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Année Volume Numéro Page 

Philosophiques

Volume 32, numéro 1, Printemps 2005, p. 125–133

Questions d’interprétation

Sous la direction de Martin Montminy

Directeur : Denis Fisette

Directrice adjointe : Christine Tappolet

Éditeur : Société de philosophie du Québec

ISSN : 0316-2923 (imprimé)  1492-1391 (numérique)

PHILOSO
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Article

Contextualisme esthétique

Jerrold Levinson

Université du Maryland

jl32@umail.umd.edu

Résumé

Je me fixe deux objectifs dans ce texte. Le premier est de situer l’esthétique ou la philosophie de l’art par rapport à la philosophie en général et d’expliquer pourquoi elle a été la préoccupation centrale de tant de philosophes dans la tradition. Mon second objectif est de définir un courant dominant de l’esthétique des trente dernières années, que je nomme « contextualisme », et d’expliquer son importance en ce qui concerne les réflexions des artistes, critiques, théoriciens et publics à propos de l’art. Le contextualisme, en un mot, est la thèse selon laquelle les oeuvres d’art sont, du point de vue ontologique, épistémologique et de la critique, liées à leur contexte de création et de projection ; en dehors de ce contexte, les oeuvres d’art cessent d’être ce qu’elles sont et n’ont plus les qualités et significations qu’elles possèdent en réalité.

Abstract

This essay has two main objectives. The first is to situate aesthetics or philosophy of art in relation to philosophy as a whole, and to suggest why it has been a primary concern of so many philosophers in the tradition. The second is to identify a dominant strand in philosophical aesthetics of the past thirty years or so, which I label contextualism, and to explain its importance to thinking about art on the part of artists, critics, theorists, and audiences. Contextualism, in brief, is the claim that works of art are ontologically, epistemically, and appreciatively bound up with their contexts of creation and projection, outside of which they cease to be what they are and fail to present the qualities and meanings they in fact possess.

Traduit de l’anglais par Roger Pouivet, avec la collaboration de Martin Montminy

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Commençons par une citation : « L’organum universel de la philosophie — la pierre de touche de toute son architecture — est la philosophie de l’art[1] ». Cette citation de Schelling est tout à fait étonnante, tant par son caractère grandiose que par le contraste qu’elle offre avec ce que la plupart des philosophes actuels seraient prêts à dire à ce sujet. Il y a cependant un grain de vérité dans les deux idées voulant qu’il existe une connexion particulière entre l’art et la philosophie, et que l’esthétique soit peut-être un domaine central de la philosophie. Tout d’abord, il convient de remarquer que même si la philosophie de l’art n’a pas joué un rôle dans les systèmes de la plupart des philosophes et de tous les philosophes indiscutablement grands, elle a quand même occupé une place importante chez quelques-uns d’entre eux, à savoir Platon, Aristote, Hume, Kant, Schopenhauer, Nietzsche, Hegel, Sartre, Heidegger et Dewey. Un bon nombre de philosophes de moindre importance — par exemple, Hutcheson, Croce, Collingwood, Bergson, Santayana, Gadamer, Merleau-Ponty et (évidemment) Schelling — ont eux aussi mis en avant une philosophie de l’art : on en trouverait peut-être davantage qui se sont intéressés, disons, à l’éthique. Pourquoi ce lien naturel, bien que non inévitable, entre l’art et la philosophie ? Les deux portent sur les valeurs ultimes, ce qui fait que la vie mérite d’être vécue. Dans les deux cas, expression, clarification et formulation sont en jeu, bien qu’il ne soit pas évident que le contenu de ce qui est exprimé, clarifié et formulé dans l’art et dans la philosophie soit le même. Les deux domaines sont, par excellence et de façon très significative, des produits de l’esprit ; ce sont des produits enracinés dans des cultures ; ils témoignent de ce qu’elles sont, avec peut-être plus de force que n’importe quoi d’autre. Pourtant, le fait que la philosophie doive s’intéresser particulièrement à l’art ne peut reposer sur de telles similarités. La véritable raison tient plutôt au fait que l’art est une dimension très présente, très importante et très révélatrice du monde humain, en plus d’être une clé indispensable du fonctionnement de l’esprit humain.

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Examinons un moment cette « dimension révélatrice ». Il est bien possible que l’art joue aujourd’hui dans l’expérience humaine le rôle joué naguère par la religion, et peut-être même encore aujourd’hui. L’art remplit certaines des fonctions dévolues autrefois plus manifestement à la religion, par exemple donner un sens aux choses, inviter au dépassement de soi, promettre un contact avec ce qui est le plus profond, accorder un caractère rituel ou cérémonial à l’existence (pensons à certains aspects du comportement adopté lors de concerts, de lectures poétiques ou de vernissages). Mais l’art exprime-t-il des vérités, plus particulièrement des vérités profondes, par des voies qui seraient différentes de celles du langage ordinaire ou de la science ? Voilà une question difficile : ces derniers temps, elle a retenu l’attention des esthéticiens, autant en ce qui concerne les arts abstraits, comme la musique, que les arts figuratifs, comme la littérature. La thèse la plus forte concernant la musique veut que celle-ci, ou à tout le moins une partie de celle-ci, puisse incarner et dès lors communiquer à l’auditeur des états d’esprit ou des façons possibles d’être humain qui pour lui n’étaient pas évidents auparavant, et auxquels l’écoute musicale attentive peut constituer un moyen d’accès essentiel. Quant à la littérature, la thèse forte affirme qu’une expérience de compréhension d’une oeuvre, comme un roman ou une pièce de théâtre, peut permettre une compréhension morale ou psychologique, fondamentalement pratique ou vécue, et surtout une compréhension qui aille bien au-delà de ce que pourrait proposer l’éthique ou la psychologie, ou la simple formulation propositionnelle du message d’une oeuvre. Ce sont des questions extrêmement difficiles de l’épistémologie et de la philosophie de l’esprit de l’expérience esthétique, et je ne prétendrai pas avoir établi ce que je viens tout juste d’esquisser.

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Pour en revenir au lien entre l’art et la religion, voici ce que l’on pourrait supposer : si Dieu existe, si c’est un Dieu personnel ou quasi personnel, quelle meilleure et plus subtile façon aurait-il pu avoir de suggérer sa présence, sans la déclarer absolument, que d’accorder aux êtres humains la capacité de créer et d’apprécier de sublimes oeuvres d’art — des oeuvres qui semblent les porter au delà d’eux-mêmes ou les faire sortir d’eux-mêmes, et démentir ainsi l’idée selon laquelle nous serions simplement les produits de l’évolution naturelle et terrestre ? Notez bien cependant que je ne dis pas que je crois cela.

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Mais quel est alors le rôle du philosophe ? Pourquoi les artistes et le public auraient-ils à se préoccuper de ce que les philosophes ont à dire ? Il est vrai qu’un grand nombre de personnes sont à la recherche d’expériences décrites plus haut comme le propre de l’art : le dépassement de soi, la création de nouveaux états d’esprit, les intuitions morales ou psychologiques. Mais, en ce qui concerne l’art, on pourrait bien se demander s’il existe vraiment des idées philosophiques auxquelles les artistes et les amateurs d’art devraient porter plus d’attention qu’ils ne l’ont fait jusqu’à maintenant.

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Je dirai tout d’abord que la justification fondamentale de l’esthétique est d’être philosophique, c’est-à-dire d’être faite par des philosophes et pour les philosophes. Cela veut dire que les problèmes en esthétique sont philosophiques ; ils appartiennent à la même famille que les problèmes en métaphysique, en épistémologie, en philosophie de l’esprit, en philosophie du langage, etc., ou, à tout le moins, ils sont connexes à ceux-ci. La question devient donc celle de savoir pourquoi quelqu’un qui n’est pas philosophe devrait s’intéresser à ce que les philosophes pensent ou disent à propos de quoi que ce soit ? Il est évident que quelqu’un qui n’est pas philosophe, qui n’est pas un professionnel de la philosophie, peut tout de même avoir des intérêts philosophiques ou une curiosité philosophique ; il peut se poser des questions de nature philosophique. Pour autant que ce soit possible, pourquoi ne pas alors consulter des professionnels, des gens qui passent beaucoup de temps sur des questions de cet ordre et qui sont formés pour y répondre avec vraisemblablement plus de fécondité, ou au moins plus de cohérence et de systématicité, et au moyen d’une argumentation plus sûre que celle d’autres gens quand ils traitent de ces questions ? Il semble naturel à beaucoup de gens de vouloir penser de façon philosophique au sujet de ce qu’ils aiment, des choses les plus importantes ou qui leur importent le plus ; dès lors, puisque pour bien des gens cela semble être vrai de l’art et de l’expérience esthétique, en particulier les artistes et les amateurs d’art, leur intérêt pour l’esthétique philosophique semble presque garanti.

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Quant aux vérités philosophiques au sujet de l’art que l’esthétique contemporaine pourrait proposer dès qu’il s’agit du statut de l’ontologie, de la signification et de l’interprétation des oeuvres d’art, je serais tenté d’insister, quant à moi, sur le contextualisme, par opposition aux différentes formes de formalisme, de structuralisme, d’empirisme, d’une part, et aux différentes sortes de déconstructionnisme, de relativisme et de nihilisme, d’autre part.

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Je vais expliquer en gros comment je conçois le contextualisme en esthétique, et à partir de là, par contraste, j’aborderai les autres doctrines ou tendances. Le contextualisme est la thèse selon laquelle une oeuvre d’art est un artefact caractéristique, un objet (dans certains cas, un objet en partie abstrait) qui est le produit d’une invention humaine, à un moment et à un endroit particuliers, créé par un ou des individus particuliers — ce qui a des conséquences sur la façon dont on fait l’expérience, dont on comprend et évalue correctement les oeuvres d’art. Les oeuvres d’art sont essentiellement des objets incorporés dans l’histoire et ils n’ont jamais un statut d’art, ni de propriétés esthétiques manifestes, ni de significations artistiques définies, ni d’identité ontologique déterminée, en dehors ou indépendamment d’un contexte génétique qui en fait les oeuvres d’art qu’elles sont.

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Selon la conception contextualiste, pour penser ce que sont les oeuvres d’art, on peut faire des analogies utiles avec les notions d’énonciation, d’action et de résultat. Une oeuvre d’art qui appartient à un contexte — et il n’en est pas d’autre sorte — s’apparente à une énonciation dans une situation linguistique spécifique, à une action faite dans des circonstances historiques spécifiques et au résultat obtenu par un individu qui agit selon des contraintes spécifiques sur un problème spécifique ou sur une base préalable spécifique dans un domaine donné. Si le contexte historique d’une oeuvre avait été différent, l’oeuvre elle-même aurait été différente, car l’énonciation artistique qu’elle constitue, l’action artistique en quoi elle consiste, le résultat artistique qu’elle incarne, et même le style dont nous pouvons dire qu’elle le manifeste, auraient très bien pu avoir été différents. Toutes ces différences en impliquent d’autres, au sujet de ce que l’oeuvre exprime, représente ou exemplifie esthétiquement. « Aucune oeuvre n’est une île » serait un bon slogan pour le contextualisme en matière d’art, et s’il sagissait d’expliciter la façon dont les oeuvres d’art sont créées, interprétées et évaluées, le meilleur objet d’étude, même si c’est une fiction, serait la nouvelle de Jorge Luis Borges, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte[2] », car le contextualisme y est inévitable.

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Le contextualisme s’oppose à toutes les autres thèses mentionnées plus haut. Dans le formalisme, la forme manifeste est la seule chose importante en art, pour autant qu’il s’agisse d’appréciation ; c’est dans la forme seule que résident le caractère, le contenu et la valeur artistiques. Mais si le contextualisme est correct, des objets ayant la même forme manifeste peuvent en réalité ne pas avoir, en tant qu’oeuvres d’art, le même statut, le même contenu et la même valeur artistiques. L’empirisme en matière d’art affirme que l’essence d’une oeuvre d’art tient en totalité à son aspect perceptif, à ses qualités manifestes, et que, par conséquent, la compréhension d’une oeuvre ne suppose pas une connaissance de sa provenance historique ou de la problématique dont elle émerge, puisqu’elle ne requiert rien d’autre que sa perception. Ici encore, si le contextualisme est juste, alors l’empirisme doit être faux. Un thème principal du structuralisme en esthétique, lié au formalisme et à l’empirisme, même s’il s’en distingue, serait l’idée que certaines structures, motifs ou modèles manifestes, quels que soient l’art, le style et la période, comportent une valeur ou une force esthétiques données, indépendamment de la façon dont ils y sont incorporés ou employés ; le structuralisme est donc une forme d’optimisme au sujet des universaux esthétiques, qu’on pourrait situer sur le plan de la forme manifeste. Mais si le contextualisme est correct, les prétentions du structuralisme ne sont pas judicieuses et son optimisme est naïf.

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Le relativisme en art est la thèse selon laquelle ce qu’une oeuvre d’art signifie, son contenu esthétique, la valeur artistique qu’on peut lui accorder, sont relatifs à ceux qui la perçoivent, considérés en tant qu’individus ou en tant que groupe. Si l’on s’oppose à une telle perspective, en préférant un objectivisme modeste à propos de l’art, il devient impératif d’admettre un point de vue contextualiste sur ce qui rend une oeuvre possible (à mon avis, une certaine forme d’intentionnalité à connotation historique), sur la sorte d’objet qu’est une oeuvre d’art une fois qu’elle est constituée (à mon avis, une structure ou une entité particulière enracinée dans l’histoire), et sur la façon dont la signification et le contenu d’une oeuvre sont produits (à mon avis, en fonction de la forme manifeste et du contexte d’émergence de l’oeuvre). Enfin, il y a le déconstructionnisme, une variété gauloise particulièrement virulente de relativisme ou, peut-être, de subjectivisme. Le déconstructionnisme soutient qu’aucun discours ne comprend de significations stables et consistantes, y compris les textes, parce que tout discours est en quelque sorte sapé de l’intérieur. Je ne compte pas faire ici un traité sur le déconstructionnisme, mais il me semble que son erreur principale est de conclure que, parce que la force ou le contenu d’une énonciation — une remarque dans une conversation, un récit dans un journal, un poème lyrique ou une fiction narrative — peut souvent être mis en question en soulignant particulièrement ses « marges », ses « interstices » ou ses « apories », alors l’énonciation n’a aucune force ou contenu qui puisse être déterminable de façon intersubjective. Quoi qu’il en soit, plus nos convictions contextualistes seront fermes et sophistiquées, moins nous serons tentés d’admettre l’indétermination sémantique prédite par le déconstructionnisme — une indétermination qui, remarquons-le, est amplement alimentée par les tendances formalistes, empiristes et structuralistes examinées plus haut, puisqu’en libérant une oeuvre de ses amarres intentionnelles, historiques, stylistiques et catégorielles, on laisse la porte grande ouverte à cette indétermination du contenu. À cet égard, le déconstructionnisme est le fruit, mais le fruit naturel, quoique pourri, du formalisme et du structuralisme en art.

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Une perspective non contextualiste (structuraliste, formaliste, empiriste) de ce que sont les oeuvres d’art, de ce qu’elles signifient ou expriment, de la façon dont elles sont liées à ceux qui les font et à leur environnement social, est forcément limitée et appauvrie. L’art devient quelque chose de plus riche, de plus intéressant et de plus important si on le considère de façon appropriée comme le produit d’individus historiquement situés, dotés de coeurs et d’esprits, d’espoirs et de craintes, travaillant à communiquer des contenus ou à transmettre des expériences à travers des médias concrets, plutôt que comme un ensemble de formes ou de modèles abstraits dont la provenance, les antécédents et les significations enracinées dans la culture pourraient tous être laissés de côté ou mis entre parenthèses lorsque vient le temps de l’apprécier. Abstraits de leur contexte humain, les objets d’art ne requièrent pas plus notre attention que ne le font les formes ou les structures naturelles, et ils n’ont pas un potentiel de signification plus étendu. Bien sûr, les objets naturels peuvent être beaux et posséder d’autres propriétés esthétiques, mais le contenu de l’art va beaucoup plus loin. En outre, les qualités esthétiques qu’un objet possède en tant qu’oeuvre d’art diffèrent généralement de celles d’un objet naturel (ou d’un artefact qui n’est pas une oeuvre d’art) qu’on ne pourrait distinguer de celui-ci par l’observation.

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D’un point de vue pratique, une perspective contextualiste sur l’art a aussi un autre intérêt : c’est une arme puissante pour combattre certains des réflexes conditionnés du philistinisme face à l’art moderne ou à l’art outré. Par exemple, « On a déjà vu cela », dit-on de quelque chose qu’on ne peut pas distinguer, par la seule observation, d’une oeuvre antérieure. Mais une fois qu’on a compris que l’art est quelque chose qui est fait, plutôt que simplement une certaine apparence, il n’est plus aussi évident que cela ait déjà été fait avant. « Mon petit frère aurait pu en faire autant », entend-on. Mais aurait-il pu réellement faire cela, c’est-à-dire une oeuvre qui serait réellement la même, qui aurait exactement le même sens en tant qu’oeuvre créée par un auteur et compte tenu de la production antérieure de celui-ci ? « Une copie exacte d’un Rembrandt est aussi bonne, du point de vue artistique, qu’un Rembrandt ». Mais il n’en est rien si une oeuvre d’art a une dimension historique, si elle est une création personnelle dotée d’une signification temporelle, si elle manifeste un style et constitue une réalisation.

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Permettez-moi d’apporter quelques précisions supplémentaires. Premièrement, la perspective que je défends sur l’appréciation de l’art ne porte pas sur l’explication de la genèse de l’oeuvre, au sens d’une explication causale, mais plutôt sur la compréhension de ce qu’une oeuvre d’art exprime ou communique. Pour comprendre une oeuvre, il faut comprendre son contexte social, culturel et artistique — si l’on veut éviter de réduire l’oeuvre d’art à un objet naturel — quel que soit le rôle que ce contexte joue dans la genèse de l’oeuvre. Deuxièmement, pour autant qu’il s’agisse de la signification artistique, les intentions réelles (les motivations, les buts) des artistes ne comptent pas tant que les intentions (motivations, buts) les plus raisonnables supposées par des publics occupant une place appropriée, possédant l’information pertinente relative au contexte dans lequel et à partir duquel l’oeuvre de l’artiste en vient à pouvoir être reconnue en tant que telle ; c’est seulement alors que peut être saisie l’énonciation que constitue l’oeuvre de l’artiste. (Toutefois, certaines intentions réelles jouent probablement un rôle indispensable : les intentions portant sur le fait qu’il s’agit d’une oeuvre d’art et le genre auquel elle appartient, par exemple un poème ou une sculpture. De telles intentions doivent être reconnues, pour autant que ce soit possible, car autrement, le projet interprétatif et appréciatif ne peut être mis en branle[3].) Troisièmement, l’idée apparemment incontestable qu’on doit « se préoccuper de l’oeuvre elle-même » ne nous mène nulle part, à défaut d’une conception défendable de ce qu’est l’oeuvre ; or, comme j’ai essayé de l’indiquer, on peut démontrer qu’une conception contextualiste, temporelle, fondée sur l’énonciation des oeuvres d’art est supérieure à une conception formaliste ou structuraliste.

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Quatrièmement, l’idée que si l’artiste ne sait ce que signifie telle ou telle caractéristique de son oeuvre, alors personne ne le sait, aussi bien que l’idée que l’artiste possède un accès infaillible ou indubitable à ses propres états mentaux, ne sont pas des thèses que, après Wittgenstein, on ne saurait prendre au sérieux. Ce qu’un artiste veut dire, exprime, manifeste, peut fort bien être plus clair pour d’autres que pour lui-même. Et si l’artiste savait exactement ce qu’il pense à propos de son oeuvre, cela n’entraînerait pas que son point de vue est supérieur à celui d’un critique ou d’un historien de l’art par exemple. (Remarquez en outre que la signification d’une oeuvre, en tant qu’énonciation dans un contexte, ne correspond pas toujours à ce que l’artiste veut dire, à cette occasion, par cette énonciation.) Finalement, bien sûr, quelle que soit la théorie de l’art, l’interaction avec l’art devrait avoir pour objectif qu’une connexion se fasse avec ce qui est réellement dans l’oeuvre, qu’elle se fasse précisément à travers les formes et les structures (c’est-à-dire, les mots, les couleurs, les sons, les formes) qui sont le coeur et l’âme de l’oeuvre et dont dépendent toutes ses autres qualités et significations. Mais cela n’est en rien incompatible avec le fait d’exiger que si l’on veut faire l’expérience d’une oeuvre d’art en tant que telle et la comprendre plutôt que de « se projeter » sur elle, on se doit de voir les formes et les structures d’une oeuvre non pas comme sortant du néant ou comme tombées du ciel, mais comme le choix d’un individu particulier, situé historiquement et culturellement, travaillant avec un médium spécifique, en fonction des conventions et horizons dont il a lui-même hérité. L’approche « aveugle » d’une oeuvre, c’est-à-dire sans aucune perspective contextuelle ou cognitive, peut parfois être amusante ou procurer une riche expérience, mais l’oeuvre n’est pas alors approchée en tant qu’oeuvre d’art, comme résultant d’une activité expressive, communicationnelle et symbolique.

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Je ne peux expliquer ici tous les aspects du contextualisme ; heureusement, cela n’est pas nécessaire. Même si l’on peut raisonnablement être en désaccord sur le degré de contextualisme approprié, un travail sérieux sur les exemples discutés en esthétique ne peut manquer d’en reconnaître la nécessité dans une certaine mesure[4]. Le contextualisme n’a pourtant pas été secrètement présupposé, telle une prémisse cachée dans la défense que j’en ai faite. Il apparaît plutôt comme la meilleure théorie ou la meilleure explication de nos pratiques habituelles quand nous faisons l’expérience des oeuvres d’art, les décrivons, les critiquons, les évaluons et réfléchissons sur elles. Les structures ou les formes proprement dites, détachées de leur place dans les traditions, les styles, les problématiques, les oeuvres, les moments historiques, ne peuvent simplement pas véhiculer les significations, sens et résonances spécifiques qu’une critique informée ou une réponse éclairée attribue régulièrement aux oeuvres d’art.

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Examinons maintenant la relation entre art et science. L’art et la science sont en fait des activités connexes — toutes deux nécessitent peut-être de la créativité, de l’imagination et la recherche de la vérité —, mais elles ne sont pas des activités identiques et ne sont pas gouvernées par les même critères d’évaluation ou de production de sens. En tant que tels, les théorèmes sur les nombres de Ramanujan et la théorie de l’espace-temps d’Einstein n’ont rien à voir avec la communication ou l’expression artistiques et ne sont pas des énonciations liées à des contextes. En général, en science, c’est seulement le contenu qui nous intéresse et non ce qui le transmet, ou sa transmission ; mais, en art, il en va tout autrement. En fait, l’intérêt esthétique consiste quasiment par définition à prêter attention à la façon dont le contenu est transmis par une forme particulière dans des circonstances données[5].

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Un arbre rouge, une svastika, une ligne incurvée, un accord de septième diminuée, un juron, signifient, transmettent, expriment ou évoquent quelque chose dans un contexte (par exemple, les paysages expressionnistes de Mondrian, les films de propagande nazie de Leni Riefenstahl, les portraits d’odalisques de Ingres, les symphonies de Mozart, les romans de D. H. Lawrence), et quelque chose d’autre dans un autre contexte (par exemple, les intérieurs décoratifs de Matisse, l’art ancien des Indiens, les abstractions de Kandinsky, les opéras de Wagner, les pièces de théâtre de David Mamet). Pensons aussi à tout ce que l’on trouve si souvent dans les arts, à savoir les allusions, citations, parodies, satires, adaptations, variations, rejets et hommages. Dans une théorie non contextualiste des oeuvres d’art, ces phénomènes artistiques communs sont inexplicables. Par exemple, quelles que soient la signification, l’efficacité ou la valeur du film de Woody Allen, Stardust Memories, qui date de 1980, celui-ci n’est simplement pas séparable de ses références évidentes à 8 1/2 de Fellini, qui date de 1963, et du modèle que ce dernier constitue, en quelque sorte, pour le premier.

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Finalement, venons-en à la question du degré d’intellectualité que doit comporter une réponse appropriée à l’art. Celui qui apprécie une oeuvre d’art n’a pas besoin d’être capable de se représenter le contexte culturel, l’arrière-plan ou l’orientation cognitifs requis pour faire une expérience correcte de celle-ci, en tant qu’énonciation historiquement située ; il doit simplement posséder l’oeuvre. Mais, de manière générale, c’est par osmose avec une culture et une large expérience de la forme d’art en question qu’on acquiert ce dont on a besoin. Ce que Wollheim appelle le « stock cognitif » ou Meyer « les normes intériorisées », et les éléments qu’ils considèrent comme essentiels pour l’appréciation adéquate, pour Wollheim, de la peinture, pour Meyer, de la musique, sont acquis de façon largement tacite et peuvent ne pas être aisément accessibles de façon discursive. Ce dont nous avons besoin, ce sont fondamentalement des dispositions (habitudes, propensités) à répondre, au style et à l’époque[6].

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En conclusion, où il est question d’art, il est très juste de dire que ce qui importe le plus est précisément l’expérience de l’art. L’impact de l’art — il faut le reconnaître — est sa première raison d’être, au moins du point de vue du spectateur. Mais cela ne signifie pas qu’une telle expérience et un tel impact ne nécessitent pas, inévitablement, une médiation culturelle et une information historique appropriées. De nouveau, je crois que penser autrement serait courir le risque de réduire notre engagement envers l’art à une relation à de simples configurations, aussi stimulantes ou belles puissent-elles être. Mais l’art est beaucoup plus qu’une configuration — il peut solliciter toute l’âme humaine, dans toute sa variété, presque infinie[7].

 

Notes

[1]

Friedrich Schelling, The System of Transcendental Idealism (1800).

[2]

Dans Borges, Jorge Luis, Fictions, Paris, Gallimard, 1974.

[3]

Au sujet de la distinction entre les intentions sémantiques et catégorielles en art, voir mon article « Intention and Interpretation in Literature », dans The Pleasures of Aesthetics, Ithaca (NY), Cornell University Press, 1996.

[4]

Voir, notamment, Jorge Luis Borges, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » et « La bibliothèque de Babel », dans Fictions, Paris, Gallimard, 1974 ; Ernst Gombrich, « Expression and Communication », dans Meditations on a Hobby Horse, London, Phaidon, 1963 ; Kendall Walton, « Categories of Art », Philosophical Review, 79, 1970 ; Mark Sagoff, « On Restoring and Reproducing Art », Journal of Philosophy 1978 ; Denis Dutton, « Artistic Crimes : The Problem of Forgery in the Arts », British Journal of Aesthetics, 1979 ; Jerrold Levinson, « What a Musical Work Is », dans Music, Art, and Metaphysics, Ithaca (NY), Cornell University Press, 1990 ; Richard Wollheim, Art and Its Objects, 2e éd., Cambridge, Cambridge University Press, 1980 ; Arthur Danto, The Transfiguration of the Commonplace, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1981 ; Michael Baxandall, Patterns of Intention, New Haven, Yale University Press, 1985 ; et Gregory Currie, An Ontology of Art, London, Macmillan, 1989.

[5]

Voir J. Levinson, « What Is Aesthetic Pleasure ? » dans The Pleasures of Aesthetics.

[6]

Voir J. Levinson, « Musical Literacy », dans The Pleasures of Aesthetics.

[7]

D’autres ouvrages récents souscrivent au contextualisme esthétique ou montrent l’influence de ce point de vue. Voir Gregory Currie, « Work and Text », Mind, 1991 ; John Fisher, « Discovery, Creation, and Musical Works », Journal of Aesthetics and Art Criticism, 1991 ; Lydia Goehr, The Imaginary Museum of Musical Works, Oxford, Oxford University Press, 1992 ; Robert Stecker, ArtWorks : Definition, Meaning, Value, University Park (PA), Pennsylvania State University Press, 1997 ; Jacques Morizot, Sur le problème de Borges, Paris, Éditions Kimé, 1999 ; Roger Pouivet, L’ontologie de l’oeuvre d’art, Paris, Éditions Jacqueline Chambon, 1999 ; Stephen Davies, Musical Works and Performances, Oxford, Oxford University Press, 2001 ; Robert Howell, « Types, Indicated and Initiated », British Journal of Aesthetics, 2002 ; Robert Howell, « Ontology and the Nature of the Literary Work », Journal of Aesthetics and Art Criticism, 2002 ; Guy Rohrbaugh, « Artworks as Historical Individuals », European Journal of Philosophy, 2003 ; David Davies, Art as Performance, Oxford, Blackwell, 2003.

Auteur : Jerrold Levinson
Titre : Contextualisme esthétique
Revue : Philosophiques, Volume 32, numéro 1, Printemps 2005, p. 125–133
URI : http://www.erudit.org/revue/PHILOSO/2005/v32/n1/011066ar

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