Le Débat Stratégique Nº47 -- Novembre 1999

Rejets et nécessité d'une géographie politique européenne

Par André Brigot



Depuis cinquante ans, les considérations sur la géopolitique sont soumises à des critiques récurrentes. Les premières portent sur les origines et les cheminements idéologiques de cette démarche ; les secondes sur la pertinence même de cette "science".

Une situation intellectuelle minée

Un ouvrage très polémique, Géopolitique et histoire1 rappellait en 1995 les origines intellectuelles de cette démarche, issues pour la plupart de penseurs des grandes puissances occidentales de la fin du XIXe siècle.

La géographie politique française s'assume de la fin du XIXe et jusqu'à l'entre deux guerres comme instrument conscient du pouvoir d'Etat (Vidal de la Blache, J. Ancel, Chéradame). Elle développe une géographie au service de la politique étrangère gouvernementale, mais ne connaît pas, malgré des auteurs comme Gobineau, les développements organicistes et souvent racistes du courant germanique. Ce dernier est beaucoup plus marqué par Darwin dont l'ouvrage sur l'origine des espèces, introduisant la dimension biologique dans la pensée occidentale, fut repris par la géopolitique anglo-saxonne et germanique sous la forme du "darwinisme social", la supériorité de certaines races, qui n'appartenait d'ailleurs pas à Darwin.

La géopolitique allemande répondait en même temps à une vision impérialiste. La Ligue des Patriotes fondée en 1893 pour soutenir les visées expansionnistes et colonialistes allemandes se réclame conjointement du français Gobineau, de Paul de Lagarde et de Houston Stewart Chamberlain. Le récent ouvrage de Michel Korinman Deutschland über alles (Le pangermanisme 1890-1945, Paris, Fayard, 1999) retrace les cheminements de cette représentation majeure avant 1914, qui sera reprise et radicalisée après la défaite de 1918, par les groupes nazis et leurs proches. La pensée de Ratzel, très tournée vers la dimension maritime (Das Meer als Quelle der Völkergrösse, la mer comme source de la grandeur des peuples) s'inscrit dans le courant nationaliste et impérialiste du pangermanisme, réclamant pour l'Allemagne une flotte de guerre puissante. Carl Schmitt dans son essai Terre et mer, un point de vue sur l'histoire mondiale2, reprend l'idée que : "L'histoire mondiale est l'histoire de la lutte des puissances maritimes contre les puissances continentales et des puissances continentales contre les puissances maritimes."

Les origines idéologiques de la géopolitique anglo-saxonne sont entachées des mêmes connotations : même volonté d'organiser la domination, essentiellement celle des puissances de la mer, et d'affirmer une supériorité des empires occidentaux. On les retrouve dans La genèse du XXe siècle de Houston Stawart Chamberlain3, vulgarisé par Alfred Rosenberg dans Le mythe du XXe siècle4. L'Allemand Haushofer admirait et citait Mackinder. Mais aux Etats-Unis la pensée de l'amiral Mahan comportait des aspects moins cités que ses développements sur la stratégie maritime :
" L'inégalité et la hiérarchie des races fonde une inégalité et une hiérarchie des civilisations du point de vue de leur morale et de leur organisation ; la civilisation européenne et sa cadette américaine sont supérieures aux autres, ce qui fonde leur droit à l'expansion et leur devoir d'expropriation et de conversion des peuples inférieurs ; la monde est un combat, la lutte l'essence de la vie et des relations entre les peuples ; la civilisation occidentale vit sous la menace des barbares ; elle doit sa survie à la puissance de sa force physique organisée... L'homme civilisé a besoin de terre et cherche du sol à occuper, de la place où se répandre et où vivre. Comme toutes les forces naturelles, l'impulsion suit la ligne de moindre résistance, mais quand, dans son cours, elle tombe sur quelque région riche en possibilités mais inféconde par suite de l'incapacité ou de la négligence de ceux qui y résident, la race incompétente ou le système incompétent s'écrouleront, comme la race inférieure a toujours succombé, reculé, disparu devant les assauts répétés de la race supérieure. " (The Interest of America Power, Present and Futur, 1897, p. 165-166).

La deuxième grande critique de la géopolitique, souvent étendue à la géographie politique, porte sur la contestation de sa scientificité. Les géopoliticiens n'ont pas abouti aux lois "démographico-territoriales" qu'ils recherchaient ou proclamaient. Au plus peut-on constater quelques constantes. Mais cette double contestation, à la fois des origines impérialistes et souvent racistes, et du caractère peu scientifique de la géopolitique, doit-elle évacuer définitivement la réflexion vers les rapports de forces spatiaux et surtout les rapports de pouvoir territorialisés ?

Une réflexion en France autour de la géographie politique s'est développée depuis les années 1980. Yves Lacoste et la revue Hérodote, ont permis de l'aborder de façon dépassionnée. Michel Korinman avec la revue Limes qui connu plus de succès au cours de la décennie qui s 'achève en Italie et en Allemagne qu'en France, a tenté de donner un nouvel essor à cette démarche.

La géographie politique n'est donc pas condamnée à demeurer l'apanage des conservateurs sinon des réactionnaires. Les premiers dominent des publications telle que la Revue de géopolitique de Marie-France Garraud. Les seconds multiplient rééditions et développements dans les publications de la nouvelle droite : la revue Krisis, ou chez leurs éditeurs Carl Schmitt Terre et Mer, Jordis von Lauhausen, Les empires et la puissance, la géopolitique aujourd'hui, 1985 aux Editions du Labyrinthe. Ils contribuent à enraciner la géopolitique dans une pensée des purs rapports de force, de supériorités ethniques et de domination. Ces risques ne sont pas toujours évités par des auteurs récents, qui reprennent parfois sans garde-fous dans des ouvrages de vulgarisation les notions les plus controversées de la géopolitique, notamment dans sa dimension culturelle5.

Condamnation et géopolitique de fait

Un réflexe de pur condamnation masque des réalités nouvelles. En Allemagne, les avatars de la période nazie ont conduit à un rejet explicite : l'approche elle même est dotée d'un fort discrédit. Employer le mot "Geopolitik" y est aussi politiquement incorrect que l'était le mot unification nationale avant 1989. Pourtant, l'existence d'une réflexion d'ordre géopolitique a été mise en évidence par des observateurs tels que Jean Klein, qui dans plusieurs articles6 a montré d'une part que derrière ce rejet affiché, des études précises permettaient de réévaluer les accusations de nazisme porté contre Haushofer, et surtout que de nouveaux auteurs n'hésitaient pas à affronter la question du pouvoir dans des termes territorialisés.

Or ce débat ne saurait rester académique, car des représentations géopolitiques de fait sous tendent les décisions politiques qui concernent l'Europe en tant qu'ensemble. Depuis dix ans, les choix d'investissements financiers, d'aides communautaires s'organisent selon des axes spatiaux et des zones correspondant à des intérêts précis. Les "élargissements", de l'Alliance atlantique ou de l'Union, engagent des choix à long terme et comme les ressources budgétaires ne sont pas extensibles à l'infini, ces choix non discutés auront des conséquences durables. L'élargissement de l'Alliance avait donné lieu à une caricature de prévision budgétaire en 1998. Les engagements de l'Union reposait sur des estimations plus fiables mais en direction d'une zone plus étendue et surtout peu menacée. En 1999, les Balkans ont pris l'avantage en terme de coûts (Pacte de stabilité du Sud-Est), mais cette réorientation, dans laquelle l'Alliance a du s'engager, ne fait pas que rééquilibrer les axes de développement. Elle donne lieu à des promesses qu'il sera impossible de respecter à terme. L'absence de perspectives globales aboutit déjà à des déceptions dans les différents pays, chez ceux qui attendent et chez ceux qui doivent payer. Il n'y a pas eu de cohérence entre les deux élargissements de l'Alliance et de l'Union, les deux mouvements tendant à se rapprocher dans un affaiblissement généralisé de l'ensemble. Aujourd'hui, les Etats pris en compte par force présentent des différences gênantes entre les axes de l'Union et ceux de l'OTAN Ainsi l'Albanie et la Macédoine et sans doute le Kosovo, sont les pays les plus éloignés économiquement et socialement des critères de convergence européens.

Tout se passe comme si ces éléments pouvaient échapper à des choix débattus, permettant à la fois une représentation géographique visant à une cohérence et une acceptation collective. Si la notion de géopolitique est trop chargée de connotations idéologiques, une "géographie politique de l'Europe" explicite s'impose comme recherche des représentations de la sécurité à partir de buts politiques définis et pour un espace renouvelé. L'intérêt d'un tel retour sur la notion de "géographie politique" est double. Les choix politiques en Europe supposent une représentation, dans les deux sens d'un choix discuté et d'un imaginaire en terme d'espace. Les présupposés idéologiques à l'origine de la légitime défiance vis-à-vis de cette notion ne peuvent être maintenus. La géopolitique était vision d'une appropriation d'espace ; aujourd'hui personne ne réclame, en Europe occidentale du moins, des extensions territoriales. L'attitude est même d'abandonner des territoires pauvres pour échapper à la redistribution spatiale. L'élargissement n'est pas conquête de territoires mais réponse à des demandes libres et volontaires d'appartenance. Ensuite, la notion d'une population trop importante pour son territoire n'ont plus aucun sens dans les Etats développés d'Europe où au contraire le vieillissement impose l'immigration. Il ne s'agit plus de viser à une domination ethnique ou au contrôle par un groupe auto-proclamé supérieur, mais de faire en sorte que l'organisation de l'espace public concerne un territoire commun reconnu et accepté. A défaut d'une géographie politique européenne, la représentation de la "fin des territoires, des Etats" et de la mondialisation s'offre comme représentation spatiale dominante. Seattle vient de montrer les risques d'une telle dépolitisation de l'espace.


André Brigot


1. Raffestin, C., Géopolitique et Histoire Lausanne, Payot, 1995.

2. En français aux éditions Labyrinthe, 1985.

3. Payot, 1913.

4. Traduit en français et publié aux Editions Avalon, Paris, 1986.

5. Thual, T., "Aymeric Chauprade", Dictionnaire de géopolitique. Introduction à la géopolitique, Paris, Editions Ellipses, 1999.

6. Klein, J., Karl Haushofer ou les infortunes de la géopolitique, Francia, Institut historique alllemand de Paris, 1982, et "Renaissance de la géopolitique", Etudes Internationales (Québec), 1995.


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©CIRPES -- Dernière mise a jour : Mardi 11 janvier 2000