Les tontes de la Libération en France, par Fabrice Virgili
Lors
du début du séminaire « Violence, répression
et différence des sexes » il y a trois ans, on pouvait légitimement
se poser la question : peut-on faire une histoire des tondues ? S'agissait-il
de quelques anecdotes largement amplifiées par la mémoire, au
point de devenir un mythe ? Une première étude fondée
sur la presse[1] de la période laissait
déjà supposer la réalité et l'ampleur du phénomène.
Sur plus d'une centaine de journaux étudiés pour la période
de l'immédiat après-Libération, des tontes étaient
mentionnées dans quarante-six départements, et de manière
suffisamment nombreuse et variée pour donner une consistance à
cette pratique et en faire un véritable objet de recherche[2].
La
représentation de ce phénomène par la presse de l'époque
apportait un certain nombre de pistes. La tonte, loin d'être une simple
« image » de l'épuration, constituait le terrain
d'un formidable enjeu de réappropriation et impliquait ainsi des communautés
urbaines ou villageoise toutes entières. En offrant la possibilité
à chacun de passer de l'événement subi à l'événement
vécu, la tonte offre un champ entier à l'étude de la violence
et de la différenciation des sexes, ceci dans une étroite imbrication
entre vie privée et publique, où la sexualité, le fantasme
et l'imaginaire prennent une place non négligeable.
Mais
la presse offrait une vision trop étroite pour aborder réellement
ces aspects essentiels des tontes. L'étude de fonds d'archives, parfois
encore jamais consultés[3], ou de
documents pour lesquels cette dimension n'avait pas jusqu'alors été
abordée, a permis de prolonger les analyses fondées sur le dépouillement
des journaux. Ces sources, extrêmement riches dans les mentions qu'elles
offrent, sont malheureusement lacunaires. Du fait de leur conservation tout
d'abord, puisqu'un grand nombre d'archives de brigades de gendarmerie ont été
détruites dans les années 1950. Elles sont donc inexistantes dans
certains départements, rares dans d'autres, nombreuses mais toujours
incomplètes ailleurs. L'autre problème tient à la nature
même de ces sources. Les dossiers de Cour de Justice, les rapports de
gendarmerie, existent quand il y a enquête sur les agissements de ces
femmes pendant l'Occupation, ou plus rarement si ces dernières ont porté
plainte contre leurs « tondeurs ». Sont ainsi omises toutes
celles pour qui l'épuration s'est arrêtée à la coupe
de leurs cheveux.
En
ce qui concerne les rapports des préfets ou des commissaires régionaux,
le problème est d'ordre chronologique. Leurs synthèses, mensuelles
ou bi-mensuelles, ne commencent le plus souvent que plusieurs semaines après
la Libération, soit après la plus grande vague de tontes. D'autre
part ces rapports destinés au gouvernement sont souvent le résultat
d'autres synthèses effectuées par les sous-préfets, les
services de police ou la gendarmerie. Sur quels critères un événement
est sélectionné ou rejeté, quelle est la part des faits
qui mérite l'attention du supérieur hiérarchique ?
Enfin, et c'est le point commun à tous ces dossiers, ils sont le produit
d'une institution, avec leur écriture propre, et leurs préoccupations
du moment.
Pourtant
l'importance des mentions, la variété de leurs origines, offrent
sans conteste une base suffisamment sérieuse pour effectuer cette histoire
des tontes à la Libération.
Il
n'est nullement question ici d'aborder tous les aspects de cette recherche,
mais d'essayer de montrer en quoi les tontes constituent une « évidence »
de la Libération. « Évidence » par leur
ampleur, par l'importante charge symbolique qu'elles comportent, par le caractère
de proximité de cet événement pour de nombreux habitants
de ce pays. « Evidence » a posteriori, par la place
qu'elles occupent dans la mémoire de cette période et pour les
sortir de la marginalité dans laquelle elles semblaient enfermées
depuis. Cette pratique acquiert ainsi une certaine légitimité
pour ses contemporains. Légitimité donnée à une
violence qui frappe essentiellement les femmes tout en conservant une part du
caractère politique des affrontements de la période.
Avant
d'avancer plus loin dans cet article une réserve de taille : pour
l'instant on reste davantage dans le registre du comment que du pourquoi, et
les ébauches d'interprétations sont plus des hypothèses
que des conclusions. Elles ont pour objectif de faire progresser ce travail
tout en confirmant qu'une histoire des tondues est non seulement possible mais
nécessaire.
Géographie
quantitative et chronologique
Chiffrer
de manière précise et exhaustive les tondues à la Libération
est à l'heure actuelle impossible et paraît malheureusement peu
envisageable à l'avenir. Aucun recensement des femmes soumises à
la tonte n'a été fait. Étant donné le temps et l'énergie
nécessaires pour estimer le nombre des victimes de l'épuration,
espérer obtenir celui des tondues paraît bien illusoire. Cette
lacune ne doit pourtant pas cacher l'ampleur du phénomène. Plusieurs
éléments permettent en effet de souligner le caractère
massif des tontes.
C'est
avant tout l'ensemble du territoire qui est concerné par cette pratique.
Soixante-dix-sept départements, selon l'état actuel des dépouillements,
ont connu avec certitude des tontes de femmes[4].
L'importance
de la couverture géographique implique des régions dont les situations
sont fort variées. Il s'agit ainsi autant des premières régions
libérées, comme la Normandie et la Corse, que de l'Alsace occupée
jusqu'à l'hiver 1945. Elles ont eu lieu dans des territoires libérés
aussi bien par les armées alliées, que par la 1ère Armée
française, ou encore par la Résistance. Du Limousin et de la Savoie
à forte présence de maquis mais aussi de la Picardie. Si une étude
plus fine pourra mettre en corrélation ces différents paramètres,
il ne semble pas exister un caractère local d'ordre politique, culturel
ou historique suffisamment fort pour empêcher le déroulement des
tontes à l'échelle d'une région.
Cette
omniprésence de tontes est aussi confirmée par leur présence
en milieu rural comme dans les zones urbaines. La presse, les rapports de préfets[5]
ou des commissaires de la République[6]
offrent en général une surreprésentation de l'urbain, ils
sont tout à fait complémentaires des archives de la gendarmerie
qui au contraire relatent pour l'essentiel les tontes en milieu rural[7].
Dans
l'Oise[8], la quantité des mentions
permet d'avancer quelques données chiffrées qui confirment l'importance
des tontes. On dénombre plus de vingt communes concernées. Il
s'agit aussi bien de Beauvais, des villes de second rang comme Noyon, Méru
ou Chantilly, que de villages ou de hameaux. On arrive ainsi assez facilement
à un ordre de grandeur de cent-cinquante tondues dans ce département.
En
Charente-Inférieure les sources trop lacunaires n'offrent pas autant
de cas, pourtant La Libération de l'Aunis et de la Saintonge[9]
signale que : « Dans un petit village des gamins jouent au maquis...
Armés jusqu'aux dents de sabres de bois [...] ils s'emparent du verger,
pénètrent au poulailler et libèrent les lapins... Puis
ils ‘tondent' trois petites filles ». Quand les enfants adoptent
pour leurs jeux le comportement de leurs aînés, on a un indice
tout aussi significatif de l'extension du phénomène. Indice d'ailleurs
confirmé par six autres mentions dans le même journal, et une dizaine
de procès-verbaux pour deux brigades de gendarmerie seulement faisant
état de tontes[10].
Le
deuxième élément qui donne aux tontes ce caractère
d'évidence est le nombre parfois considérable de femmes tondues
dans un même lieu. À Beauvais[11]
la presse locale fait état de quatre-vingt tondues le jour de la Libération,
à Lyon, Georgette Elgey[12] rappelle
de mémoire les camions entiers qui se dirigent vers la prison de Montluc.
Un autre témoin mentionne pour Lille des charettes de tondues et à
Chatou on dénombre facilement une trentaine de femmes tondues[13].
Même si l'importance des chiffres nuit probablement à une comptabilité
précise, l'ordre de grandeur apporté par certains témoignages
est de plusieurs dizaines de femmes. Et l'on peut ajouter à ces exemples,
la multiplication de mentions numériquement imprécises « des »,
« de nombreuses », ou « plusieurs »,
il existe bien dans de nombreuses villes de France des cortèges de tondues
qui constituent un des moment fort de ces journées de la Libération.
Le
troisième aspect qui fait de ces coupes de cheveux autre chose qu'un
simple épiphénomène, qu'une manifestation spontanée,
violente et brève, est justement sa durée. Les tontes durent bien
au delà des « journées de la Libération »
et l'on peut à la fois parler d'un caractère immédiat et
prolongé.
Caractère
immédiat, car nombreuses sont celles qui se déroulent dès
le moment où la région libérée[14].
Elle paraissent même souvent avoir un caractère urgent de tâche
prioritaire. à Chablis[15], « le
25 août, les FFI prennent la ville, installent leur PC à la Mairie
et organisent des postes de garde. [...] Ces mesures préventives prises,
il fut procédé, sur le seuil de la Mairie et devant une foule
en liesse, à la tonsure de huit jeunes personnes qui s'étaient
signalées pendant l'occupation par leur sympathie non déguisée
à l'égard des boches »;. Et plus loin « le
2 septembre fut procédé à différentes arrestations »,
soit huit jours après les tontes. à Trie-Château dans l'Oise[16],
« Le 30 août, dès l'arrivée des troupes alliées
les résistants se partagèrent en deux groupes. Le premier se mit
en campagne pour effectuer la chasse aux boches, le second se mit à la
recherche des femmes désignées comme ayant entretenu des relations
coupables avec les Allemands ». Dans ces deux cas, la tonte se déroule
dans un climat d'incertitude du fait de la présence d'Allemands dans
les parages. La recherche et le châtiment des « collaboratrices
horizontales » sont simultanés à la prise de contrôle
du territoire communal, à son « nettoyage » des
éventuels soldats ennemis en retraite.
Ce
caractère immédiat soulève bien des questions. Comment
expliquer la diffusion d'une pratique aussi particulière dans un pays
dont tous soulignent l'émiettement ? « Pendant l'été
de 1944, la France se retrouve atomisée, morcelée en de multiples
territoires n'entretenant que peu de contacts entre eux et connaissant tous
une chronologie particulière »[17].
Les éléments les plus mobiles de cette période, qu'il s'agisse
d'Allemands en retraite, de groupes FFI, des armées françaises
ou alliées, ont-ils constitués un vecteur de cette pratique, soit
en transmettant des informations sur les régions déjà libérées,
soit en l'exécutant eux même ? Quel impact ont pu avoir les
récits de tonte diffusés par Radio Londres les 20 et 30 août
1944[18]? Quelle est en effet la place
de la spontanéité dans de telles situations, ces actions offrant
tous les critères de la préméditation. Si ces tontes sont
préparées, ou en tout cas prévues, y-a-t-il place pour
un modèle, et quel fut son mode de formation et de propagation ?
Si
ce sont les tontes de la Libération qui sont le plus souvent restées
dans les mémoires, elles se poursuivent pourtant de longs mois encore,
la dernière mention étant, pour l'instant, celle d'une tonte en
Savoie en février 1946.
Il
y a tout d'abord des villes que l'on pourrait qualifier de « retardataires »
par rapport à leur libération. à Tournon (Drôme)
le journal local des FTP annonce fin septembre au sujet de la tonte de quatre
à cinq femmes : « Il n'est jamais trop tard pour bien
faire. La ville de Tournon se devait d'avoir aussi ses tondues »[19].
Cela se passe près d'un mois après la Libération, alors
que dans les villes voisines de Privas ou deRomans, des tontes ont eu lieu début
septembre. Le modèle est ici importé des villes voisines, la tonte
semble à Tournon être davantage l'achèvement nécessaire
d'une Libération, qu'un acte fondateur de cette libération par
la communauté locale. Le phénomène décroît
mais sans disparaître totalement au long de l'hiver 1944-1945. Un certain
nombre de femmes ont échappé à la tonte en se cachant lors
des journées de la Libération. Une fois revenues dans leur ville,
elle ne peuvent pas toujours éviter les enquêtes pour « agissements
antinationaux » ou pour « aide directe ou indirecte à
l'Allemagne » ; elles ont néanmoins ainsi préservé
leur chevelure.
Par
contre en mai-juin 1945 on peut parler d'une véritable deuxième
vague de tontes un peu partout en France . Sur les quais de nombreuses gares,
la population attend, dans un sentiment partagé entre la joie des retrouvailles,
l'inquiétude de ne pas retrouver à la descente du train la personne
tant désirée, la stupeur devant l'état physique et moral
des déportés et la découverte de l'horreur du système
concentrationnaire nazi ; mais aussi avec la ferme volonté de châtier
celles et ceux qui sont partis comme travailleurs volontaires ou se sont enfuis
lors de la retraite allemande. Les quais deviennent alors parfois des nouveaux
lieux de tonte et de lynchage, les maisons à nouveau occupées
depuis le retour de ces collaborateurs sont visées, des prisonniers mis
au courant de l'attitude de leur femme, des déportés retrouvent
leur dénonciateur. L'épuration légale apparait à
nouveau trop lente, laxiste et incomplête. L'épuration extrajudiciaire
sous toutes ses formes prend pour quelques semaines une nouvelle ampleur.
Dans
seize départements au moins, des tontes parfois nombreuses ont lieu[20].
Le préfet du Jura s'inquiète dans son rapport bimensuel « pour
la première fois depuis de nombreux mois et dans différents centres
[Lons-le-Saunier, Dôle, Champagnole, Salins, Arbois] du département
on s'est emparé de certaines femmes pour leur couper les cheveux »[21].
Dans le Jura comme dans les autres départements sont visées des
femmes de retour d'Allemagne, qui avait jusque là échappé
à l'épuration ; mais aussi des internées administratives
depuis plusieurs mois et libérées à ce moment. Cette période
passée, ce qui subsiste de l'épuration extra-judiciaire semble
se dérouler de manière plus clandestine. Le mitraillage nocturne
de maisons, ou l'attentat à l'explosif quand ils visent des femmes, remplaçent
d'une certaine manière la coupe des cheveux dans une période où
la réprobation semble l'emporter et la poursuite par les autorités
de ces actes devenir plus systématique.
La
formidable extension de cette pratique peut difficilement être envisagée
sans une large approbation des populations, cet aspect renforçant le
caractère d'évidence défini plus haut. Il existe pourtant
des résistances et des condamnations face au caractère général
de cette pratique. Sartre dans sa rubrique « Un promeneur dans Paris
insurgé » du journal Combat exprime son « dégoût »
face à ce « sadisme moyenâgeux »[22].
Le journal communiste des Bouches-du-Rhône La Marseillaise
dénonce « des procédés qui rappellent précisément
les pires habitudes des ignobles sadiques SA et SS « , même
si une semaine auparavant il vantait les « vaillants FFI »
qui avaient arrêté des femmes vues en compagnie d'Allemands pour
leur raser la tête[23]. Dans la
Dépêche de l'Aisne ou L'écho de la Corrèze,
des articles en appellent à l'égalité entre hommes et femmes
devant l'épuration. Presque partout on constate des appels de la part
des FFI, FTP, CDL, ou des autorités gouvernementales pour cesser toute
brimade. Pourtant ces discours hostiles aux tontes, et qui tentent de les exclure
de la Libération au nom d'une certaine morale, ne paraissent pas ôter
leur légitimité à celles-ci.
Légitimation
des tontes
On
ne peut parler d'une légitimité incontestablement reconnue. De
la part des autorités, il n'y a pas de trace d'une loi, d'un appel national
- qu'il émane de De Gaulle, du gouvernement, ou de la Résistance -
pour tondre les femmes accusées de collaboration. De la part de la presse,
si les articles en faveur des tontes sont légèrement majoritaires,
il n'y a pas d'appel à la coupe des cheveux des collaboratrices. Cette
légitimité semble bien plus se constituer simultanement aux tontes,
être le résultat d'un entrecroisement de discours et de pratiques
qui constituent un système de représentation dans lequel la coupe
au rasoir des cheveux apparaît comme un châtiment proportionné,
juste, efficace et nécessaire.
Le
premier type d'arguments permet de rappeler le contexte dans lequel se déroulent
ces tontes. Celles-ci sont mise en perspective avec les horreurs du nazisme.
« Notre conscience de civilisé se fut autrefois révoltée
contre cette formule de répression spectaculaire digne d'un autre temps.
Notre sensibilité aurait-elle été donc à ce point
émoussée par la barbarie teutonne ? Je ne le pense pas. Mais
notre indignation fut telle au cours de ces quatre années qu'aujourd'hui
notre colère explose »[24].
Ce point de vue de L'écho de la Corrèze illustre bien le
désarroi de cette situation de crise prolongée dans laquelle les
repères ont disparu et les cadres totalement bouleversés. Tout
en analysant cette pratique comme anachronique - on retrouve cette
accusation dans le « moyenâgeux » employé
par Jean-Paul Sartre dans sa rubrique - l'auteur en légitime
les formes par l'atmosphère générale du temps. Vécu
de souffrance, non seulement extrême comme celle qui auréole à
juste titre ceux qui sont morts en connaissant le pire, mais aussi vécu
de toutes les frustrations, de la faim et de l'angoisse, ou de l'humiliation.
Souffrance du plus grand nombre à laquelle ont échappé,
ou en tout cas semblent avoir échappé pour la communauté,
ces femmes pour qui c'est désormais le tour. « Journée
de liesse à Châteauroux, journée où les femmes ont
eu leur revanche. Les beaux cheveux de quelques unes sont tombés. C'est
tant mieux, à chacun son tour de trembler » peut déclarer
l'Union des femmes françaises de l'Indre ; et d'ajouter, « les
agissements des misérables et infâmes créatures déshonorées
et corrompues par l'ennemi était un défi au vu du sacrifice supporté
par les femmes françaises »[25].
On
retrouve là toutes les contradictions de la représentation des
femmes à la Libération et la difficulté de cerner cette
image entre deux modèles totalement opposés. Affirmer que les
femmes ont eu leur revanche n'est pas sans soulever toute une série de
questionnement sur la finalité des tontes. Les femmes, au-delà
de celles qui sont tondues, ne sont-elles pas aussi indirectement victimes de
ces actions ? Les descriptions, commentaires et témoignages empruntent
trop souvent à un répertoire mysogine pour que ces propos concernent
les seules collaboratrices. La dénonciation de l'insouciance, de la légèreté
et du goût du luxe, la stigmatisation surtout d'un comportement de mauvaise
fille, de mauvaise épouse ou de mauvaise mère semblent s'adresser
à toutes les femmes. L'acquisition de la citoyenneté s'accompagnerait-elle
ainsi d'un rappel du rôle traditionnel dans lequel les femmes doivent
être maintenues ? Cela n'allait pas sans le risque d'entâcher
la participation et le combat des Françaises pour la Libération
du pays. D'où la nécessité pour les Français de
l'été 1944, d'exclure les « tondues » de
la communauté locale et nationale, de les nier également en tant
que femmes, préservant ainsi en partie mais en partie seulement cette
image de la Française vertueuse et courageuse.
Tondre
c'est avant tout punir, épurer. Au contexte général de
la guerre et de l'occupation, s'ajoute celui de la Libération et de ces
urgences, « Vaincre, punir, reconstruire »[26].
La tonte permet à chacun de participer à cette urgence, elle est
un événement de proximité vécu par tous ou presque.
Contrairement aux procès, plus tardifs et clos dans l'univers des salles
d'audience, à l'internement lui aussi inscrit dans la durée et
l'enfermement, les tontes et certaines exécutions, permettent à
la communauté urbaine ou villageoise d'être le témoin immédiat
et direct, et donc le garant, de cette politique d'épuration, de s'en
approprier ainsi l'exécution.
Les
formes de cette violence sont pourtant multiples, car il y a autant de manière
de tondre que d'épurer.
Il
existe d'abord, et ce sont les premières dans le temps, des « tontes
au coin du bois ». Nous n'en avons pas parlé pour l'instant,
mais les tontes commencent avant la Libération, elles se déroulent
alors de manière clandestine, le plus souvent de nuit à l'intérieur
du domicile de collaboratrices dont les biens sont en même temps récupérés.
Sur les auteurs rien, si ce n'est parfois une mention signalant que le motif
« pourrait être d'ordre politique ». En Loire-Atlantique
début mars 1944, en Ille-et-Vilaine en mai, ou en Isère en juin,
ces tonte se ressemblent. Par contre à Lyon la coupe des cheveux d'une
femme « réputée collaboratrice » s'est accompagnée
de son exécution[27]. Mais, si
comme le souligne Henry Rousso, « 80% des exécutions dites
' sommaires ' ont été perpétrées pour
partie en pleine Occupation, pour l'essentiel au moment des combats de la Libération »,
les tontes se déroulent le plus souvent, comme nous l'avons vu, une fois
la Libération effective[28]. Ce
décalage renforce l'interprétation des tontes comme événement
à forte valeur symbolique et collective, qui dépasse le simple
règlement de compte. Pour que la tonte joue son rôle de châtiment
expiatoire et de ciment communautaire, elle doit être ostentatoire. Condition
pratiquement impossible à remplir avant la Libération.
à
l'opposé de ces tontes clandestines, se pratiquent aussi des tontes quasi-officielles.
à l'intérieur des lieux de pouvoir ou de coercition (préfectures,
mairies, commissariats, prisons), la tondeuse fonctionne aussi. C'est le cas
à Romans (Drôme) où le 6 septembre 1944 dix détenues
ont les cheveux coupés[29], dans
la prison Saint-Joseph à Grenoble, où « le coiffeur
de la prison [avait] fait fonctionner sa tondeuse selon le goût du jour
pour ces dames »[30]. Caractère
« officiel » qui voit le tribunal d'exception siégeant
au Palais de Justice de Tulle condamner une jeune fille à « 3
mois de prison avec coupe totale des cheveux », alors que le commissaire
du gouvernement avait requis 20 ans de travaux forcés[31].
C'est
pourtant la tonte publique, appropriée collectivement, qui reste la plus
fréquente, et constitue également pour la mémoire une des
images de la Libération. Sans pouvoir pour l'instant parler d'un modèle
reproduit à travers tout le territoire, il faut noter que ces tontes
ont de nombreux points communs. Avec les défilés des armées
alliées, celui des FFI, les cérémonies au monument aux
morts, les bals, l'arrestation ou le transfert des collaborateurs, les tontes
s'intègrent dans un système d'affirmation de la collectivité
et de construction d'une nouvelle identité commune.
L'espace
public est dans cette perspective le lieu privilégié de la tonte.
à Moulins, une femme est directement tondue sur son balcon. Le balcon
lieu privilégié de la séduction, depuis qu'une célèbre
Juliette y attendit son prétendant, se transforme ici en scène
ou plutôt en échafaud afin que la tonte se déroule à
la vue de tous. Les lieux peuvent varier mais ils sont en général
référents pour la population. Que ce soit devant la mairie, sur
la place du marché ou à la fontaine du village, la promenade doit
permettre de se réapproprier cet espace collectif confisqué pendant
quatre années par la peur, le couvre-feu, les affiches, drapeaux, inscriptions,
et bien sûr par la police vichyste, la Milice et les troupes d'occupation.
La
similitude des rites, la mise en place d'un « bureau de tonte »,
qu'il se trouve dans un café, sur le quai d'une gare, ou sur une estrade,
l'appel au coiffeur de la localité et à ses outils, sont autant
de signes d'une organisation de cette violence.
Ce
« spectacle » auquel participe la population peut avoir
de nombreuses références[32].
Une perspective anthropologique permet d'y déceler les ressemblances
avec les carnavals[33], le châtiment
des femmes adultères au Moyen-âge[34],
ou encore les exécutions d'ancien régime[35].
à Tulle, l'auteur d'un billet intitulé « Un pittoresque
défilé » sur la promenade d'une tondue, fait
directement référence aux défilés des « Jeudis
gras » de son enfance sur cette terre d'élevage du Limousin[36].
On peut aussi voir dans « la tondue » l'effigie brûlée
ou pendue de certaines manifestations. La coupe des cheveux étant alors
une manière de donner une mort symbolique à la collaboration.
Châtiment
de la collaboration ou punition des femmes ?
La
tonte occupe une place particulière dans le châtiment de la collaboration,
mais n'est pas exclusive d'autres condamnations. Si rares sont les femmes tondues
et exécutées, bien plus nombreuses sont celles pour qui l'internement
administratif, la condamnation, à l'emprisonnement en Cour de Justice,
à l'indignité nationale ou l'interdiction de séjour en
Chambre civique s'ajoute à leur crâne rasé. Si des femmes
sont libérées une fois leurs cheveux coupés, d'autres n'en
sont pas quittes avec l'épuration. Dans les dossiers des commissions
d'épuration comme dans ceux des tribunaux, on retrouve régulièrement
une mention de tonte lors de la Libération. Certaines sont tondues, libérées,
puis à nouveau arrêtées. La coupe des cheveux devenant parfois
une preuve a posteriori de la conduite reprochée à ces
femmes, elle devient ainsi, comme la marque au fer rouge de l'Ancien Régime,
le signe de la culpabilité, et désigne à la vue de tous
la collaboratrice. C'est le cas dans ce témoignage à charge extrait
du dossier d'une femme poursuivie pour inconduite notoire : « J'ai
appris dernièrement que les FFI de Marseille en Beauvaisis lui avaient
coupés les cheveux, preuve sans aucun doute de sa bonne conduite »[37].
La
tonte apparaît comme une violence spécifique visant les femmes,
sans effet sur d'éventuelles autres poursuites. Cela indépendamment
de la nature du crime reproché : dénonciation d'un résistant,
travail pour les Allemands, participation à une organisation de la collaboration,
relation sexuelle avec les Allemands.
« Y
a-t-il une loi française qui condamne à la tondaison, et les femmes
seules ? » interroge une journaliste de l'écho de
la Corrèze[38]. Non, pourtant
cette pratique et le discours qui l'accompagne visent essentiellement les femmes
et ne peuvent avoir ainsi pour seule fonction de châtier un acte de collaboration.
La
mise en scène des tontes, les discours qui les commentent, la description
des femmes accusées de collaboration imprègnent le politique de
fantasme, de sexualité et d'imaginaire. Sont stigmatisés la prostitution
de celles qui ont vendu leur corps aux Allemands comme l'adultère de
celles qui ont trahi leur mari quand celui-ci était prisonnier. Mais
dans une sorte de glissement où l'image de la femme s'apparente à
celle de Marianne et donc à la Nation, ces femmes sont finalement accusées
d'avoir permis la souillure du pays par celle de leur propre corps. De manière
extrêmement violente, c'est ce qu'affirme le Procureur général
de Besançon quand il prend en considération « la possibilité
même d'un mélange effectif du sang français et de la race
allemande, dont certaines affaires ont malheureusement montré la pénible
réalité, mélange qui porte une atteinte réelle que
l'on pourrait qualifier de matérielle, à l'unité de la
nation française »[39].
Avec
les descriptions des collaboratrices horizontales, qui n'hésitent pas
à emprunter à un répertoire pornographique, dans les scènes
de tonte où l'érotisation est omniprésente, on assiste
à un processus de destruction d'une double image, celle de Françaises
et celles de femmes. De Françaises, car il s'agit bien de les exclure
de la collectivité nationale, en les opposant aux femmes résistantes,
aux femmes françaises en général désormais citoyennes.
Mais aussi de femmes, puisque c'est leur corps qui est châtié,
corps devenu objet du délit - la collaboration -, porteur
du châtiment - la tonte - mais corps qui doit aussi, dans
la perspective de la reconstruction et du redressement, se soumettre. Le corps
de ces femmes ne leur appartient plus, il devient celui de la Nation. Dans une
période où se manifeste une culture combattante, guerrière
et virile, le corps de la « tondue » devient un enjeu
de pouvoir. « La France sera virile ou morte » peut ainsi
conclure un article intitulé « La loi virile »[40].
Et
pourtant les femmes ne sont pas les seules victimes de ces tontes, des hommes
aussi sont tondus, de manière certaine dans au moins sept départements[41].
Cela n'enlève pourtant rien au caractère défini ci-dessus.
Ces cas sont tout d'abord très peu nombreux. Le caractère sexuel
n'est jamais mis en avant dans les faits reprochés ; ces hommes
sont tondus selon les cas pour pillage, travail en Allemagne, appartenance à
des groupes de la collaboration (PPF, Milice, Franciste). La sanction s'appliquant
à eux en même temps qu'aux femmes présentes, on peut l'interpréter
comme un moyen supplémentaire de les humilier en les assimilant à
ces dernières. Ainsi dans le Tarn-et-Garonne, quelques hommes et gradés
n'ayant pas accepté de partir combattre sur le front, « leurs
camarades ont exercé quelques brimades. Ils ont tondu les cheveux des
" défaillants " après les avoir promenés dans
les rues de la ville »[42].
N'est-il
pas paradoxal de conclure un article sur les « tondues »
par le cas des hommes tondus ? Je ne le pense pas, les tontes de la Libération
ont ceci de particulier, qu'elles ne peuvent être enfermées dans
un domaine spécifique de l'histoire. Il ne s'agit pas de l'histoire des
femmes, d'une lecture « sexuelle » de la période,
mais bien d'un objet historique riche de sens pour la compréhension de
cette époque. Au croisement de domaines aussi variés que l'étude
de l'opinion, l'histoire culturelle, les questions juridiques, l'histoire politique,
l'anthropologie, l'histoire quantitative, ou orale, les « tondues »
obligent à d'incessants allers-retours entre différentes grilles
de lecture.
C'est
ainsi que l'on parviendra peut-être à comprendre cet événement
exceptionnel. Exceptionnel, par les effets qu'il provoque, mais aussi par son
« originalité », son aspect presque anachronique.
Comment ne pas être surpris de voir, au milieu de notre siècle,
la population d'un pays se consacrer à couper les cheveux de milliers
de femmes ?
Notes :
- [1]
Je renvois ici à mon DEA « Tontes et tondues à travers
la presse de la Libération », Université de Paris
1-Sorbonne, 1992, sous la direction d'Antoine Prost et de Jean-Louis Robert.
Consultable à l'IHTP ou au Centre de recherches d'histoire des mouvements
sociaux et du syndicalisme.
- [2]
Cent-onze journaux couvrant soixante-treize départements pour le mois
qui suivait la Libération de chacun d'entre eux.
- [3]
Il s'agit des archives des Cours de justice et Chambres civiques de l'Oise.
L'autre source essentielle est celle de la gendarmerie nationale dont les
archives se trouvent au Blanc (Indre).
- [4]
Sur quatre-vingt-dix départements à l'époque. Manquent
probablement plus par le fait des hasards de la recherche que par absence
véritable de l'événement : l'Ain, les Hautes-Alpes, le
Calvados, le Cher, l'Eure, le Gers, la Haute-Loire, la Haute-Marne, la Mayenne,
la Meuse, l'Orne, le Haut-Rhin, la Vendée, le Territoire de Belfort.
Cette liste n'est bien-sûr pas définitive et toute information
permettant de la réduire est évidemment bienvenue.
- [5]
AN F1cIII/1205 à 1233.
- [6]
AN F1a/4021à4028.
- [7]
Centre administratif de la gendarmerie nationale - Le Blanc (Indre).
- [8]
L'Oise est pour l'instant le seul département pour lequel une recherche
exhaustive est en cours. L'étude porte sur la presse, les rapports
du prefet, les procès-verbaux de Gendarmerie, les archives des commissions
d'épuration, des Chambres civiques et de la Cour de justice.
- [9]
La Libération de l'Aunis et de la Saintonge, 14 octobre 1944.
- [10]
Il s'agit des brigades de Rochefort et de Montlieu-la-Garde.
- [11]
L'Oise Libérée, 2 septembre 1944.
- [12]
Georgette Elgey, « La fenêtre ouverte », Paris,
1947.
- [13]
Sources privées.
- [14]
Deux tiers des 300 mentions de tontes concernent ces « journées ».
- [15]
Yonne Républicaine, 27 septembre 1944, information recoupée
avec un PV de Gendarmerie de la brigade de Chablis du 6 décembre 1944.
- [16]
AD Oise, 34W845.
- [17]
Philippe Buton « La France atomisée », dans Jean-Pierre
Azéma, François Bédarida, (dir.), La France des Années
noires, Paris, Seuil, 1993.
- [18]
Jean-Louis Crémieux-Brilhac « Ici Londres :»,
Paris, Documentation française, 1976, vol. 5, pp. 191 et 226.
- [19]
L'Assaut, 25 septembre 1944.
- [20]
Allier, Aveyron, Charente, Corrèze, Indre, Indre-et-Loir, Jura, Loiret,
Lot, Maine-et-Loire, Morbihan, Moselle, Oise, Puy-de-Dôme, Haut-Rhin,
Vosges.
- [21]
AN F1cIII/1219.
- [22]
Combat, 2 septembre 1944.
- [23]
La Marseillaise, 1er septembre 1944.
- [24]
L'Echo de la Corrèze, 14 septembre 1944.
- [25]
AD Indre, Le Département, organe du CDL, 25 Août 1944,
Châteauroux.
- [26]
Philippe Buton, « L'État restauré », dans
La France des années noires, op. cit.
- [27]
AN BB18 / 3618 Le corps est découvert en octobre, l'exécution
semble remonter dans ce cas aux jours précédant la libération
de la ville.
- [28]
Henry Rousso, « L'épuration en France une histoire inachevée »,
Vingtième siècle. Revue d'histoire, n° 33, janvier-mars
1992, pp. 78-105.
- [29]
Le Patriote Romanais, 8 septembre 1944.
- [30]
Les Allobroges, 5 septembre 1944.
- [31]
L'Echo de la Corrèze, 10-11 septembre 1944.
- [32]
Ce terme de spectacle est largement utilisé dans la presse de l'époque
- [33]
Alain Brossat, Les tondues. Un carnaval moche , Paris, Manya, 1992,
et plus particulièrement le chapitre « Un bruit surgi du
fond des âges », pp. 247-256.
- [34]
Jean-Marie Carbasse, « `Currant nudi', la repression de l'adultère
dans le Midi médiéval (XII- XV) » dans J. Poumarède
et J.-P. Royer (dir.), Droit, Histoire et Sexualité, Paris,
L'espace juridique, 1987, pp. 83-102.
- [35]
Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 47.
- [36]
L'Echo de la Corrèze, 14 septembre 1944.
- [37]
AD Oise 34W8466, dossiers du cabinet du préfet.
- [38]
L'Echo de la Corrèze, 18 septembre 1944. Le nombre d'extraits
tirés de ce journal peut surprendre, il s'explique par la publication
au long du mois de septembre de trois articles contradictoires sur la même
tonte. Chose suffisemment rare pour être notée.
- [39]
AN BB18/7133, correspondance du 28 février 1945 du Procureur général
à la Direction criminelle de la cour d'appel de Besançon. Des
propos de ce type sur la pureté du sang et la souillure que constitue
la naissance d'un enfant de père allemand restent rares à la
Libération, il furent par contre, comme le montre Judith Wishnia, l'objet
d'un véritable débat public pendant la guerre de 14-18. Judith
Wishnia, « Natalisme et nationalisme (1914-1918) »,
Vingtième siècle. Revue d'histoire, n° 45 janvier-mars
1995, pp. 30-39.
- [40]
Renaissance républicaine du Gard, 30 août 1944.
- [41]
Allier, Aveyron, Drôme, Isère, Loire, Loiret et Tarn-et-Garonne.
- [42]
AN F1a / 4028 Rapport du 31 décembre 1944 du commissaire régional
de la République.
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