Journal de campagne de Maurice de Tascher

Février 1808

Le 1er février. - On expose aujourd'hui pour la première fois aux yeux du public le tableau du Couronnement par David. On admire surtout la beauté et la grâce de l'Impératrice Joséphine et l'effet de l'air répandu dans ce tableau.

Le 3. - Frédéric bien malade, amené d'Orléans, par ma bonne tante Tristan (1) et son fils.

Le 8. - Été à Versailles voir à l'école d'équitation Bizemont, Gondrecourt et cet officier du 10e dragons qui, à Lapinosee, en Pologne, a partagé si généreusement avec moi son pain et sa paille. Visité les jardins; j'ai éprouvé à la fois un mélange d'admiration et de tristesse, en voyant cette magnificence de Louis XIV, aujourd'hui morne, silencieuse et outragée. 0 temporal :

 

Amour, qu'est devenu cet asile enchanté, 

Qui vit de Montespan soupirer la fierté ?

Qu'est devenu l'asile, où, si belle et si tendre, 

A son amant surpris et charmé de l'entendre, 

Lavallière apprenait le secret de son cœur?

 

Il faut une cour pour animer Versailles; il faut une âme pour vivifier ce beau corps. Celui qui aujourd'hui se promène solitaire dans ces jardins jadis remplis d'une cour brillante, voudrait pouvoir les interroger; il se reporte à deux siècles en arrière et se croit, comme à Herculanum, dans une ville dont la race entière n'est plus.

Le 13. - Le temps s'écoule, mais le jour du départ reste le même. Je dois être à Bayonne le 28.

Le ... - Mariage de Mlle Stéphanie Tascher, créée princesse avec le prince d'Arenberg (2). Ils viennent occuper l'hôtel en face du nôtre.

Le 18. - Ce soir, j'aurai quitté tout ce que j'ai de plus cher au monde. Qui sait pour combien de temps et ceux que je retrouverai ? Jamais je ne suis parti le cœur si serré : Frédéric dangereusement malade; Wilhelmine mourante; point de nouvelles de mon domestique, ni de mes chevaux; partant seul, pour rejoindre une armée où je ne connais pas un être; quittant une famine chérie...

C'est dans de pareils moments, que l'on touche du doigt l'illusion brillante, dont s'entoure le joug de fer de notre état: mais ces illusions étant nécessaires, il faut s'envelopper de courage, pour n'en pas sentir le néant.

Le 18. Passé à Orléans, revu ma belle-sœur (3)mes frères Eugène et Benjamin, mon oncle Tristan et ma tante, notre seconde mère.

Couché à Blois, superbe terrasse, ancien palais, salle des États en ruines; on montre la place où le duc de Guise fut assassiné et même la trace de son sang que le cicérone du lieu a soin de renouveler de temps en temps, en y égorgeant un poulet. Beau pont, ville mal bâtie et rues en gradins; d'une fenêtre, on peut par la cheminée cracher dans la marmite de son voisin. Rencontré avec émotion un détachement du 8e hussards, commandé par les capitaines Subra et La Bourdonnais.

Le 20, Amboise. - Rives délicieuses de la Loire depuis Orléans et surtout depuis Blois. Sur la rive droite, rochers à pic, maisons creusées dans la pierre et surmontées d'arbres. Je ne suis pas loin de Pontlevois, de Montrichard et de Mont-Poupon. Souvenirs de mon enfance !

Tours. - Ville un peu déserte, superbe pont de dix-sept arches, dont trois écroulées et qu'on rebâtit. Belle rue en face du pont. Ici, nous quittons les bords de la Loire et nous allons coucher à Sainte-Maure, petit village.

Soupé à Poitiers, très grande et très vilaine ville. Il en est peu en France d'aussi mal bâties. Ses rues sont inégales, tortueuses et désertes; le sang m'y a paru généralement beau. Quant aux environs, le côté par lequel on arrive de Paris est riant et pittoresque; les rochers, les prairies qui bordent la rivière forment de jolis tableaux. Voyagé toute la nuit.

Le 22. - Vivonne, Ruffec, Mansle, Angoulême.

Il y a la haute et la basse ville, l'une et l'autre assez mal bâties. Anciennes fortifications. Devant la ville, une jolie demi-rotonde d'où l'on jouit d'une vue fort étendue. La Charente serpente au pied des murs. Les environs, plantés de bois et de vignes, présentent un aspect assez désert. Voyagé toute la nuit.....

 

Le 23. - La route jusqu'ici fort belle devient très mauvaise en arrivant à Saint-André. Le pays embellit en approchant de Cubzac. On voit de la route la jonction de la Garonne avec la Dordogne, le commencement du bec d'Ambès et la côte de Médoc, pays vénéré des buveurs. Cubzac sur les bords de la Garonne (4), à six lieues de Bordeaux. Ruines imposantes du château des sieurs de Montauban, dits les Quatre Fils Aymon.

Le 24. - A la pointe du jour passé la Dordogne en bac. Fait à pied les six lieues de Cubzac à Bordeaux, pour mieux jouir de la vue de ce pays charmant, peuplé de jolies maisons de campagne. Arrivé à La Bastide, j'ai été frappé d'admiration à la vue de la rade de Bordeaux. Les quais (le quarteron surtout (5)) sont de la plus grande beauté, bordés, l'espace de deux lieues, de maisons très bien bâties. Passé la fameuse Garonne guère moins célèbre dans son genre que le Styx. Bel Arc de Triomphe élevé à l'Empereur, attendu d'un jour à l'autre; le prince Murat a passé cette nuit. Sombres nuages sur l'Espagne.

Parcouru et visité toute la ville. Ruines du palais Gallien. De misérables baraques obstruent ces ruines qui devraient inspirer tant d'intérêt. Superbes boulevards, très bien plantés. Château Trompette bâti par Louis XI aux frais des habitants révoltés. Place Dauphine, régulière, belle et bien percée; jardin public, très beau. Église Saint-André, la hardiesse de sa voûte est à remarquer.

Le 25. - A 6 heures du matin, parti pour Bayonne. Il y a 75 postes de Paris à Bordeaux et 33 de Bordeaux à Bayonne, dîné à Castres. Bords délicieux de la Garonne, couverts de rochers, d'arbres et de maisons délicieuses. Le castel du Gascon ne doit pas être si fort ridiculisé. Ses souvenirs doivent être chers. Village de Barsac, fameux par son vin blanc. A Langon, commencent les Landes, pays fabuleux et désert. Couché à Bazas.

Le 26. - Nous sommes environnés de sables, dans un pays aride et désert. Captieux, Roquefort, non celui que ses fromages ont rendu fameux. Paysans montés sur des échasses de deux à quatre pieds, liées à leurs jambes et avec lesquelles ils vont partout, et très vite. Leurs vêtements de peaux de moutons noires dont le poil est en dehors et leurs petites casquettes plates en parasol, qui semblent en équilibre sur le sommet de leurs têtes, rappellent le costume sauvage de Robinson Crusoé. Manteaux et capuchons bruns. Les femmes sont jolies, bien faites et la taille très svelte, presque toutes brunes. - Nous apercevons les Pyrénées dont nous sommes encore à 48 lieues.

Mont-de-Marsan, charmante petite ville, qu'on ne s'attend guère à trouver au milieu des Landes. Toute la route, depuis Paris, est couverte de pyramides, d'arcs de triomphe, de gardes d'honneur qui attendent l'Empereur. Mont-de-Marsan a aussi sa garde d'honneur, montée sur des échasses. Peu de vues m'ont fait autant de plaisir que celle dont on jouit du pont de Mont-de-Marsan, jeté sur l'Adour (6), dont le cours offre en cet endroit des points de vue fort agréables.

Le 27. - Déjeuné à Tartas, sur la Midouze-vieux château bâti par Henri IV, tombant en ruines. Passé près de Dax, et vu d'un quart de lieue la fumée de sa source d'eau chaude. Sa chaleur est telle qu'on ne peut y supporter la main plongée. Le bassin a environ trente pieds de diamètre. Dax possède, m'a-t-on dit, un très bel hôpital. Couché à Saint-Joux, toujours dans le désert, les sables et les bois.

Le 28. - Les habitants de ce canton regardent les étrangers et les suivent longtemps des yeux avec un air d'étonnement et de stupeur, qui, joint à leur costume, leur donne au premier abord l'air de sauvages voyant pour la première fois des Européens. Ils passent copendant pour très zélés et empressés à rendre service. Aux jours consacrés aux divertissements, les hommes et les femmes se réunissent séparément.

 

Celles-ci, pour passer le temps, s'amusent à boire et souvent jusqu'à l'ivresse. Le vin est fort épais, presque noir et très fort. On cultive beaucoup le maïs et les habitants font avec sa farine des galettes qu'ils aiment beaucoup. On a, dans ce pays, une singulière manière de voyager à cheval, nommée « cacolier » : un cheval porte deux espèces de sièges en forme de balance; deux personnes à peu près d'égal poids voyagent ainsi, assises l'une à droite, l'autre à gauche du cheval.

Il n'y a pas du tout de route dans ces sables. On rencontre cependant, quelques lieues avant Bayonne, les débris d'une grande route qui fut faite pour le comte d'Artois, lorsqu'il alla assiéger Gibraltar. Il y a un autre chemin pour aller de Bordeaux à Bayonne, encore plus affreux que celui-ci. On passe par les Grandes Landes. II y en a une de 14 lieues en carré et dont la superficie n'offre pas une seule maison, pas un arbre. A 4 ou 5 lieues avant Bayonne, on trouve un grand étang qui s'étend jusqu'à la mer et qu'on dit très poissonneux. On rencontre aux environs beaucoup de lièges. Cette espèce de chêne, par son écorce qu'on enlève tous les deux ou trois ans, est d'un bon rapport pour le propriétaire.

Arrivé à midi à Bayonne. Belle position de cette ville au pied des Pyrénées et sur le bord de la mer. Superbes points de vue. Très beau pont en bois. 

Embarqué à Bayonne dans une chaloupe, j'ai été jusqu'à la barre, la rade est peu sûre et un grand banc de sable en rend l'entrée difficile et dangereuse. J'ai revu la mer avec la même surprise et la même admiration que la première fois. Visité en détail le chantier de Bayonne et un vaisseau de 78 canons dans toutes ses parties. Le Dordogne et le Gironde étaient sur le chantier. Fortifications de Bayonne, château Saint-Esprit, citadelle, tour à l'entrée de la rade pour faire des signaux aux vaisseaux.



 

[1] Il s'agit de la soeur de sa mère

[2] Stéhanie de Tascher de la Pagerie (1788 - 1832), cousine germaine de Joséphine, épousa par ordre de l'Empereur, le prince d'Arenberg, puis le marquis de Chaumont-Quiltry, officier d'ordonnance du prince Eugène.

[3] Angèle de Lange (1787 - 1813), première femme de son frère Ferdinand.

[4] Sur la Garonne.

[5] Les Chartrons, dont quarteron est peut-être une étymologie au lieu de Chartreux généralement admis.

[6] Sur la Midouze, affluent de l'Adour.