"Les Deux Corps du roi" d'Ernst Kantorowicz

Par Patrick Boucheron
publié dans L'Histoire n° 315 - 12/2006  Acheter L'Histoire n° 315  +

Une révolution dans la conception du pouvoir monarchique.


La thèse

Le roi a deux corps : le premier est mortel et naturel, le second surnaturel et immortel. Parce qu'il est naturellement un homme mortel, le roi souffre, doute, se trompe parfois : il n'est ni infaillible, ni intouchable, et en aucune manière l'ombre de Dieu sur Terre comme le souverain peut l'être en régime théocratique. Mais dans ce corps mortel du roi vient se loger le corps immortel du royaume que le roi transmet à son successeur.

Telle est la fiction théologico-politique qui fonde le consentement à l'État : elle ne tient nullement à la transcendance, mais à la certitude d'une continuité souveraine de l'institution politique.

Avec un art gourmand de la mise en scène, Kantorowicz commence par exposer la métaphore du double corps telle qu'elle fut formalisée par les juristes d'Élisabeth Ire dans l'Angleterre du début du XVIIe siècle, et mise en scène dans le Richard II de Shakespeare. Puis il part à la recherche des fondements médiévaux de cette pensée. Dans la royauté des premiers siècles du Moyen Age, "fondée sur le Christ" , le roi est déjà "humain par nature et divin par grâce" . Mais cette royauté liturgique s'efface au xiie siècle, "pour laisser la place à une nouvelle structure de royauté centrée sur la sphère du droit" .

Dans un second temps, Kantorowicz analyse l'expression rituelle de cette idée : quand apparaissent des effigies en cire flanquant le corps mortel aux enterrements royaux (cette pratique, attestée en Angleterre dès 1327, passe en France en 1422, à la mort d'Henri V). Quant au fameux cri "le roi est mort, vive le roi !" il n'apparaît que lors de l'enterrement de Louis XII, en 1515.

La fiction de la double corporéité du roi peut se retourner contre la royauté (lors de la première révolution anglaise, on tue le roi Charles Ier au nom du Roi), mais aussi se passer d'elle : d'où le dernier chapitre du livre, consa­cré à la "souveraineté centrée sur l'homme" . L'homme périssable porte en lui la forme perpétuelle de l'humanité. Ce qui prépare toutes les formes "républicaines" ou simplement parlementaires du dualisme corporel.

Qu'en reste-t-il ?

Ernst Kantorowicz avouait dans la préface de son ouvrage que celui-ci avait sans doute dépassé son objet initial pour embrasser toute la théologie politique médiévale. C'est d'abord ainsi qu'il fut reçu.

Livre d'une érudition étourdissante, Les Deux Corps du roi fut cité longtemps avant d'avoir été lu - surtout en France, où l'on attendit plus de trente ans sa traduction. Aussi croit-on souvent le connaître sans en comprendre toutes les implications, et prend-on pour banale une interprétation générale qui fut, en son temps, révolutionnaire.

Les recherches récentes ont pu y apporter quelques ajustements : on a critiqué sa vision de la royauté christique du Haut Moyen Age, évoqué le précédent des funérailles impériales romaines, affiné et nuancé la chronologie des rituels princiers. Demeure l'idée centrale, intacte, qui fait écrire à Alain Boureau dans son autobiographie intellectuelle de Kantorowicz (Gallimard, 1990) : il réalisa "le rêve de tout historien : faire apparaître un phénomène qui était demeuré inaperçu tout en laissant des traces observables par quiconque" .


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Ernst Kantorowicz, Les Deux Corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Age , éd. originale Princeton, 1957, trad. franç. Gallimard, 1989, rééd. dans ?uvres , "Quarto", 2000.

L'auteur +

N é en 1895 dans une famille juive de Prusse orientale, Ernst Kantorowicz a combattu cinq ans dans l'armée allemande et resta sa vie durant marqué par l'expérience de la Grande Guerre.

En 1920, il s'engage dans le cercle du poète nationaliste Stephan George et entame des études de philosophie à Berlin. Son Frédéric II (1927) se ressent de cette fascination pour le charisme du chef et la mystique du pouvoir absolu.

Le nazisme provoque son exil et une sévère crise de conscience. Réfugié en 1939 aux États-Unis, à Berkeley, il consacre le reste de sa vie à décrypter les "mystères de l'État" et la théologie de la patrie qui avaient exalté sa jeunesse. Son combat contre le maccarthysme l'oblige à un second exil, à Princeton, où il publie Les Deux Corps du roi en 1957. Il meurt en 1963.

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