Fabula, la recherche en littérature (atelier)

Atelier de théorie littéraire : Des mondes possibles aux univers parallèles

Marie-Laure Ryan 4 Mai 2006


Des mondes possibles aux univers parallèles

Ma présentation explore l'idée qu'il existe une pluralité de mondes dans deux domaines : 1. La théorie des mondes possibles, plus particulièrement ses applications en théorie littéraire; 2. La physique théorique.

Théorie des mondes possibles.

La notion de mondes possibles a donné lieu à une variété d'interprétations, et ces interprétations sont subordonnées à des fins différentes. Mais s'il existe un point commun à toutes les applications, c'est que cette notion exprime notre intuition que « les choses pourraient être différentes / ma vie pourrait avoir tourné autrement ». Une manière de rendre compte de cette intuition est le fameux « Modèle M » de Saul Kripke. La réalité—la somme de l'imaginable—est un univers qui consiste en une pluralité de mondes possibles. L'un de ces mondes est non seulement possible mais encore actuel. Un monde est possible s'il est relié au monde actuel par une relation dite d'accessibilité. L'actualité peut être conçue de deux manières. Selon la thèse mentaliste (soutenue par la plupart des philosophes), ce qui distingue le monde actuel des autres mondes, c'est qu'il est le seul à exister absolument—en dehors de l'imagination. Selon la thèse du réalisme modal au contraire (proposée par David Lewis), tous les mondes possibles sont réels et existent objectivement. Pour identifier le monde actuel parmi ces mondes également réels, Lewis propose la théorie indexicale de l'actualité : le terme « le monde actuel » est un embrayeur sémantique, comme je, tu, ici, hier, demain, maintenant. Sa référence change selon qui emploie le terme. Dans quelle mesure peut-on considérer les mondes fictionnels comme des mondes possibles ? Cela dépend de ce qu'on entend par « monde ». Tous les textes projettent ce que j'appelle un domaine sémantique, mais un domaine sémantique n'est pas toujours un monde. Je définirai un monde textuel comme un espace situé dans le temps, qui sert d'habitat pour des objets et des individus concrets. L'évolution de cet habitat et des objets qu'il contient possède une certaine cohérence et continuité qui peuvent être expliquées en invoquant le principe de la causalité. Pour qu'un texte projette un monde, ce monde doit être accessible à partir du monde actuel, ce qui veut dire que nous devons être capables d'employer notre image de ce monde actuel -notre encyclopédie privée dirait Umberto Eco- pour remplir les lacunes du texte. (J'ai appelé cela, en suivant David Lewis, le principe de l'écart minimal.) Cette encyclopédie dépend aussi bien que ce que nous apprenons dans les livres que de notre expérience directe de la vie. Il peut même arriver qu'un texte fasse appel non seulement à notre connaissance du monde actuel et de son histoire, mais encore à notre familiarité avec d'autres mondes fictionnels. C'est alors le phénomène qu'on appelle la transfictionnalité. Dans les interprétations classiques du modèle de Kripke, ce qui rend un monde accessible est le respect des lois de la logique : non-contradiction et milieu exclu. Les objets qui se situent au-delà des relations d'accessibilité logique ne sont pas des mondes, ce sont comme des collections disparates de propositions. Mais l'adhérence stricte à la logique est une condition trop draconienne en ce qui concerne les mondes fictionnels. Il existe des textes qui enfreignent la logique mais qui présentent tout de même des mondes imaginables. Parmi ces textes : les récits de voyage dans le temps qui créent des boucles causales; la métalepse, qui permet aux personnages de transgresser les frontières ontologiques et d'accumuler des propriétés contradictoires (à la fois fictionnels et réels) ; les mondes où le passé est soudainement changé; ou encore les monde où l'espace est impossible. On peut donc distinguer trois types de textes : (1) Textes à mondes logiquement cohérents. L'équivalent en peinture serait une œuvre qui représente un sujet de manière relativement réaliste. (2) Textes à mondes dit « de fromage suisse » : il y a des gouffres où la logique est transgressée, mais ces gouffres sont clairement délimités, comme les trous dans le fromage, et le lecteur peut appliquer le principe de l'écart minimal pour les régions du texte qui correspondent au fromage. C'est l'équivalent littéraire des peintures d'Escher ou de Magritte. (3) Textes sans monde, qui sont l'équivalent de peintures abstraites : poésie concrète; textes bâtis systématiquement sur le gommage et la contradiction ; textes où les objets décrits se métamorphosent continuellement.

Mondes possibles et théorie de la fiction

On peut donc admettre que les textes fictionnels projettent un monde (ou des mondes) ; mais quel est le statut ontologique de ces mondes ? Pour la plupart des philosophes, les mondes possibles sont complets : chaque proposition est vraie ou fausse, et il n'y a pas d'indétermination. Mais les mondes fictionnels sont créés par un nombre limité de propositions, celles qu'affirme ou qu'implique le texte. Il faut donc adapter le modèle pour appliquer le concept à la fiction. Il existe deux solutions à ce problème. Lubomír Dolezel pense que les mondes fictionnels diffèrent des mondes des logiciens parce qu'ils sont radicalement incomplets. Il n'y a pas un « nombre d'enfants de Lady MacBeth », parce que le texte ne le dit pas. C'est un manque ontologique: Lady MacBeth est une créature textuelle (ne disons pas une femme) qui n'a pas un nombre déterminé d'enfants. Dolezel défend son idée de l'incomplétude des mondes fictionnels en nous disant qu'elle permet d'attribuer une valeur esthétique, un sens, à ce que l'auteur ne nous dit pas. Par exemple le fait que Mme de Lafayette ne nous décrit pas ses personnages, alors que Balzac le fait en grand détail, est un trait distinctif des mondes fictionnels de leurs romans, et ce trait est porteur d'une grande importance pour apprécier l'art littéraire de ces auteurs. Ma propre solution repose sur une disjonction entre ce que le lecteur sait et ce que le lecteur imagine. Le lecteur sait que les mondes fictionnels sont incomplets, mais quand il « joue le jeu », quand il s'immerge dans une fiction, il fait semblant de croire que ce monde est complet. Nous n'imaginons pas que les héroïnes de Mme de Lafayette manquent de visage ou que Lady MacBeth a un nombre radicalement indéterminé d'enfants. Dans notre acte d'imagination ces manques sont une question epistémologique, et non ontologique. Le travail de l'imagination suscité par la fiction a été décrit par Kendall Walton comme un jeu de faire semblant, et par Jean Marie Schaeffer comme une feintise ludique. Ce jeu consiste à faire semblant que le monde actuel de l'univers fictionnel existe indépendamment du texte qui le décrit. Ni Walton ni Schaeffer n'invoque la notion de mondes possibles, mais cette notion nous permet de formuler les règles du jeu comme un geste de recentrement par lequel le lecteur (ou spectateur) se transporte dans le monde fictionnel et s'imagine appartenir à ce monde. Dans le mesure où elle transfert la référence du terme « actuel » vers le monde fictionnel, cette idée de recentrement représente une mise en pratique de la théorie indexicale de l'actualité.

Mondes possibles et sémantique narrative

L'importance de la théorie des mondes possibles pour la littérature ne se limite pas à expliquer expérience de la fiction. Elle offre un modèle cognitif des mondes narratifs qui transcende la frontière entre la fiction et la narration dite référentielle. Ce modèle nous dit comment organiser l'information que nous donne le texte pour que cette information forme une histoire. Traditionnellement, le récit est défini comme la représentation d'une séquence d'événements qui ont lieu objectivement dans le monde que le texte présente comme actuel. Mais Todorov et Bremond ont souligné que cette séquence d'événements actuels est sous-tendue par tout un réseau d'événements virtuels qui ne prennent place que dans l'imagination des personnages (ou dans celle du lecteur). On peut considérer la vie intérieure des personnages comme un système de mondes possibles. Il s'ensuit que la narration donc ne projette pas un monde, elle projette un univers dont la structure sémantique peut être représentée comme suit : 1. Au centre de l'univers textuel réside un monde actuel, déterminé par les déclarations du narrateur (dans la mesure où ce narrateur est fiable). 2. Autour de ce monde actuel gravitent les domaines privés des personnages, qui sont comme de petits systèmes solaires composés d'un certain nombre de mondes : 1. Le monde des croyances, qui reflète en puissance le système tout entier (y compris donc les domaines des autres personnages), et qui inclut un groupe de représentations qui tiennent le rôle de monde actuel dans l'univers privé du personnage. 2. Le monde des désirs. (En logique modale, le système axiologique) 3. Le monde des obligations. (En logique, le système déontique) 4. Les buts et plans actifs des personnages. Contrairement aux mondes des désirs et des obligations, qui sont des modèles statiques, les buts et plans sont un modèle dynamique dont le contenu est la chaîne d'événements qui conduit à la réalisation des modèles statiques. 5. Les rêves et les fantaisies des personnages. Ces représentations ne sont pas des mondes mais des univers alternatifs organisés autour de leur propre monde actuel. Elles introduisent par conséquent une certaine récursivité dans le modèle sémantique du texte. Au cours d'un récit, la distance entre les mondes—c'est-à-dire leur degré d'incompatibilité - est sujette à de constantes fluctuations. On peut définir le moteur de l'intrigue comme l'effort des personnages de rendre leurs mondes privés compatibles avec le monde actuel—en d'autre termes, l'effort d'éliminer les conflits de leur domaine personnel. La théorie des mondes possibles présente l'intrigue comme le mouvement des mondes privés dans l'univers narratif. Ce mouvement ne se termine pas quand tous les conflits dont éliminés, car quand les personnages sont en relation de compétition, l'élimination du conflit dans le domaine d'un personnage crée un conflit dans le domaine d'un autre. On peut dire que le conflit est une condition permanente des univers narratifs. Ce qui met fin à l'intrigue c'est quand les conflits cessent d'être productifs, c'est-à-dire : quand les personnages renoncent à recourir à l'action pour les éliminer.

Mondes pluriels en physique

En physique, la postulation de mondes multiples (appelés aussi univers parallèles) est une tentative de résoudre les problèmes de la physique quantique, qui étudie les particules élémentaires. La nature semble en effet suivre les règles de jeux complètement différents aux niveaux cosmique et subatomique, de sorte qu'il est impossible de prédire le comportement des particules élémentaires. On peut répéter la même expérience avec des électrons et on trouvera chaque fois l'électron dans une position différente. Tout ce qu'on peut faire c'est calculer la probabilité qu'une de ces possibilités sera réalisée. La somme des probabilités s'appelle la fonction d'onde de la particule, et elle est calculée pour l'électron par la fameuse équation de Schrödinger. Selon l'interprétation dite de Copenhague, l'électron se trouve simultanément dans toutes les positions décrites par l'équation, dans ce qu'on appelle une superposition d'états, jusqu'au moment où on essaie de l'observer. A ce moment la fonction d'onde s'effondre, et on trouve l'électron dans une position déterminée. Mais certains physiciens raisonnent que si le comportement des électrons dépend radicalement de l'acte d'observation, ce comportement, et par extension les lois de la nature ont changé depuis le développement de la physique nucléaire, ce qui semble une absurdité. Pour les avocats de l'idée des univers parallèles, il n'y a pas d'effondrement de la fonction d'onde. Toutes les possibilités sont réalisées, mais chacune dans un monde différent. Dans cette interprétation, chaque fois qu'une particule crée une fonction d'onde, cette particule engendre un monde parallèle pour chaque trajet possible. Les possibilités décrites par l'équation de Schrödinger sont donc plus que des possibilités, ce sont des réalités, car chacune de ces possibilités est actualisée dans un monde particulier. Cette hypothèse présuppose qu'à chaque instant une infinité de mondes vient à l'existence, et que ces mondes prolifèrent de manière absolument incalculable. L'hypothèse des mondes multiples a aussi été invoquée pour résoudre un problème classique de la physique théorique: la lumière est-elle une onde, ou un faisceau de particules ? Depuis Einstein, on pense qu'elle est faite de particules (appelées photons), mais dans certaines expériences, elle se comporte comme une onde. Si on fait passer un rayon de lumière à travers deux fentes, on n'obtient pas l'image correspondant à la conception de la lumière comme faisceau de particules, mais l'image correspondant à la théorie de l'onde. Comment résoudre le problème sans renoncer à l'idée de particules ? D'après le physicien David Deutsch, la postulation de mondes parallèles nous permet non seulement de décrire, mais encore d'expliquer les résultats de l'expérience des deux fentes. L'image en forme d'onde créée par les photons est due à un effet d'interférence en provenance de mondes parallèles. Quant le photon passe par une fente, il entre en collision avec un photon invisible (pour nous) qui appartient à un autre monde, et cette collision change sa trajectoire. Selon Deutsch, chaque photon visible dans notre monde possède un alter ego invisible dans un autre monde.

Comparaison des deux modèles

Les thèses de Lewis concernant le réalisme modal et la conception indexicale de l'actualité nous permettent de cerner la différence entre la cosmologie plurielle de la physique et la version de la théorie des mondes possibles présentée dans cet exposé. La conception de la fiction comme recentrement imaginatif dans un monde possible présuppose non seulement un contraste entre l'actuel et le virtuel, mais encore une conception indexicale de l'actualité. La physique par contre ne s'intéresse pas au contraste actuel-virtuel. Si les univers parallèles existent, ce sont des collections d'objets matériels, comme des planètes, des étoiles ou les galaxies, et tous ces objets existent sur le même mode : le mode de la réalité. Autrement dit, les mondes possibles mais non actuels n'existent pas pour la physique. Ces positions sont inversées en ce qui concerne la question du réalisme modal. Pour la physique, l'adhérence à l'idée du réalisme modal est fondamentale. Pour les avocats des univers parallèles, ces univers existent objectivement, et la postulation de leur existence devrait être sujette à la vérification ou à la falsification. Dans ses applications à la fiction, la théorie des mondes possibles est par contre indifférente à la question du réalisme modal. En théorie littéraire et en narratologie, les mondes possibles peuvent être considérés comme des fictions théoriques, c'est-à-dire comme des entités imaginaires postulées pour leur pouvoir explicatif. Dans la mesure où l'idée de mondes possibles nous permet de décrire la structure sémantique des univers narratifs et l'expérience de la fiction, la question de l'existence objective de ces mondes n'importe pas.

Contribution de la théorie des mondes possibles aux études littéraires

Est-il possible par l'entremise de la théorie des mondes possibles de restituer au littéraire sa spécificité ? Ma réponse sera partiellement négative. D'une part, la théorie des mondes possibles s'applique à un champ plus vaste que la littérature : en décrivant la narration et la fiction, elle peut rendre compte du cinéma, du théâtre, et des jeux vidéo aussi bien que du roman. D'autre part, si on conçoit l'essence de la littérature comme un emploi du langage radicalement distinct du langage ordinaire et de la culture de masse, le concept de monde possible n'a pas grand-chose à nous dire sur la spécificité du littéraire. Dans les années 50 à 80—je pense a des philosophes comme Heidegger, Blanchot, Derrida, et à la Nouvelle Critique Américaine--on concevait la littérature sur le modèle des Saintes Ecritures. Cette conception quasi théologique de la critique littéraire se traduit par une sacralisation du texte, avec cette différence que le sacré qui s'exprime par l'écriture littéraire n'est pas Dieu, ni l'auteur, mais le langage lui-même. Comme l'écrit Maurice Blanchot, « Désormais ce n'est plus Mallarmé qui parle, mais le langage se parle, le langage comme œuvre et l'oeuvre du langage. » La manifestation la plus pure de l'essence de la littérature provient de la poésie, et cette essence fait l'objet d'une sorte de théologie négative qui considère comme sacrilège d'essayer de capturer l'infini de la signification du poème dans la finitude d'une interprétation. Comme le disent certains critiques des années 50 : « Le poème de dit pas, il est. » « La paraphrase est une hérésie. » « Toute interprétation est un viol. » L'œuvre devient un objet opaque, et la seule manière de l'apprécier est l'admiration muette de son scintillement. Pour cette école critique, que j'appelle textualiste, l'œuvre littéraire ultime, c'est le Livre de Mallarmé, qui conformément à la théologie négative n'a jamais été écrit, car l'essence de la littérature doit demeurer à jamais ineffable et son espace à jamais inviolé. Mais les choses commencent a changer vers les années 80—c'est-à-dire au moment du développement de la théorie des actes de langage, de la psychologie cognitive, de la pragmatique en linguistique, et précisément, de l'introduction de la théorie des mondes possibles en littérature. Il est symptomatique de ce changement qu'on s'intéresse de plus en plus au récit et de moins en moins à la poésie. La fiction et le récit ont remplacé « le littéraire » comme centres d'intérêt. On commence à se rendre compte que le plaisir du texte ne réside pas exclusivement dans la contemplation du langage. Il y a aussi le plaisir de s'immerger dans le monde évoqué par le texte, et cette immersion requiert une certaine transparence du langage. Le lecteur se rappelle un personnage de roman, un décor, une intrigue passionnante, sans se rappeler des mots du texte. Au lieu de se demander « en quoi la lecture de la littérature diffère-t-elle de la lecture du journal », on se pose la question : qu'est-ce qu'il y a de commun entre les mécanismes cognitifs mis en jeu dans la narration—qu'elle soit fictionnelle ou non—et la manière dont nous donnons un sens à notre expérience personnelle. Ou encore, qu'y a-t-il de commun entre la manière dont nous interprétons le comportement des personnages de roman et celui des humains que nous côtoyons dans la vie quotidienne ? Au lieu d'être considéré exclusivement comme un miroir qui reflète sa propre image, le texte littéraire devient une fenêtre qui nous permet d'observer un monde. Mon interprétation personnelle de la théorie des mondes possibles n'explique pas ce qu'il y a de commun entre la lecture de Proust et celle d'un sonnet de Mallarmé, mais elle a beaucoup a nous dire sur ce qu'il y a de commun entre la lecture de Proust et celle d'un thriller comme le Da Vinci Code. De leur côté, les tentatives de dégager l'essence du littéraire du mouvement textualiste n'avaient rien à nous dire sur ce qui passionne les millions de lecteurs du Da Vinci Code. Si l'expérience littéraire la plus complète est faite à parts égales du spectacle du langage et de l'immersion dans un univers textuel, la contribution de la théorie des mondes possibles à la théorie littéraire réside dans l'explication des mécanismes cognitifs qui rendent l'univers textuel présent à l'imagination. Notre théorie refuse d'isoler la haute littérature de la culture populaire, ou peut-être qu'elle est incapable de la faire, et elle ne dit pas tout sur l'expérience esthétique, mais en faisant du langage une fenêtre sur un monde, elle révèle un aspect du plaisir du texte rendu trop longtemps invisible par le culte de l'écriture qui ne permet à la littérature de ne parler que d'elle-même.

Débat

Mehdi Benjebbour : Pourquoi une peinture abstraite de Kandinsky ne serait-elle pas un monde dont les êtres et les objets sont faits de formes et de couleurs ? Certains critiques d'art sont d'ailleurs d'avis qu'il n'y a jamais de non-référentialité en peinture, de l'auto-référentialité tout au plus. Et même un tableau blanc du Minimal Art pourrait se référer à un monde entièrement blanc, un univers strictement pictural que l'on pourrait comprendre comme un fantasme du peintre, c'est-à-dire son univers de croyance en quelque sorte …

Marie-Laure Ryan : il y a toujours une possibilité de d'interpréter la peinture abstraite en terme monde mais ce n'est pas ce que je fais. Je regarde Kandinsky comme un jeu de couleurs et de formes pures.

Mehdi Benjebbour : D'autre part, en ce qui concerne Magritte, j'ai l'impression qu'il s'agit plus de mondes métaphoriques que d'univers fictionnels. Ricœur dans La métaphore vive, oppose deux modèles théoriques de la métaphore ; le premier est celui de la substitution d'un terme par un autre (Aristote, Fontanier) et le second celui d'une confrontation de plusieurs contextes (Max Black, Richards). Or, bien souvent, les tableaux de Magritte consistent justement en une confrontation de plusieurs contextes.

Marie-Laure Ryan : J'ai souvent dit que la théorie des mondes possibles n'expliquait pas tout. Par exemple, elle n'explique pas la métaphore.

Françoise Lavocat : Que pensez-vous de la proposition de G. Genette, selon laquelle la fiction serait une expansion de la figure ?

Marie-Laure Ryan : Je ne vois pas comment on pourrait faire de cette remarque une définition générale de la fiction, à moins bien sûr qu'on l'interprète de manière …figurale. On pourrait dire que comme une figure une fiction ne doit pas être interprétée littéralement. Mais je ne vois pas de quelle figure particulière Madame Bovary est l'expansion !

Christine Noille-Clauzade : Vous êtes sensible aux formes et aux couleurs ; est-ce que vous distinguez les œuvres qui suscitent l'immersion et celles qui doivent susciter une approche textualiste ?

Marie-Laure Ryan : Kendall Walton parle de l'illusion de présence des peintures mimétiques. Même pour Malevitch, selon lui, il y a immersion. Mais pour moi il y a des signes, qui ne suscitent pas l'immersion. J'interprète une image très stylisée d'une vache comme « le signe d'une vache » et je ne me dis pas : « je suis en présence d'une vache. »

Christine Noille-Clauzade : Est-ce que vous pourriez préciser ce qui manque aux objets textualistes ? La référentialité, la narrativité ?

Marie-Laure Ryan : Plutôt la narrativité . Je n'arrive pas à m'immerger dans une poésie.

Françoise Lavocat : Dans votre livre, Narrative as Virtual reality (2001, p. 109), est-ce que vous ne dites pas clairement que la fictionnalité ressortit à une catégorie verbale, parce que les images ne font pas de propositions ? Cela nous renvoie à un débat que nous avons eu à la suite de la conférence de Philippe Monneret.

Marie-Laure Ryan : Il me semble maintenant que la photographie et le cinéma peuvent exprimer des (méta)-propositions : « ce que je montre a existé. » Le contraste entre fiction et non-fiction s'appliquerait donc à la photographie ou au cinéma, mais la question est difficile à résoudre pour la peinture. Si je vois un film je me demande : est-ce un documentaire ou une fiction. Mais pour la plupart des peintures la question ne se pose pas. Est-ce qu'un champ de coquelicots peint par Monet est une fiction ????

Bernard Guelton : On oublie que la peinture modélise un acte perceptif. Dans la peinture abstraite par exemple, il y réactivation d'indices perspectifs de façon cohérente ou incohérente : opposition figure-fond, indice de taille, recouvrement d'une forme par une autre..., ce ne sont pas simplement des formes et des couleurs sur lesquelles on projette des significations. Dans les premiers tableaux de Frank Stella, il y a la tentative quasi-impossible de ne produire qu'un espace plan sans profondeur. Dans la peinture figurative, le plaisir que j'ai avec Goya par exemple, c'est que je peux m'approcher ou m'éloigner du tableau, observer cette épaisseur de peinture qui à distance devient la transparence d'un voile sur une robe. Je prends donc plaisir à « activer » ou « désactiver » une illusion..

Marie-Laure Ryan : Vous jouissez de ces deux perspectives, illusionniste, ou pas. Quand vous reculez vous imaginez, quand vous vous rapprochez, vous savez. Pour moi il y a des images plates, les jeux video des années 50 ; maintenant nous faisons l'expérience d'un monde en trois dimensions. Il y a des peintures à moitié entre le plat et les trois dimensions, tandis que d'autres me donnent une impression de profondeur énorme quoique ce ne soit pas réaliste.

Brigitte Ouvry-Vial : Est-ce cette théorie des mondes possibles rencontre l'intention ? Dans quelle mesure cette théorie est-elle déterminée par l'intention de l'auteur du lecteur ? Est-ce que c'est vissé dans l'œuvre, ou dépendant de l'auteur ou du lecteur ?

Marie-Laure Ryan : L'intention de l'auteur est essentielle pour déterminer si un texte est fictionnel.

Brigitte Ouvry-Vial : Est-ce que c'est une intention dominée ?

Marie-Laure Ryan : La théorie des actes de langage dépend fondamentalement des intentions. Mais cependant, le contenu des actes de langage n'est pas entièrement déterminé par l'intention.

Richard Saint-Gelais : Pour moi, le monde un monde en fromage suisse dont vous parlez, c'est un univers cohérent avec des petits trous : Sherlock Holmes par exemple. Mais le tableau de Magritte ou un roman de Robbe-Grillet reposent sur une contradiction constitutive : sur une discohérence, selon le terme de Ricardou : une cohérence toujours défaite et reconstruite.

Marie-Laure Ryan : Mais dans le tableau de Magritte est par endroit cohérent. C'est tout de même un cheval.

Richard Saint-Gelais : C'est pareil chez Robbe-Grillet.

Marie-Laure Ryan : Pour moi pas, il n'y a pas de totalité chez Robbe-Grillet, on n'imagine pas de monde cohérent.

Christine Noille-Clauzade : Pour vous la théorie des mondes possibles sert-elle à une typologie de la lecture ou à une typologie des fonctionnements du texte, des différents styles de fictionnalité ?

Marie-Laure Ryan : Qu'est-ce que vous appelez « style de fictionnalité » ?

Christine Noille-Clauzade : Dans ma propre contribution à ce séminaire, j'ai essayé de montrer qu'il y avait différents régimes logiques de fictionnalité, entre les grands romans fabuleux, la nouvelle et le conte de fée au dix-septième siècle par exemple. J'ai l'impression que vous apportez quant à vous plutôt quelque chose du côté de la lecture.

Marie-Laure Ryan : On ne peut pas séparer la lecture et les fictions. Pour moi cette théorie permet une phénoménologie de la lecture. Elle n'a pas grand-chose à dire sur les univers non-narratifs.

Richard Saint-Gelais : Est-ce que la narrativité n'est pas un concept central dans la fictionnalité ?

Marie-Laure Ryan : C'est un problème énorme ; il y a des fictions non narratives mais elles sont rares.

Nicolas Corréard : Quelle est votre position sur le statut ontologique des mondes possibles ; vous avez dit qu'il y avait deux positions ; il m'a semblé que vous flottiez entre les deux ?

Marie-Laure Ryan : Personnellement je pense qu'il n'y a qu'un monde réel, mais la théorie de Lewis rend compte de ce qui se passe quand nous lisons une fiction ; nous faisons comme si les mondes possibles existaient.

Françoise Lavocat :Dans votre exposé, vous dites que vous excluez le narrateur du jeu de faire semblant de la fiction, puisqu'il lit les pensées des personnages. Le narrateur omniscient et extra-diégétique, selon vous, est exempt du jeu de faire semblant. Ne serait-il pas plus économique, dans ce cas, d'adopter la théorie d'Ann Banfielf, et de supprimer le narrateur dans le cas d'une narration hétéro-diégétique ?

Marie-Laure Ryan : Je suis divisée en ce qui concerne la théorie de Banfield. Pour moi, on peut reconnaître des actes de langage dans une fiction hétéro/extra diégétique, ce que Banfield nie. Je pense que logiquement il y a toujours un narrateur, mais psychologiquement, on ne projette pas un narrateur dans le cas de la narration hétéro/extra diégétique. Le problème principal de la théorie de Banfield est qu'elle ne permet pas une théorie unifiée de la fiction.

Christine Noille-Clauzade : Que pensez-vous de l'opposition « er-form » / « ich form » de Dolezel ?

Marie-Laure Ryan : Je la trouve importante. Le narrateur à la 1er personne est non fiable. Pour dire qu'une déclaration est non fiable on anthropomorphise le locuteur.

Bernard Guelton : En quoi le media numérique revisite-t-il la question de la fiction ?

Marie-Laure Ryan : C'est une nouvelle manière de vivre la fiction, par exemple avec les mondes en ligne qui existent de manière perpétuelle ; c'est intéractif.

Bernard Guelton : Le codage numérique permet des choses qui ne sont pas interactives.

Marie-Laure Ryan : Sans doute, mais le joueur de jeu video ne voit pas le code. Le code doit être invisible, quoiqu'il permette l'expérience que nous avons.

Sophie Rabau : Le lecteur s'imagine que le monde est complet. Mais je suis troublée quand vous dites que le lecteur s'imagine appartenir à ce monde, contrairement au joueur de jeu video.

Marie-Laure Ryan : Le lecteur est un spectateur qui n'a pas le droit de vote.

Sophie Rabau : Est-ce qu'on pourrait faire une théorie des jeux video selon le droit de vote qu'on a ? Est-ce que le lecteur s'imagine vraiment appartenir à ce monde ?

Marie-Laure Ryan : La participation du joueur à l'action narrative (=son droit de vote) varie énormément selon les jeux. Il y a d'autre part des jeux où le joueur s'imagine appartenir au monde du jeu et d'autres où il manipule les personnages comme des marionnettes, d'un point de vue qui surplombe ce monde. (« God game », en anglais.)

Marielle Macé : J'aimerais revenir au sens que vous donnez de l'accessibilité. Vous avez comparé deux usages du roman (immersion et information). Qu'est ce qui reste une fois le livre refermé si l'expérience de la fiction est réduite à une opération d'imagination momentanée ? Est ce qu'il y a d'autres usages de la fiction que le fait d'en tirer une information ponctuelle à remobiliser dans la réalité ? Il y a sans doute une différence entre l'idée de revisiter la scène et en faire usage.

Marie-Laure Ryan : Tirer de l'information de la fiction—un usage facultatif à mes yeux—est certes une expérience qui dure après que le livre est refermé. Mais je ne pense pas que l'immersion soit limitée au moment de la lecture. On pense à une fiction qu'on a lue, et on peut s'immerger, même sans avoir le texte sous les yeux. Car les mondes fictionnels nous semblent vivre indépendamment du texte. Mais il y a une différence fondamentale entre revisiter la scène en imagination et faire un usage pratique de la fiction.



Marie-Laure Ryan

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Dernière mise à jour de cette page le 30 Mai 2006 à 21h11.



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