« I remember every detail. The Germans were grey, and you were
blue. »
Rick (Humphrey Bogart) à Ilsa (Ingrid Bergman)
dans Casablanca de Michaël Curtiz
Avant propos sur la couleur
Brèves remarques sur son avènement au cinéma
L'introduction de la couleur au cinéma n'est nullement comparable
à celle de la parole. L'avènement du parlant a provoqué
de manière brutale, instantanée et massive la disparition
du muet, alors que la couleur a, dès les origines, co-existé
avec le noir et blanc. Ainsi, le premier long métrage tourné
en technicolor trichrome (Becky Sharp de Rouben Mamoulian) et faisant preuve
d'une belle maîtrise de la couleur, date de 1935. Or, il faut attendre
la fin des années soixante pour voir la couleur s'imposer à
tous. N'oublions pas qu'aujourd'hui encore, certains films considérés
comme marquants sont tournés, en partie ou en totalité, en
noir et blanc : Rusty James de Coppola, Raging Bull de Scorcese, La Liste
de Schindler, La Haine, etc. Ainsi le technicolor trichrome ne rompt pas
radicalement avec le noir et blanc, mais s'inscrit dans une longue série
de recherches et de conventions chromatiques qui vont du coloriage au pochoir
(ajout réfléchi de couleur sur une partie ou la totalité
d'une image) au teintage (coloration par imbibation) et au virage (substitution
d'un composé coloré à l'agent de l'émulsion),
jusqu'au technicolor bichrome.
L'industrie cinématographique a adopté la couleur de
manière très sélective et progressive.
Le cinéaste indien Satyajit Ray sommé de se justifier d'avoir
osé réaliser (en 1973 !) Tonnerres lointains, une histoire
de famine, en couleur, décrit parfaitement les conventions qui ont
longtemps régné sur l'usage de la couleur ou du noir et blanc
: « avec le passage du temps, s'instaurèrent des règles
: les films comprenant danses et chants, à caractère historique
ou extraordinaire, fantastique ou pour les enfants, les comédies
légères teintées d'humour ou, enfin, les films sur
la nature étaient en couleurs, et par ailleurs les films sérieux,
les thrillers intenses, les policiers étaient idéaux en noir
et blanc. Règles de Hollywood ! »
Sélectivité : on considère donc que la couleur est
plus appropriée à certains genres cinématographiques,
notamment aux films exotiques, pittoresques ou historiques aux comédies
musicales et bien sûr aux dessins animés et aux films destinés
aux enfants. Bref, on privilégie la couleur lorsque les paysages,
les costumes, les décors s'éloignent de ceux de l'expérience
quotidienne du spectateur occidental.
La couleur est aussi associée aux valeurs spectaculaires plutôt
qu'aux valeurs narratives ou psychologiques. Opposition discutable, mais
très classique finalement, entre l'apparence et la substance !
C'est ce qui explique que John Ford tourne dans les années 60 L'Homme
qui tua Liberty Valance en noir et blanc, après avoir réalisé
de nombreux westerns en couleur : il s'agissait avant tout d'une réflexion
sur la démocratie, le mensonge, la naissance et la fonction d'un
mythe et non d'un "simple" film d'action.
Il est donc faux de penser et de dire que la couleur a d'emblée
ajouté l'effet de réel à l'impression de réalité
qu'offre par nature l'image cinématographique (sur ce point lire
et relire les textes d'André Bazin Qu'est-ce que le cinéma
?). La critique Anne Hollander avance l'idée dans un livre édité
à Harvard en 1991 que « l'avènement de la couleur eut
en fait pour conséquence un recul et non un progrès dans la
qualité du réalisme ». Ironiquement, écrit-elle,
« ce sont les tentatives d'irréalisme cinématographiques
qui parurent plus réelles en couleur ».
Rappelons sur ce point néanmoins que le plein et libre usage
de la couleur est aussi limité par des données techniques.
Les grandes réussites sont encore rares (citons entre autres le travail
de Mamoulian, de Renoir, Lang, Ford, Hitchcock). Aussi, Jean Mitry note
dans son remarquable Esthétique et psychologie du cinéma qu'il
faut attendre 1953 et le procédé Eastmancolour pour assurer
l'avenir artistique des films en couleur. « Le technicolor en effet
imposait un échange intense afin de pouvoir impressionner les trois
couches sensibles à travers un jeu de prismes Cet éclairage
uniforme produit "face à la scène" écrasait
les valeurs et le modelé On obtenait des teintes plates réagissant
vivement les unes aux autres. Dans le meilleur des cas, c'était une
coloration de vitrail toujours en conflit avec le relief et les volumes
et, dans le pire, une sorte d'imagerie prétentieuse, dépourvue
de la naïveté et du charme de véritables images d'Épinal.
Les fantaisies se déroulant dans un univers conventionnel et notamment
les films chorégraphiques, supportaient aisément ces plages
vivement colorées en accord avec la stylisation des décors,
mais le réalisme y perdait sa crédibilité la plus élémentaire.
Les couleurs en effet ne sont jamais de teintes uniformes mais un ensemble
de petites touches multicolores dont la vibration produit une sensation
globale variée et nuancée ce que les impressionnistes ont
compris, dont l'uvre fut la décomposition des vibrations lumineuses
pour retrouver plus intensément le jeu des couleurs vraies ».
Mitry a probablement raison mais peut-être a-t-il aussi tendance à
sous-estimer certaines réussites antérieures à 1953
et à avancer une explication purement technique à ce qui relève
aussi d'une esthétique de saturation colorée, choisie par
des réalisateurs friands d'effets colorés.
La couleur ne s'est donc généralisée que dans
le courant des années soixante. Mais le perfectionnement des procédés
et des techniques, l'abaissement des coûts, l'affirmation de nouvelles
habitudes chez le public ne suffisent pas à expliquer entièrement
le phénomène. Le cinéma est bien l'art du xxe siècle
et son devenir n'est jamais étranger à celui de la société
comme le souligne Michelangelo Antonioni présentant en 1964 Désert
rouge, son premier film en couleur : « Je crois que ce n'est guère
par hasard que d'autres réalisateurs comme Bergman, Dreyer, Fellini
et Resnais ­p; qui jusqu'ici avaient été fidèles
au noir et blanc ­p; ont éprouvé ce même besoin de
la couleur et presque simultanément. À mon avis, la raison
en est la suivante : la couleur a dans la vie de nos jours une signification
et une fonction qu'elle n'avait pas dans le passé. Je suis certain
que bientôt, le noir et blanc deviendra vraiment du matériel
de musée ».
Selon cette hypothèse et ce constat, c'est l'évolution du
monde industriel définitivement sorti des années grises de
la guerre et de la crise qui est rendue visible par l'appel à la
couleur.
Disons, pour conclure, qu'à la différence du cinéma
expérimental intéressé par le jeu autonome d'éléments
visuels non subordonnés au récit, le cinéma narratif
s'est progressivement posé dans une forme utilitaire la question
suivante : que faire de la couleur ?
Les réponses furent multiples, souvent contradictoires, mais révèlent
généralement trois usages possibles des couleurs : l'usage
symbolique qui repose sur les propriétés "intrinsèques"
ou culturellement codifiées et acceptées de certaines couleurs
(particulièrement le noir, le blanc, le rouge, le bleu, le jaune,
le vert), un usage dramatique (la lutte du vert espérance et fertilité
contre l'ocre sécheresse dans de nombreux westerns) ou psychologique
et enfin, un usage qui correspond au style et à l'atmosphère
du film. Trois usages de la couleur mais plusieurs tempéraments et
de multiples choix cinématographiques, avec en toile de fond, l'éternelle
question du "réalisme" et de ses interprétations.
Actualité de la question : Face au "surcoloriage" du monde
que propose la TV, apprendre à regarder physiquement les films d'aujourd'hui.
Ceux de Carax, de Ferrara, de Kusturica, de Godard toujours et sur ce sujet
peut-être particulièrement et humoristiquement Bleu, Blanc
et Rouge de Kieslowski.
Jean-Michel Bertrand
« On voit beaucoup de sang dans Pierrot le Fou...
- Pas du sang, du rouge » Jean-Luc Godard 1965
Sur ces questions, lire : « Quelques problèmes liés à
la réalisation de films en couleur » de Rouben Mamoulian. in
Positif nº 307, septembre 1986 ; Esthétique
et psychologie du cinéma, Jean Mitry, 1990 ; La couleur
au cinéma, sous la direction de Jacques Aumont, 1995, et, surtout
les écrits de nombreux cinéastes...