La vaste collection de mutations spontanées ou
induites par des agents mutagènes, alimentée par les généticiens de
la souris depuis plus de cent ans, a contribué de façon remarquable
à la compréhension de la biologie de ce mammifère modèle. Au début
des années 1980, la technique de transgenèse par microinjection de
zygotes a apporté un changement radical dans les méthodes
d’obtention de modifications génétiques chez la souris. Cependant,
les problèmes inhérents à cette technique et liés au caractère
aléatoire de l’intégration de l’ADN injecté constituaient des
limitations importantes pour de nombreuses applications. Les
travaux récompensés cette année par le comité Nobel ont, en levant
ces difficultés, littéralement révolutionné le domaine de la
génétique fonctionnelle des mammifères.
De la tumeur aux cellules souches
embryonnaires
Indéniablement, les travaux initiés par Leroy
Stevens et Barry Pierce dans les années 1950, portant sur l’étude
des tératocarcinomes murins, ont ouvert la voie à l’isolement en
culture de cellules souches embryonnaires (en abrégé ES pour
embryonic stem). Les tératocarcinomes sont des tumeurs
fascinantes de l’ovaire ou du testicule, qui tirent leur nom (du
grec teras, teratos, qui signifie monstre) du fait qu’elles
contiennent de nombreux types cellulaires différenciés et même
parfois des organes (os, dent, cheveux, muscle…) et ressemblent en
quelque sorte à des embryons désorganisés et monstrueux. La greffe
hors de l’utérus d’un embryon âgé de moins de 8 jours peut, dans
certaines conditions, également provoquer l’apparition de
tératocarcinomes. En plus des tissus différenciés, ces tumeurs
contiennent souvent des cellules indifférenciées appelées cellules
de carcinome embryonnaire (en abrégé EC pour embryonal
carcinoma), qui ressemblent aux cellules embryonnaires
primitives et sont responsables du caractère éventuellement malin
de ce type de tumeur. Dans les années 1970, plusieurs équipes dont
celle de Martin Evans ont réussi à établir, à partir de
tératocarcinomes, des lignées clonales de cellules EC. Ces cellules
gardent in vitro leur capacité de différenciation et sont
capables, dans certaines conditions, de donner naissance à des
dérivés des trois feuillets embryonnaires. De façon spectaculaire,
lorsque les cellules de certaines lignées EC sont injectées dans la
cavité d’un blastocyste, elles perdent (au moins temporairement)
leur caractère tumorigène et participent à une embryogenèse normale
(pour revue, voir [1, 2]). Cependant, la grande hétérogénéité et la
grande instabilité caryotypique des cellules EC, probablement dues
à leur origine tumorale, ont rapidement fait retomber
l’enthousiasme initialement soulevé par ces expériences.
Se fondant sur les nombreux points communs entre
cellules EC et cellules de la masse cellulaire interne du
blastocyste, Martin Evans eut l’idée d’essayer d’isoler des
cellules embryonnaires pluripotentielles directement à partir de
blastocystes de souris. Fort de son expérience sur l’observation,
la manipulation et les propriétés des cellules EC et sur les
conditions de culture nécessaires à leur croissance à l’état
indifférencié, il réussit avec Matt Kaufman à établir, par
co-culture sur cellules nourricières, des cellules indifférenciées
présentant de façon stable un caryotype normal et possédant un fort
potentiel de différenciation [3]. Une étude similaire réalisée par
Gail Martin, une ancienne collaboratrice de Martin Evans, fut
publiée la même année [4]. La terminologie ES a été adoptée pour
désigner ces cellules, initialement baptisées EK et ESC
respectivement. Quelques années plus tard, Martin Evans et ses
collègues produisirent, après injection de cellules ES dans la
cavité d’un blastocyste, des souris chimères constituées de
cellules issues à la fois des cellules du blastocyste hôte et des
cellules ES [5]. De façon remarquable, certaines de ces souris
présentaient un chimérisme germinal, permettant la transmission du
génotype des cellules ES aux générations suivantes. L’étape
suivante a été de démontrer que les cellules ES pouvaient être
manipulées in vitro sans perdre leur capacité à donner des
chimères germinales. Ici encore la contribution de Martin Evans et
de ses collaborateurs a été déterminante puisqu’ils réussirent à
établir des lignées de souris transgéniques à partir de cellules ES
infectées par un rétrovirus recombinant [6]. Avec l’obtention une
année plus tard d’une lignée de souris déficiente pour le gène de
l’hypoxanthine phosphoribosyl transferase (Hprt)
résultant d’un événement de mutation par insertion aléatoire d’ADN
rétroviral dans le génome des cellules ES [7], cette expérience
laissait entrevoir l’énorme potentiel des cellules ES pour produire
des souris génétiquement modifiées.
Modifications délibérées du génome
Les travaux, menés indépendamment par Mario
Capecchi et Oliver Smithies au début des années 1980, avaient pour
but d’obtenir l’intégration d’un fragment d’ADN à un site
chromosomique déterminé, donc en quelque sorte de cibler cette
intégration. C’est en analysant l’organisation des concatémères
formés par l’intégration de plusieurs copies d’un fragment d’ADN
injecté que Mario Capecchi démontra que les cellules de mammifères
avaient la capacité d’effectuer la recombinaison entre des
séquences d’ADN homologues [8]. Il apparaissait alors que si la
machinerie cellulaire assurant cette recombinaison pouvait être
détournée et utilisée pour accomplir la recombinaison homologue
entre une molécule d’ADN nouvellement introduite dans la cellule et
le gène cellulaire résidant correspondant, alors n’importe quel
gène pourrait être muté. Encore fallait-il déterminer la nature et
l’organisation des séquences présentes sur le vecteur de ciblage et
nécessaires à l’événement de recombinaison, mais également trouver
les moyens de discriminer ce dernier par rapport aux événements
d’intégration aléatoire nettement plus fréquents. Au milieu des
années 1980, c’est chose faite : les équipes de Mario Capecchi et
d’Oliver Smithies réussissent à cibler par recombinaison homologue,
d’une part, la copie mutée d’un gène de sélection préalablement
intégrée dans le génome de cellule immortalisée de souris [9] et,
d’autre part, le locus de la β-globine d’une cellule tumorale
humaine [10].
Une révolution en marche
Tirant profit de leurs travaux sur les cellules
immortalisées, Mario Capecchi et Oliver Smithies montrèrent qu’il
était possible de cibler le gène hprt des cellules ES, pour
créer ou, au contraire pour corriger, des mutations nulles dans
celui-ci [11-13]. Le gène Hprt a été choisi car des
mutations aussi bien perte que gain de fonction pouvaient être
directement sélectionnées en culture cellulaire. Avec la mise au
point un an plus tard d’une stratégie de sélection baptisée
sélection positive-négative, le groupe de Mario Capecchi démontrait
que le ciblage, dans les cellules ES, de n’importe quel gène de
souris était possible [14]. La publication des premières souris
mutantes obtenues par recombinaison homologue dans les cellules ES
a lieu en 1989 [15-18]. Cette méthodologie s’est ensuite propagée
très rapidement dans la communauté des généticiens de la souris et
l’on dénombre à ce jour plus de 12 000 lignées de souris (plus de 5
000 gènes ciblés) obtenues par mutagenèse dirigée. Grâce à l’effort
de plusieurs consortiums internationaux, des cellules ES mutées
pour chacun des gènes de la souris seront prochainement disponibles
pour l’ensemble des chercheurs [19]. La technique initiale de
ciblage de gène a été, depuis lors, l’objet de multiples variantes
ou améliorations. Aujourd’hui, le degré de sophistication est tel
que tous les types de modifications génétiques (mutation
ponctuelle, délétion, translocation…) peuvent être obtenus et qu’il
est possible d’induire une mutation dans un type cellulaire donné
et/ou à un moment précis du développement. En un peu moins de vingt
ans, les souris mutantes obtenues par ciblage de gènes sont
devenues indispensables pour l’étude de quasiment tous les domaines
de la biologie et de la physiologie de la souris. Elles ont permis
d’étendre de manière spectaculaire notre connaissance de la
fonction des gènes et du génome et d’apporter de nouveaux
éclairages sur le développement, l’immunologie, la neurobiologie,
la physiologie, etc.
Ainsi, c’est la rencontre heureuse entre deux
approches indépendantes, cellules ES et recombinaison homologue,
qui a abouti à une véritable révolution dans l’approche génétique
de la biologie des mammifères. Il faut ajouter, en outre, que la
capacité d’engendrer des modifications programmées de la souris a
été également mise à profit pour la création de nombreux modèles
murins de pathologies humaines. Ces modèles sont indispensables à
la recherche biomédicale car ils permettent la dissection
expérimentale des maladies, l’identification de nouvelles cibles
thérapeutiques et le développement de nouvelles thérapies. ‡
Remerciements
Je tiens à remercier chaleureusement Charles
Babinet pour ses suggestions avisées.
Références
1. Condamine H. Murine teratocarcinoma:
origin and relation to early embryonic cells. Reprod Nutr
Dev 1980 ; 20 : 499-522.
2. Solter D. From teratocarcinomas to
embryonic stem cells and beyond: a history of embryonic stem cell
research. Nat Rev Genet 2006 ; 7 : 319-27.
3. Evans MJ, Kaufman MH. Establishment in
culture of pluripotential cells from mouse embryos. Nature
1981 ; 292 : 154-6.
4. Martin GR. Isolation of a pluripotent
cell line from early mouse embryos cultured in medium conditioned
by teratocarcinoma stem cells. Proc Natl Acad Sci USA 1981 ;
78 : 7634-8.
5. Bradley A, Evans M, Kaufman MH, Robertson
E. Formation of germ-line chimaeras from embryo-derived
teratocarcinoma cell lines. Nature 1984 ; 309 : 255-6.
6. Robertson E, Bradley A, Kuehn M, Evans M.
Germ-line transmission of genes introduced into cultured
pluripotential cells by retroviral vector. Nature 1986 ; 323
: 445-8.
7. Kuehn MR, Bradley A, Robertson EJ, Evans
MJ. A potential animal model for Lesch-Nyhan syndrome through
introduction of HPRT mutations into mice. Nature 1987 ; 326
: 295-8.
8. Folger KR, Wong EA, Wahl G, Capecchi MR.
Patterns of integration of DNA microinjected into cultured
mammalian cells: evidence for homologous recombination between
injected plasmid DNA molecules. Mol Cell Biol 1982 ; 2 :
1372-87.
9. Thomas KR, Folger KR, Capecchi MR. High
frequency targeting of genes to specific sites in the mammalian
genome. Cell 1986 ; 44 : 419-28.
10. Smithies O, Gregg RG, Boggs SS, et
al. Insertion of DNA sequences into the human chromosomal
beta-globin locus by homologous recombination. Nature 1985 ;
317 : 230-4.
11. Doetschman T, Gregg RG, Maeda N, et
al. Targetted correction of a mutant HPRT gene in mouse
embryonic stem cells. Nature 1987 ; 330 : 576-8.
12. Doetschman T, Maeda N, Smithies O.
Targeted mutation of the Hprt gene in mouse embryonic stem cells.
Proc Natl Acad Sci USA 1988 ; 85 : 8583-7.
13. Thomas KR, Capecchi MR. Site-directed
mutagenesis by gene targeting in mouse embryo-derived stem cells.
Cell 1987 ; 51 : 503-12.
14. Mansour SL, Thomas KR, Capecchi MR.
Disruption of the proto-oncogene int-2 in mouse embryo-derived stem
cells: a general strategy for targeting mutations to non-selectable
genes. Nature 1988 ; 336 : 348-52.
15. Koller BH, Hagemann LJ, Doetschman T,
et al. Germ-line transmission of a planned alteration made
in a hypoxanthine phosphoribosyltransferase gene by homologous
recombination in embryonic stem cells. Proc Natl Acad Sci
USA 1989 ; 86 : 8927-31.
16. Thomas KR, Capecchi MR. Targeted
disruption of the murine int-1 proto-oncogene resulting in severe
abnormalities in midbrain and cerebellar development. Nature
1990 ; 346 : 847-50.
17. Thompson S, Clarke AR, Pow AM, et
al. Germ line transmission and expression of a corrected HPRT
gene produced by gene targeting in embryonic stem cells.
Cell 1989 ; 56 : 313-21.
18. Zijlstra M, Li E, Sajjadi F, et
al. Germ-line transmission of a disrupted beta 2-microglobulin
gene produced by homologous recombination in embryonic stem cells.
Nature 1989 ; 342 : 435-8.
19. Masson R, Sorg T, Warot X. Génomique
fonctionnelle de la souris : la dynamique européenne. Med Sci
(Paris) 2007 ; 23 : 877-80.