont compétentes indépendamment du lieu où les infractions ont été commises. La loi punit l’exécution du forfait mais aussi l’ordre criminel même non suivi d’effet, la provocation, la participation aux faits, et même, dans certaines limites, l’omission d’agir. Elle érige ainsi en infraction des actes préparatoires, par exemple la diffusion d’écrits appelant à la haine ethnique, indépendamment de la réalisation du crime. Ce texte pourrait servir d’exemple pour d’autres gouvernements et parlements nationaux, dont ceux de la France. L’action des tribunaux nationaux est souvent entravée par l’absence de législation interne. La plupart des conventions internationales sur les droits de l’homme, même ratifiées, sont inapplicables à des faits concrets pour des raisons techniques car le législateur néglige souvent d’adopter les mesures internes qui permettent leur mise en œuvre.

A côté d’une législation adéquate, il faut une volonté politique d’aboutir. Les arguments juridiques servent trop souvent d’alibi pour ne rien faire. Dans nombre de pays, des dispositions de droit interne consacrent déjà des formes de compétence universelle en matières nucléaires, de stupéfiants et de répression du terrorisme. Inédit dans le domaine du droit humanitaire, le procès de Bruxelles est le résultat de la  ténacité de victimes et de leurs avocats, du travail d’un juge d’instruction et de son équipe, mais aussi du changement de majorité politique intervenu après les élections de 1999. Deux ans auparavant, le Sénat belge avait stigmatisé les lenteurs du parquet général dans le traitement des dossiers des accusés rwandais. En Belgique comme en France, les actions judiciaires en cours ont toutes été initiées par des proches des victimes, jamais par les autorités judiciaires, malgré un large consensus au sein de la communauté internationale pour considérer que les crimes les plus graves ne doivent pas rester impunis. Le vote à Rome du statut de la Cour pénale internationale va dans le même sens. Il est donc paradoxal que les pays de l’Union européenne financent largement les deux tribunaux internationaux de l’ONU, mais ne cherchent pas à appliquer le droit international dans l’ordre interne.

Le recours aux juridictions nationales plutôt qu’aux tribunaux internationaux présente pourtant plusieurs avantages. Les tribunaux ad hoc, lorsqu’ils ne sont pas simplement incompétents comme celui d’Arusha, ne peuvent juger qu’un faible nombre de criminels. Le statut de la future Cour pénale internationale prévoit d’ailleurs que celle-ci sera complémentaire aux juridictions nationales ; ces dernières devraient donc avoir un rôle de premier plan qu’elles n’exercent pas aujourd’hui. Au moins vingt-trois pays recensés abritent des suspects « génocidaires » rwandais. La présence de ces criminels - et d’autres - en liberté constitue en soi une atteinte à l’ordre public et à l’Etat de droit. Avec la constitution de parties civiles, la compétence universelle réintroduit les victimes, absentes dans les juridictions internationales, dans les débats judiciaires et ouvre la voie à d’éventuels dédommagements. Enfin, en refusant d’accorder un asile durable aux auteurs de crimes contre l’humanité, la justice nationale envoie aux « apprentis purificateurs » un message qui contribue à la prévention des massacres.

A partir de l’exemple belge, certains dénoncent déjà les risques d’entrave à l’action diplomatique gouvernementale, d’encombrement des tribunaux sous les plaintes, voire d’instrumentalisation de la justice au service de causes politiques. De fait, une vingtaine de plaintes ont été déposées en Belgique dont une très médiatisée contre Ariel Sharon et une autre contre l’ancien président iranien Rafsandjani laissent suspecter une démarche plus politique que guidée par le sens de la justice. Toutefois, ces risques seront largement circonscrits si l’application de la justice universelle devient la règle plutôt que l’exception, si les autorités judiciaires nationales se dotent d’une politique criminelle dans ce domaine et si des mécanismes de garanties complémentaires sont introduits pour ceux qui disposent d’une immunité (chefs d’Etat, ministres,…). A l’aune du procès de Bruxelles, il n’est pas certain non plus que la Cour d’assises, avec sa lourdeur et sa procédure orale, soit la plus adaptée pour rendre efficacement la justice en cas de crimes de droit international.

La justice internationale doit être conçue comme un ensemble cohérent poursuivant le même but. Entre les tribunaux rwandais et celui d’Arusha, il manquait un espace de justice pour ceux qui avaient fuit le Rwanda ou auxquels la politique de poursuites du Tribunal pénal international ne s’appliquait pas. Si les quatre Rwandais n’avaient pas été jugés en Belgique, ils auraient été assurés de l’impunité. Aux côtés de tribunaux internationaux aux moyens limités, la compétence universelle constitue aujourd’hui le moyen le plus crédible de lutter contre l’impunité.

Alain Destexhe est sénateur belge.