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Chapitre de l'ouvrage " Auto-organisation et Comportement " aux éditions Hermès, collection complexe (Paris)



présentation débutée en avril 2007 (la suite fin juin)



MONDES EMERGENTS ET EVOLUTION DES SYSTEMES VIVANTS



auteurs : JEAN-FRANÇOIS GERARD, MICHEL DUBOIS, YVONNICK LE PENDU, COLETTE GUILHEM, FARAH MECHKOUR

Les caractéristiques physiques de la surface du globe ne cessent de changer à l'échelle des temps géologiques (Raup, 1991 ; Vrba, 1992 ; Gould et coll., 1993). Les lents mouvements de convection qui animent le manteau terrestre modifient la répartition et le relief des continents. Le climat planétaire, intrinsèquement chaotique, est très sensible à ce remodelage, de même qu'il est sensible aux impacts météoritiques et aux éruptions libérant dans l'atmosphère de grandes quantités de poussières. Les fluctuations climatiques s'accompagnent de variations des quantités d'eau présentes sous formes solide, liquide et gazeuse. Le niveau moyen des océans connaît ainsi de fortes fluctuations, réduisant et accroissant tour à tour la fraction du plateau continental qui constitue les hauts-fonds marins. Parallèlement, les calottes de glace des régions polaires envahissent les latitudes moyennes ou au contraire régressent, jusqu'à parfois disparaître complètement. Ces fluctuations frappent l'imagination par leur ampleur, mais elles posent également un problème passionnant en biologie. Comment les êtres vivants parviennent-ils à se maintenir dans des conditions aussi changeantes ? L'histoire de la vie est certes parsemée "d'extinctions de masse", à l'occasion desquelles de multiples lignées d'organismes ont disparu, mais globalement, le nombre d'espèces peuplant la planète ne semble pas avoir diminué depuis le Cambrien (Raup, 1991). Il peut sembler, de prime abord, que la théorie synthétique de l'évolution explique assez aisément la persistance des systèmes vivants à l'échelle des temps géologiques. Selon la théorie néo-darwinienne, les espèces s'adaptent aux fluctuations du milieu grâce au tri effectué par la sélection naturelle au sein de chacune d'elles ; dans ce cadre, les lignées qui s'éteignent seraient celles dont le polymorphisme génétique est trop faible pour leur permettre de s'adapter aux problèmes auxquels elles sont confrontées (Van Valen, 1973). Le fait est que les extinctions de masse qui ont ponctué l'histoire du vivant ont généralement été accompagnées de "radiations évolutives", à l'occasion desquelles certaines lignées d'organismes ont évolué et se sont diversifiées de façon notable (Vrba, 1992 ; Gould et coll., 1993 ; Cuny, 1996). Il pourrait donc sembler, en première analyse, que la survie des êtres vivants dépende effectivement de leur capacité à évoluer. Cette première impression doit malheureusement laisser place à une opinion beaucoup plus nuancée. Les extinctions de masse et les radiations évolutives qui les ont accompagnées n'ont pas toujours été rigoureusement synchrones. L'essentiel de la radiation évolutive des mammifères placentaires est par exemple postérieur à l'extinction dont furent victimes les dinosaures à la fin du Crétacé (Gould et coll., 1993). Au cours des temps géologiques, de multiples lignées d'organismes ont du reste conservé une morphologie remarquablement stable en dépit des modifications survenant à la surface du globe (Stanley, 1975 ; Wake et coll., 1983 ; Cronin, 1985 ; Vrba, 1992 ; Gould & Eldredge, 1993 ; Beard et coll., 1994). Nombre de genres actuels de vertébrés ont par exemple traversé sans encombre les glaciations du Pléistocène et plus généralement une fraction appréciable des fluctuations climatiques et des changements de faune qu'a connus la Terre durant le Cénozoïque. Il est difficile, dans ces conditions, d'affirmer que les êtres vivants survivent aux fluctuations de l'environnement grâce à leur capacité à évoluer. L'idée selon laquelle certaines lignées s'éteignent parce que leur polymorphisme est trop faible pour leur permettre de s'adapter aux modifications du milieu, est du reste assez problématique. Une difficulté surgit en effet lorsque l'on s'interroge sur les raisons qui peuvent conduire une espèce à n'être dotée que d'un polymorphisme réduit. En vertu de l'intense dérive génétique à laquelle sont sujettes les petites populations (Kimura, 1983), une réponse probable est que l'espèce a récemment connu un effondrement de ses effectifs ; c'est par exemple la conclusion à laquelle parviennent Stephen O'Brien et coll. (1986) dans le cas du guépard (Acinonyx jubatus). Mais si l'espèce a failli ou est sur le point de s'éteindre, le faible polymorphisme qui la caractérise apparaît comme une conséquence et non comme la cause de sa tendance au déclin. Il n'est guère surprenant, à notre sens, que la théorie néo-darwinienne éprouve des difficultés à fournir une explication satisfaisante de la persistance des systèmes vivants lorsqu'interviennent des modifications environnementales. Par essence, la théorie synthétique de l'évolution ignore les processus intervenant à l'intérieur de la génération. A ce titre, comme le souligne Richard Lewontin (1978, 1983), elle néglige un point capital : les systèmes vivants, loin d'être simplement confrontés à une réalité extérieure, spécifient le monde et les propriétés du monde dans lequel ils vivent. Notre objectif, dans ce chapitre, est de montrer que ce phénomène éclaire non seulement la persistance des systèmes vivants, mais aussi l'origine des "pressions de sélection" qui peuvent conduire les systèmes biologiques à évoluer rapidement lors de certaines fluctuations de l'environnement. Nous nous attacherons, dans un premier temps, à argumenter et illustrer le fait que les systèmes vivants "font émerger leur monde" (Varela, 1989) ; nous envisagerons ensuite les conséquences de ce phénomène sur le devenir des systèmes biologiques à l'échelle de la phylogenèse.

RIEN N'A DE SENS DANS L'ENVIRONNEMENT SAUF A LA LUMIERE D'UN SYSTEME VIVANT

L'idée selon laquelle les systèmes vivants spécifient le monde dans lequel ils vivent peut sembler bien étrange, tant nous sommes habitués à considérer que l'univers est doté de propriétés intrinsèques, avec lesquelles les systèmes biologiques doivent composer. Il est clair, pourtant, que les systèmes vivants spécifient eux-mêmes les conditions environnementales qui sont compatibles avec leur existence : une élévation de la température ambiante au delà de 50°C induira une "simple modification" du métabolisme chez une archéobactérie, alors qu'elle sera fatale à un arthropode (Brock, 1988). Plus généralement, ce que nous décrivons, en tant qu'observateurs, comme une seule et même configuration environnementale, aura souvent des effets différents en fonction du système biologique considéré. Le merle (Turdus merula) est tout simplement indifférent aux pierres qui jonchent le sol, alors que la grive musicienne (T. philomelos) s'en sert pour briser les coquilles d'escargot. Chez les fourmis, la présence simultanée de plusieurs sources de nourriture se traduira par une tendance à l'équirépartition des individus autour du nid chez Neoponera apicalis, et par l'exploitation préférentielle de l'une des sources chez Lasius niger (Fresneau, 1985 ; Beckers et coll., 1990). Réciproquement, des configurations environnementales que nous décrivons comme distinctes en tant qu'observateurs, peuvent induire un même phénomène dans un système biologique donné. Dans le domaine de la perception visuelle, ceci se traduit par le fait que des spectres lumineux différents correspondent à une même couleur perçue (Varela et coll., 1991). En embryologie, ceci se traduit par le fait que des stimulus variés ("non spécifiques") peuvent induire une même différenciation (Kauffman, 1993 ; Goodwin, 1994). Si elle a de quoi surprendre au premier abord, la faculté des systèmes biologiques à spécifier le monde dans lequel ils vivent n'a rien de très mystérieux dans le cadre d'une conception "auto-organisationnelle" des systèmes vivants. De nombreux auteurs ont souligné le caractère auto-organisateur des processus qui sous-tendent le fonctionnement des cellules, des organismes pluricellulaires et des ensembles d'individus en interaction (Keller & Segel, 1970 ; Murray, 1981 ; Goldbeter, 1988 ; Deneubourg & Goss, 1989 ; Hunding et coll., 1990 ; Gueron & Levin, 1993 ; Kauffman, 1993 ; Goodwin, 1994). Ceci signifie que ces systèmes font émerger leurs propriétés et qu'à ce titre, ils spécifient la façon dont leurs propriétés varient lorsque les processus dont ils sont le siège (et/ou leur état à un instant donné) viennent à être modifiés. Ces modifications peuvent être d'origine génétique, ce qui implique que les systèmes vivants spécifient eux-mêmes l'effet des mutations qui peuvent les affecter (Oster et coll., 1988 ; Hunding et coll., 1990 ; Kauffman, 1993 ; Goodwin, 1994). Mais elles peuvent tout aussi bien avoir une origine environnementale, ce qui veut dire que les systèmes biologiques spécifient quelles perturbations d'origine externe auront sur eux un effet durable et ce que sera cet effet. Comme le soulignent Francisco Varela (1989) et coll. (1991), les systèmes biologiques font émerger le monde dans lequel ils vivent en donnant une signification à certaines perturbations d'origine environnementale . Nous illustrerons ce point avec deux exemples pris dans le domaine du comportement animal .

MODIFICATION SPONTANEE DU REGIME ALIMENTAIRE CHEZ LES MESANGES

Notre premier exemple, particulièrement célèbre en éthologie, est un cas d'élargissement spontané du régime alimentaire : en Grande Bretagne, le lait a commencé à être distribué à domicile à partir des années 1920, et quelques années plus tard, les mésanges bleues et charbonnières (Parus caeruleus et P. major) avaient pris pour habitude d'ouvrir les bouteilles déposées sur le pas des portes et de consommer la crème et une partie du lait qu'elles contenaient. Robert Hinde & James Fisher (1951) expliquent l'émergence de ce comportement sur la base d'un ensemble d'actes simples (apparaissant selon toute vraisemblance assez tôt durant le développement des mésanges bleues et charbonnières). Pour commencer, les adultes et les juvéniles des deux espèces ont tendance à inspecter une grande variété d'objets. Les objets inspectés sont fréquemment martelés à coups de bec ; cette activité est sans doute stimulée par le son que produit l'objet martelé et/ou par la réaction de sa surface aux coups de bec donnés par l'oiseau. Les objets qui peuvent être tenus dans le bec sont en outre souvent saisis, voire arrachés s'ils dépendent d'un support (sans y être trop fermement attenant). Ils sont alors goûtés, avant d'être ingérés ou rejetés. Selon Hinde et Fisher, cet ensemble d'actes simples aurait conduit les mésanges bleues et charbonnières à entamer et "éplucher" les capsules des bouteilles de lait, au même titre qu'il les conduit à décortiquer des tiges de roseaux et des graines de charme ; le fait est que les passereaux martelant peu ou pas les objets qu'ils rencontrent, comme le verdier (Carduelis chloris) ou le rouge-gorge (Erithacus rebecula), ont rarement été observés en train d'ouvrir une bouteille de lait (Fisher & Hinde, 1949). L'ingestion de crème et de lait après ouverture des bouteilles aurait par ailleurs été suffisante pour que les mésanges bleues et charbonnières réitèrent l'opéra-tion effectuée dans des contextes similaires à celui ayant permis cette ingestion (Hinde & Fisher, 1951). Un ensemble d'actes simples et un processus de renforcement lié aux conséquences sensorielles de ces actes semblent ainsi avoir conduit à l'émergence des bouteilles de lait en tant qu'éléments pertinents de l'environnement. Nous n'insistons pas ici sur le fait que le comportement d'ouverture des bouteilles de lait paraît s'être répandu de proche en proche dans les populations de mésanges bleues et charbonnières de Grande Bretagne (Fisher & Hinde, 1949). Les deux espèces concernées étant grégaires, le processus qui a conduit à cette propagation est probablement assez simple. Comme le notent Hinde & Fisher (1951), le fait de voir un congénère s'activer au sommet d'une bouteille peut inciter une mésange à inspecter cette même bouteille ; en outre, le fait de pouvoir consommer le lait d'une bouteille déjà ouverte peut l'inciter à inspecter des objets similaires (voir également Sherry & Galef, 1984).

FORMATION SPONTANEE DES GRANDS GROUPES CHEZ LE CHEVREUIL

Comme nous le suggérions un peu plus haut, les organismes ne sont pas les seuls systèmes biologiques à donner une signification à certaines fluctuations environne-mentales. Il en va de même des ensembles d'individus en interaction (Maturana & Varela, 1987). L'exemple de la taille des groupes dans les populations de chevreuils est, à cet égard, assez instructif. Le chevreuil d'Europe (Capreolus capreolus) est traditionnellement considéré comme un animal forestier, non seulement à cause de son habitat de prédilection, mais également du fait d'un certain nombre de ses caractéristiques physiologiques, morphologiques et comportementales. Ainsi, son appareil digestif ne lui permet guère de se nourrir des graminées sèches qui composent, en dehors du printemps, une grande partie des végétaux non cultivés des milieux ouverts (Hofmann, 1985 ; Putman, 1988). Son appareil circulatoire n'est pas celui d'un coureur de fond, ca-pable de fuir sur de grandes distances, mais celui d'un sprinter, prompt à disparaître dans la végétation (Stüwe & Hendrichs, 1984). Sa petite taille corporelle lui permet du reste de progresser aisément dans les fourrés. De surcroît, les très petits groupes que le chevreuil forme ordinairement (Bideau et coll., 1983 ; Maublanc et coll., 1991) en font, en milieu forestier, une proie discrète et par conséquent difficile à surprendre (Eisenberg, 1981 ; Focardi & Paveri-Fontana, 1992). Si ces caractéristiques le rendent a priori plus apte à vivre en forêt qu'en milieu ouvert, le chevreuil n'en a pas moins commencé à coloniser les plaines agricoles de-puis quelques décennies. Outre le fait que les céréales d'hiver constituent une ré-serve de végétaux verts sans équivalent durant la mauvaise saison, cette colonisation semble liée, pour l'essentiel, à la mécanisation de l'agriculture (qui a fortement réduit la présence humaine sur les terres cultivées depuis les années cinquante), ainsi qu'à l'instauration récente du plan de chasse (qui a permis l'augmentation de la densité de chevreuils dans les massifs forestiers bordant les cultures). Le point qui nous intéresse ici est que la colonisation des zones cultivées par le chevreuil s'est aussitôt accompagnée d'un accroissement de la taille des groupes, et plus précisément de la formation de groupes d'autant plus importants que le milieu colonisé était plus ouvert (voir également Zejda, 1978 ; Reicholf, 1980 ; Bresinski, 1982 ; Stüwe & Hendrichs, 1984 ; Maublanc et coll., 1985, 1987, 1991 ; Cibien et coll., 1989a ; Gerard et coll., 1992, 1995). Comme le suggèrent deux modèles récents (Gerard & Loisel, 1995 ; Gueron & Levin, 1995 ; voir également "Émergences collectives chez les ongulés sauvages", dans la seconde partie de ce volume), cet accroissement de la taille des groupes n'implique nullement que le comportement des individus se soit modifié avec l'ouverture du milieu. Les groupes de chevreuils, comme ceux d'une majorité de ruminants, fusionnent et se fragmentent assez fréquemment. Ceci revient à dire que les fréquences des tailles de groupes observées dans une population correspondent à un équilibre dynamique, émergeant des fusions et des fragmentations qui remodèlent en permanence le nombre et la taille des groupes. Par ailleurs, deux groupes ne peuvent aller à la rencontre l'un de l'autre qu'à partir du moment où les animaux se sont perçus. De la sorte, toute augmentation de la distance à laquelle les animaux peuvent se percevoir accroît la fréquence des fusions et donc la taille moyenne des groupes. En d'autres termes, le processus qui génère la taille des groupes dans les populations de chevreuils fait de l'ouverture du milieu, une propriété pertinente de l'environnement (Gerard et coll., 1995). Les variations de l'ouverture de l'habitat seraient sans effet sur la taille des groupes, comme chacun peut l'imaginer, si ces groupes étaient des associations permanentes ou si les animaux se regroupaient en utilisant des pistes chimiques.

DES SIGNIFICATIONS VIABLES OU NEFASTES SUR UN ARRIERE-PLAN DE PERTURBATIONS

S'ils illustrent comment un système biologique fait émerger son monde, les deux exemples qui viennent d'être détaillés mettent également en lumière un point important en regard du devenir des systèmes vivants à l'échelle de la phylogenèse. S'agissant de phénomènes liés à des modifications récentes du milieu, ces exemples montrent qu'un système biologique peut faire émerger des significations parfaitement viables lorsque l'environnement vient à fluctuer. En effet, l'élargissement spontané du régime alimentaire des mésanges bleues et charbonnières ne semble avoir été suivi d'aucune réduction de leurs effectifs en Grande Bretagne ; quant aux populations de chevreuils, elles sont actuellement en expansion dans diverses régions agricoles (Cibien et coll., 1989b). Le sens donné à une modification du milieu ne sera bien sûr pas toujours aussi heureux : les tortues luths (Dermochelys coriacea) s'étouffent en ingérant les sacs plastiques qui dérivent en lieu et place des méduses, et la faune du littoral s'empoisonne avec les substances que libèrent dans l'eau les dinoflagellés responsables des "marées rouges". En outre, comme nous l'avons vu, diverses perturbations peuvent ne prendre aucun sens : le merle est indifférent aux pierres qui peuvent joncher le sol, et en dehors des mésanges bleues et charbonnières, les passereaux vivant à proximité des habitations sont pour la plupart insensibles aux bouteilles de lait. Ces différentes possibilités méritent de retenir notre attention car elles conditionnent, depuis que la vie existe, la persistance et l'extinction des systèmes biologiques. Comme nous le rappelions dans l'introduction de ce chapitre, l'environnement est en perpétuel changement à l'échelle des temps géologiques. Mais les fluctuations de l'environnement, dépourvues de tout sens intrinsèque, ne peuvent affecter les systèmes biologiques qu'au travers des significations que ces systèmes font émerger. Les formes de vie perdurent ou s'éteignent en raison de leur insensibilité à certaines fluctuations et du sens, viable ou néfaste, qu'elles donnent aux autres fluctuations. Notons que les systèmes sous-tendus par des processus auto-organisateurs voisins donneront généralement des significations assez similaires à ce qui est pour nous, observateurs, une même perturbation. C'est la raison pour laquelle les fluctuations environnementales (y compris celles occasionnées par l'homme) prennent si souvent un sens uniformément viable ou uniformément néfaste au sein d'une même espèce, voire au sein d'un ensemble d'espèces apparentées (Raup, 1991 ; Gould et coll., 1993 ; Sepkoski, 1993). A ce titre, il est difficile d'accorder un grand crédit à l'hypothèse selon laquelle les systèmes vivants se maintiennent dans l'environnement grâce au tri effectué par la sélection naturelle au sein de chaque espèce. Cette hypothèse, pour être plausible, nécessiterait que les perturbations auxquelles une espèce est sensible soient pour la plupart néfastes sans toutefois nuire à la survie ou à la reproduction de tous les individus.

MONDES EMERGENTS ET SELECTION NATURELLE

(la suite le mois prochain)..........

Les orientations des recherches de M. DUBOIS.

Résumé de la Thématique des travaux de recherches

J’appartiens à un courant en éthologie qui se nomme « psycho-éthologie » ; il se démarque du courant classique car il propose une approche se fondant sur un paradigme constructiviste. Cette réflexion qui vient en amont du recueil des données donne un éclairage particulier à l’étude du comportement d’un autre être que nous. Elle oriente la nature des problématiques retenues et les recherches qui sont menées.

L’essentiel de mon travail de chercheur a porté sur l’utilisation de l’espace. L’éthologie aborde généralement ce thème sous l’angle des contraintes extérieures qui sont censées la modeler. Mon attitude a consisté à explorer l’importance des contraintes internes et proximales, c'est-à-dire celles qui émanent du monde propre et celles qui sont inhérentes au fonctionnement individuel et social.

L’objectif de mon travail était de vérifier que la connaissance de l’animal peut dépendre d’un contexte spatial qu’il a lui-même façonné par son comportement. Ces travaux questionnent donc le rôle moteur joué par le comportement sur l’émergence de la connaissance et la signification de l’espace. Ils m’ont conduit à illustrer la prééminence de la signification des lieux sur la signification des objets, et à mettre en évidence la contrainte que peuvent exercer certains lieux sur (1) l’expression de certains comportements et (2) sur les capacités d’innovation. J’ai ainsi illustré l’existence d’espaces capacitants et d’espaces invalidants dans les domaines cognitifs et sociaux.

Quelques enseignements des résultats obtenus

Mes études mettent en évidence l’intérêt appliqué qu’il y a à questionner le monde vécu par l’animal. En effet, elles permettent de mettre en relation la structuration du monde propre et l’expression des capacités cognitives qui en découlent. Cela conduit par exemple à questionner le bien-fondé des études qui statuent sur les capacités cognitives sans tenir compte des lieux où elles sont testées (classiquement, on se contente de disposer l’appareillage de test au centre géométrique de l’espace expérimental sans faire d’étude préalable portant sur l’occupation de cet espace par l’animal).

Le suivi de la structuration de l’espace de vie d’un groupe de capucins illustre que leur espace est scindé en zones d’activités préférentielles. En procédant de la sorte, l’animal :
  • établit une assise spatiale à son existence (enracinement) ;
  • spécifie son environnement et exerce une sélection vis-à-vis des affordances perceptives (Gibson, 1979) qui seront susceptibles de se coupler à son action ;
  • peut réduire ses capacités à percevoir, apprendre et agir de manière efficace. Ses comportements font émerger des espaces capacitants et des espaces invalidants qui peuvent s'avérer géographiquement très proches les uns des autres.
La relativisation et l’inhibition spatiales peuvent être vues comme des “contraintes” internes qu'il est certainement possible d’invoquer dans différents contextes liés par exemple aux phénomènes « culturels » géographiquement limités ou à des variabilités dans le domaine de l’apprentissage. On peut par ailleurs se demander quelle est la part de ces processus:
  • dans l’exploitation sous-optimale d’un lieu d’alimentation ou dans la consommation réduite de rations distribuées en différents endroits? Les exploitants agricoles, gestionnaires de parcs animaliers, propriétaires d’animaux … sont effectivement confrontés à de tels phénomènes
  • dans l’expression de comportements de marquage qui ne s’expriment qu’en certains endroits et vis-à-vis de certains substrats? Ces comportements sont dommageables pour les agriculteurs ou les exploitants forestiers.
  • dans la persistance de comportements que l’on ne considère pas comme adaptés? Les exemples de fidélité aux sites traditionnels de mise bas ou de reproduction par exemple, ou simplement aux domaines vitaux, en dépit d’une mise en eau (construction d’un barrage) ou d’une pauvreté trophique importante, sont nombreux.
  • dans des phénomènes d’agressivité qui se trouvent localisés? Ce cas peut se présenter en milieu naturel ou chez des animaux familiers.
  • dans le déficit d’expression de certains comportements (on peut rappeler qu’assurer la reproduction dans certains groupes ou certaines espèces peut poser d’énormes problèmes) ou dans des erreurs d’interprétation quand on confronte les animaux à des tests de nouveauté (bien-être animal) ?…etc..
Tout être vivant est confronté à un monde environnant dont il va faire une niche. Son comportement rend disponible des éléments saillants qu’il s’approprie individuellement et/ou socialement. On peut assez aisément se persuader que les éléments saillants qui sont rencontrés au cours des activités peuvent offrir l’occasion de nouvelles façons d’agir (le chimpanzé utilise une pierre pour briser une noix) et de s'ouvrir à une nouvelle matérialité (le prédateur peut par exemple être confronté à une nouvelle proie potentielle). L’émergence d'un nouveau comportement est intéressante en soi car elle constitue une performance et traduit des capacités pour le réaliser. Elle peut également se transmettre et être à l’origine de phénomènes que l’on nomme protoculturels (lavage des patates par le macaque japonais; Kawai, 1965). Il est connu que certaines populations animales ont développé des caractéristiques comportementales qui les distinguent d’autres populations de la même espèce quelquefois voisines géographiquement. Les populations de chimpanzés (Pan troglodytes) et d'orangs-outans (Pango pygmaeus) par exemple (McGrew, Ham, White, Tutin & Fernandez, 1997 ; Boesch & Tomasello, 1998 ; Van Schaik & Knott, 2001) sont connues pour varier sur le plan culturel (modes de chasse, techniques utilisées pour manipuler des outils…) sans que l'on puisse associer cette variation à un déterminisme génétique ou écologique. Une telle variabilité mériterait d'être examinée à la lumière d'une perspective située.

Le monde propre des animaux est lié à un rapport particulier avec l’environnement. L’enracinement qu’il suppose a non seulement des conséquences en terme d’attachement mais aussi sur l’expression des capacités cognitives. Ces expériences illustrent l’intérêt qu’il y a à s’interroger sur le rapport entre le sujet et l’objet. En effet, les capacités cognitives ne semblent pas du tout désincarnées mais elles sont au contraire enracinées dans la réalité que les animaux se construisent. Ces questions peuvent trouver un prolongement intéressant dans l’étude de l’objet social et permettre d’appréhender le fonctionnement des groupes sociaux selon un point de vue novateur.

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