Entretien avec Marin Karmitz, un producteur pas comme les autres



Lumière, révolte, amour, égalité, cinéma, démocratie : les mots qui ornent le frontispice du dernier « lieu de cinéma » qu’a créé Marin Karmitz à Paris en disent long sur la conception ambitieuse et quasi militante du cinéma de ce producteur indépendant, qui met sa passion au service de films d’auteur du monde entier. A la fois producteur, distributeur en France et à l’étranger et exploitant de salles à Paris, Marin Karmitz, longtemps à la marge, est aujourd’hui au coeur du paysage cinématographique français [1].



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Label France : Vous recevez 1 000 scénarios par an. Selon quels critères choisissez-vous les films que vous produisez chaque année ?

Marin Karmitz : Il y a plusieurs façons d’envisager le métier de producteur. La mienne est de ne pas partir de l’idée qu’un film est une affaire commerciale, mais de me fier à mon instinct, à mon envie de travailler avec un metteur en scène et de réaliser un scénario. Et ensuite seulement de me donner les moyens de faire ce film. Disons que c’est beaucoup plus une démarche d’éditeur et de marchand, car il s’agit non seulement de permettre la naissance d’un film, mais aussi de faire en sorte que ce film existe pour le public, c’est-à-dire de le promouvoir, d’assurer sa diffusion et sa vente, à l’étranger notamment.

LF : Cela correspond à vos différentes casquettes...

C’est vrai, puisque je suis producteur, distributeur en France et à l’étranger, exploitant de salles et aussi vendeur de droits, c’est-à-dire que j’ai un catalogue d’oeuvres comme toute bonne maison d’édition. C’est pour permettre un bon fonctionnement de la production, qui est le coeur du groupe MK2, que je fais tous les autres métiers. C’est une démarche nouvelle, en France en particulier, où les grandes compagnies viennent historiquement de la diffusion et sont remontées vers la production, alors que moi je viens de la production et je suis descendu vers la diffusion.

LF : Comment concilier quand on est producteur-exploitant la rentabilité et les prises de risques sur des oeuvres audacieuses pas nécessairement grand public ?

A la différence des producteurs délégués ou exécutifs, je ne dépends pas de financements industriels ou bancaires pour faire ou ne pas faire un film. J’ai d’autre part essayé de réduire au maximum tout lien de dépendance avec des diffuseurs, qu’ils soient de cinéma ou de télévision. En France, jusqu’à la fin des années 80, la rentabilité d’un film se faisait essentiellement dans les salles de cinéma. Avec l’essor des chaînes de télévisions privées, publiques, payantes et de leurs besoins en matière de programmes, notamment de films, les télévisions sont devenues la principale source de financement du cinéma.

Sur la cinquantaine de films produits par MK2, 19 ont reçus un César, 7 un prix au festival de Cannes, 8 à la Mostra de Venise et 5 ont été nominés aux Oscars.

Or, les télévisions ont tendance à produire des films qui correspondent à ce qu’elles croient être les attentes du public en prime time. Cette démarche est très antinomique de ce qu’on peut appeler la création cinématographique. Si on veut faire un cinéma d’auteur, un cinéma de création, il est évident qu’on ne peut pas dépendre de ce type de contrainte.

LF : Vous avez toujours été un défenseur du cinéma de proximité et un pionnier dans la reconquête des quartiers de Paris, récemment encore avec l’implantation d’un cinéma dans le XIXe arrondissement, et demain avec votre grand projet de Cité de l’image et du son près de la Bibliothèque nationale de France. A quelles nécessités répond cette politique ?

J’ai ouvert ma première salle en 1974 à la Bastille. Cela allait déjà à l’encontre d’un certain nombre d’idées reçues puisque c’était un quartier très populaire, abandonné par le cinéma classique, et qu’il s’agissait de montrer des films différents et en version originale, alors qu’on disait que cela n’intéressait pas le grand public. A l’époque, il n’y avait, en effet, à Paris que deux endroits où on pouvait les voir, le quartier Latin et les Champs-Elysées.

J’ai mis en place un lieu - qu’on appelait alors de contre-culture -, avec trois salles de cinéma, mais aussi une librairie, un espace de rencontre, une salle d’exposition qui accueillait de nombreuses animations. Très vite, ce lieu a été pris en charge par les spectateurs. A la suite de quoi j’ai ouvert d’autres salles [2], toujours en version originale, permettant son explosion à Paris, et créant des spectateurs nouveaux habitués puis attachés à la version originale. Je suis très fier de cette expérience. Elle va dans le sens de la défense du cinéma, parce que respecter un film consiste avant tout à le projeter dans sa langue.

Cette idée de faire du cinéma un lieu de vie, capable de transformer des quartiers abandonnés ou en friche en leur amenant de la gaieté, des échanges, que je n’ai pas pu appliquer dans toutes mes salles pour des raisons liées à leur architecture, j’ai pu la réaliser récemment dans le XIXe arrondissement. Là, j’ai trouvé un endroit admirable, d’anciens hangars à bateaux, dont nous avons fait un lieu très original, au bord du canal de la Villette, avec six salles bénéficiant des derniers équipements et doublées de deux restaurants [3], dans un quartier qui n’avait plus aucune salle après en avoir compté une vingtaine dans les années 60.

Et c’est un succès fabuleux dans ce quartier très populaire, où passer des films d’art et d’essai en version originale paraissait complètement fou. Ces salles auront accueilli en un an 400 000 spectateurs, ce qui dépasse largement nos prévisions. Et, plus important encore peut-être, ce quartier qui était le symbole de la drogue et de l’insécurité à Paris est redevenu fréquentable, la drogue a disparu, les gens sortent de nouveau le soir, ils ont retrouvé confiance dans le quartier et ils sont fiers d’habiter là. Une certaine approche, dans le respect des gens et de la création, peut transformer la vie, c’est pour moi un symbole très fort.

LF : Et votre projet de Cité d’image et du son dans le XIIIe arrondissement ?

C’est la même idée. Dans un quartier en pleine recomposition, qui n’existe pas en tant que quartier, qui se développe autour de la Bibliothèque nationale de France, nous avons développé un projet assez imposant qui posait un problème architectural passionnant. Comment, dans un lieu qui est déjà reconnu par le monde entier comme un lieu historique, s’inscrire non seulement sans avoir un effet dévastateur, mais aussi en cherchant à être le lien entre ce lieu et le quartier ?

C’est ce qu’on a essayé de mettre en place avec les architectes Jean-Michel Wilmotte et Frédéric Namur, à travers un projet de 13-14 salles, d’un très grand restaurant, de divers espaces culturels [4]. C’est donc à la fois un projet de création architecturale et d’intégration dans la ville, et un pari sur un nouveau quartier. Et c’est cette façon de construire l’avenir par le cinéma qui me plaît infiniment.

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LF : Que pensez-vous du développement, notamment en France, des « multiplexes », qui contribuent à la remontée de la fréquentation mais sont accusés de laminer la diversité de la production en proposant quasi exclusivement des films commerciaux ?

Je crois que la question des multiplexes est tout à fait comparable aux rapports qui peuvent exister entre le petit commerce de centre-ville et les grandes surfaces. Il faudrait pouvoir préserver un juste équilibre entre les deux pour ne pas conduire à la destruction du lien social, qui renforce les crises qu’on voit poindre dans toutes les grandes villes et dans toutes les grandes cités. Or, le cinéma participe à la qualité de la vie, au bonheur et aux possibilités d’exister collectivement. Je suis donc un fervent défenseur des lieux de proximité.

LF : Mais il y a des multiplexes qui sont en centre-ville...

Je n’ai pas un esprit qui tend à exclure, et je pense donc que les salles de proximité devraient pouvoir cohabiter avec un certain nombre de multiplexes. Mais il se trouve qu’on constate plutôt la destruction, c’est-à-dire l’exclusion, des salles de proximité par les multiplexes que l’inverse. Et ça, c’est beaucoup plus grave. D’autre part, on a pu assister en France à des pratiques de « dumping » de la part de salles de périphérie qui ont commencé à casser les prix. Ce qui dénote un mépris total pour les films, car les recettes des salles remontent aussi vers le producteur et vers les auteurs. Cela revient donc à détruire l’instrument de production pour développer l’instrument de commercialisation et de diffusion. C’est gravissime.

Enfin, ces multicomplexes, pour pouvoir nourrir un très grand nombre de salles, projettent essentiellement des films américains, et pas en version originale. Cette politique conduit à une cassure entre les villes et la périphérie et fait apparaître une culture à deux niveaux, avec un cinéma pour les pauvres et un cinéma pour les riches. Le cinéma pour les riches est le cinéma où il y a encore les traces d’un cinéma d’auteur, le cinéma pour les pauvres, c’est « l’opium du peuple », c’est-à-dire l’abrutissement basé sur des effets spéciaux, la banalisation de la violence, du mépris des lois... Je pense que ça c’est très dangereux. Pour ma part, je vais contruire un mégacomplexe et vais essayer de montrer qu’on peut utiliser autrement ce moyen moderne de distribution, à condition de respecter une certaine déontologie.

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LF : Serait-il du ressort de l’Etat d’établir des règles pour préserver le pluralisme des salles et donc des productions ?

Partout dans le monde, les Etats sont très affaiblis, ils ne maîtrisent plus la politique économique, ni la politique étrangère. Par contre, ils ont encore la maîtrise de l’éducation nationale et d’un certain nombre d’instruments de diffusion culturelle. Et je ne vois pas pourquoi partout on considère qu’on peut ou qu’on doit préserver la nature, les forêts et qu’on ne mette pas sur le même plan quelque chose qui est aussi important qu’un arbre, à savoir la pensée humaine, la création. Les Etats devraient tout simplement jouer leur rôle de représentant de la collectivité nationale, c’est-à-dire d’instrument de préservation des pluralismes culturels, qui passent notamment par des lieux de production et de diffusion que sont les cinémas, où s’expriment des points de vue personnels.

LF : Bien souvent, la défense de la création cinématographique, qui bénéficie d’aides de l’Etat en France, est perçue de façon négative. Il suffit de se rappeler le quasi-isolement de la France lors des négociations du GATT dans la bataille pour l’« exception culturelle ». Comment expliquer que l’enjeu de la disparition des cinémas nationaux et de l’offensive, voire de l’hégémonie, de l’industrie américaine soit si mal perçu ? [5]

Il y a beaucoup de raisons à cela. Tout d’abord, l’Europe est une vieille civilisation de l’écrit et il y a un retard considérable sur la prise de conscience par les classes dirigeantes, entre autres, du rôle et de la force de l’image. On le voit d’ailleurs avec Internet. Deuxièmement, je crois que les responsables politiques européens n’ont pas pris la mesure de la mondialisation des systèmes de communication et de ses effets. Très peu de gens réfléchissent à ces problèmes. Peu sont conscients qu’un film, c’est non seulement un produit industriel, mais c’est aussi un vecteur d’idéologie, qui mérite qu’on s’y intéresse de près. Enfin, il y a une très grande fascination pour les Etats-Unis, qui conduit à bien des concessions.

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Je crois que nous sommes dans une situation de guerre, tout à fait moderne, qui se fait par une nouvelle industrie, celle de la communication. Il se trouve que c’est la première industrie exportatrice des Etats-Unis, qu’elle est non seulement très rentable, mais aussi qu’elle permet d’exporter des idées et des produits, un mode de vie et de pensée. Et comme dans toute guerre, il y a des gens qui résistent, et ce sont les artistes du monde entier, certains intellectuels, certains gouvernants, etc. Il y a beaucoup de gens qui collaborent par intérêt financier, les dirigeants des chaînes de télévision, par exemple, qui achètent très cher des films américains, ou qui cofinancent à coups de millions de dollars le cinéma américain, mais qui ne font pas les mêmes efforts pour leur cinéma national. Et puis, vous avez une grande masse de gens totalement indifférents.

Face à cela, on peut essayer de lancer des débats, d’éveiller les consciences, en disant : attention, l’avenir du cinéma réside dans ce que j’appelle le « cinéma de pauvres », qui existe partout dans le monde, y compris aux Etats-Unis, qui se fait avec peu de moyens, mais qui est justement le cinéma de l’avenir parce qu’il crée des idées nouvelles. C’est lui qui permet à de nouveaux artistes, acteurs, techniciens, etc. d’exister et c’est lui qu’il faut défendre. C’est ce que j’essaye de faire à travers MK2.

Il ne s’agit pas d’opposer le cinéma américain au cinéma européen, mais le cinéma industriel et standardisé des studios hollywoodiens au cinéma de création du monde entier. Ma façon à moi de lutter contre le système américain est par exemple de produire en ce moment aux Etats-Unis le film magnifique d’un jeune cinéaste - Claire Dolan de Lodge Kerrigan -, et de montrer aux Américains que nous maîtrisons un savoir-faire qu’eux ont perdu.

Ce qui m’intéresse, ce n’est pas comme certains de financer des films en langue anglaise avec des effets spéciaux et des vedettes américaines, non, ce qui m’intéresse, c’est de produire des oeuvres originales du monde entier, aussi bien en Iran qu’aux Etats-Unis, en Roumanie qu’au Mexique ou en France.

LF : Quelle place accordez-vous aux cinématographies étrangères ?

La France joue un rôle important pour permettre au cinéma mondial d’exister [6]. Et c’est vrai que je suis un de ceux qui y participent, car l’ouverture sur les cinémas du monde entier est une des vocations essentielles de MK2. Je suis depuis toujours intimement convaincu que la force du cinéma français ne peut venir que de ses rapports étroits, de ses alliances, de ses interférences avec les cinémas étrangers. Et l’une des forces de MK2 a été justement d’en découvrir un certain nombre [7].

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Ce va-et-vient, qui est une façon de lutter contre l’exclusion dans la droite ligne de la tradition française d’accueil, est une chose dont je suis très fier, puisque, par les temps qui courent, on voit plutôt se développer le contraire, et quand ce n’est pas la fermeture sur soi, c’est l’imitation servile et stérile de la culture américaine.

Car ce qui m’intéresse, ce ne sont pas les films nationaux en tant que tels, mais les films qui peuvent atteindre à l’universel. Et il faut bien distinguer ce qui relève de la mondialisation et ce qui est universel. Le cinéma américain est mondial parce que son système de promotion et de distribution est incroyablement puissant. Cela ne suffit pas à en faire un cinéma universel. J’appelle universel quelque chose qui élève et qui transforme, et non qui rabaisse et qui avilit.

LF : Etes-vous plutôt optimiste ou plutôt pessimiste quant à l’avenir du cinéma ?

Je suis d’un naturel tout à fait pessimiste, mais comme je suis par ailleurs quelqu’un qui a une nature de résistant, l’un contredit l’autre.

Propos recueillis par Anne Rapin


[1] A lire : Bande à part, de Marin Karmitz, Paris, éd. Grasset, 1994.

[2] Avec 9 complexes et 44 écrans répartis sur 8 quartiers différents de Paris, les salles 14-Juillet du groupe MK2 représentent le troisième circuit d’exploitation à Paris avec 15 % de part de marché.

[3] La carte, recherchée mais accessible, a été confiée au restaurateur Bruno Neveu, celle des vins a été établie par le réalisateur Claude Chabrol.

[4] Ouverture prévue en l’an 2000 au pied de la Bibliothèque nationale de France.

[5] Le cinéma américain domine environ 90 % des parts de marché de la plupart des pays notamment européens, contre 60 % en France.

[6] A travers différents systèmes d’aide (aide directe, fonds Sud, fonds ECO, coproductions...). Voir le dossier cinéma du Label France n°19 de mars 1995.

[7] Parmi les nombreux réalisateurs étrangers produits par MK2 figurent le Britannique Ken Loach, le Grec Theo Angelopoulos, les Italiens Paolo et Vittorio Taviani, le Russe Pavel Lounguine, le Roumain Lucian Pintilié, le Polonais Krzysztof Kieslowski, les Iraniens Mohsen Makhmalbaf et Abbas Kiarostami...