La controverse sur les écrits contestables publiés par Daniel Cohn-Bendit en 1975 illustre certaines dérives de la libération des moeurs lancée au début des années 70. Des médecins et des militants témoignent des confrontations sur la pédophilie et défendent les acquis de cette époque.
FAUT-IL BRÛLER Mai 68 et les années
70 parce que, sous couvert de libération sexuelle, cette période
aurait été celle de l'apologie de la pédophilie? Dans
son numéro du 22 février, L'Express exhume les écrits
de Daniel Cohn-Bendit publiés en 1975 dans Le Grand Bazar,
à propos de son expérience d'éducateur dans un jardin
d'enfants autogéré à Francfort: "Il m'était
arrivé plusieurs fois que certains gosses ouvrent ma braguette et
commencent à me chatouiller. Je réagissais de manière
différente selon les circonstances mais leur désir me posait
un problème. Je leur demandais : “Pourquoi ne jouez-vous pas
ensemble, pourquoi vous m'avez choisi, moi, et pas les autres gosses ?”
Mais s'ils insistaient, je les caressais quand même." Au-delà
du cas Cohn-Bendit, se trouve revisitée une période historique
qui a entraîné un bouleversement en profondeur de la société
française. "Trente ans après, il existe une incapacité
à poser le regard de l'historien sur ces transformations et les
resituer dans leur contexte", regrette Hervé Hamon, qui, avec
Patrick Rotman, a dressé, dans Génération (Le Seuil,
1988), le portrait des soixante-huitards. " Ce n'est pas parce que des
anars ont écrit sur les murs: “Il est interdit d'interdire” que
l'on peut réduire Mai 68 et les années qui l'ont suivi à
“Tout est permis”, insiste Hervé Hamon. C'est aussi de là
qu'est parti le mouvement, initié par les féministes, visant
à la criminalisation du viol. Nous avons été confrontés
à des dérives, mais il ne faut pas s'étonner que ce
bouleversement ne se soit pas fait de manière parfaitement ordonnée.
"
La découverte de la sexualité infantile n'est pas une
invention de Mai68, mais une notion centenaire que nous devons à
Freud. Et présenter les soixante-huitards comme une génération
globalement porteuse d'une morale considérant la pédophilie
comme admissible, c'est confondre le fait que le débat sur l'ensemble
des aspects de la sexualité –les rapports hommes-femmes, le mariage,
l'homosexualité...– soit venu sur la place publique avec la revendication,
par quelques-uns, d'une pédophilie consentie. C'est aussi oublier
que ces positions étaient massivement récusée au sein
de ceux qui réclamaient une émancipation, et passer à
la trappe l'ordre moral, bousculé par la vague de Mai 68, qui faisait
peser un silence de plomb sur tout ce qui touchait à la sexualité,
celle des jeunes en particulier.
Ancienne secrétaire générale du Syndicat national
unitaire des instituteurs (Snuipp-FSU), tendance Ecole émancipée,
militante féministe dans les années70, Danielle Czalczynski
se souvient " des discussions souvent vives qui opposaient les hommes
et les femmes sur le fait de “jouir sans entrave” même avec les enfants
".
Elle a vécu cette période à travers un double prisme
: celui de femme et d'enseignante. " En tant qu'enseignante, j'ai été
beaucoup marquée par la découverte des désirs enfantins
mais j'étais opposée, en tant que femme, à ceux qui
dérivaient sur les rapports entre adultes et enfants, en faisant
abstraction du rapport de pouvoir. " Au sein de l'extrême gauche,
le combat au sujet des thèses favorables à la pédophilie
a en effet été vif. Hervé Hamon rappelle que c'est
en partie sur cette question que le groupe Vive la révolution, dirigé
à l'époque par Roland Castro et son journal Tout, s'est auto-dissous
en 1971. " J'étais rédacteur en chef adjoint de Politique
Hebdo et nous avons refusé de passer un entretien avec René
Schérer, professeur à Paris-VIII, en raison de ses positions
pro-pédophiles", raconte Hervé Hamon. Le docteur Jean Carpentier,
auteur en 1971 du tract "Apprenons à faire l'amour", diffusé
dans les lycées et qui lui a valu un an d'interdiction d'exercice,
évoque de la même manière l'arrêt du périodique
Tankonalasanté, revue critique de l'institution médicale
face aux tentatives d'un courant favorable à la pédophilie
de s'en servir comme vecteur de ses idées.
Au nom des libertés, certains ont défendu la clémence
dans certaines affaires de pédophilie. Le psychiatre Gérard
Vallès a été signataire, en janvier1977, aux côtés
de Louis Aragon, André Glucksmann, Félix Guattari, Bernard
Kouchner, Jack Lang ou Jean-Paul Sartre, d'une pétition demandant
la remise en liberté, après trois ans de détention
préventive, de trois hommes comparaissant devant les assises des
Yvelines pour " attentat à la pudeur sans violence sur mineurs
de quinze ans ". Il se souvient qu'" à l'époque, les
lois en vigueur étaient très obsolètes et la façon
dont les tribunaux les appliquaient l'était encore plus ", mais
rappelle qu'au cours des années 70, " des gens comme Gabriel
Matzneff avaient transformé la pédophilie en art littéraire
et leurs propos n'étaient pas alors condamnés comme ils le
sont aujourd'hui ".
Dans sa formation d'institutrice, Danielle Czalczynski souligne à
quel point " le fait de découvrir que les enfants avaient des
désirs sexuels l'a beaucoup interrogée. Le regard des psy
nous aidait à mieux comprendre les enfants. Je l'ai vécu
comme une ouverture comme un débat intellectuel, on entrait dans
la compréhension des individus. Il s'agissait de voir l'enfant derrière
l'élève. ". Selon Danielle Czalczynski, ce débat
dans les années soixante-dix a permis d'avoir " un regard beaucoup
moins unilatéral sur les difficultés de l'enfant, de mieux
connaître son histoire et d'être plus attentif aux signes de
maltraitance ".
Le bilan de cette période oblige aussi à évaluer,
à distance, les effets des passages à l'acte sexuel entre
adultes et enfants: "Ils ont eu des effets désastreux, parfois,
moins par eux-mêmes que par la réaction de l'entourage ",
constate Lysia Edelstein, psychologue à la Protection judiciaire
de la jeunesse, qui accueille les délinquants mineurs. Très
investi dans la prise en charge des toxicomanes, le docteur Jean Carpentier,
évoque ces " secrets de famille, pas très jolis, ces histoires
d'attouchements sexuels dans l'enfance par le père ou un oncle retrouvées
chez beaucoup de toxicomanes, en particulier les femmes ".
La reconnaissance de l'enfant comme une personne et de la nécessité
de le protéger contre la pédophilie a aussi eu pour effet
que " des éducateurs aujourd'hui ont très peur de ce qui
apparaîtrait comme une attitude ambiguë vis-à-vis d'un
enfant ou d'un adolescent, surtout si ce dernier est “sollicitant”, confie
Lysia Edelstein, ce qui souligne l'importance de la formation dans ce domaine.
"
Craignant que l'on revienne, à l'occasion du débat en
cours, sur des libertés acquises, la psychanalyste Elisabeth Roudinesco
insiste sur un ensemble de points indissociables : " Il faut admettre
que les enfants ont une sexualité et jouent entre eux à “touche-pipi”;
qu'ils peuvent même avoir des désirs sexuels pour des adultes.
Mais il faut aussi expliquer aux enfants qu'ils ne doivent pas se laisser
toucher par des adultes. C'est en parlant précocement de sexualité
aux enfants, avant même cinq ans, qu'on leur permettra d'être
mieux protégés des tentatives d'attouchement et d'abus sexuel.
"
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