Autant de sujets sur lesquels méditeront pendant quatre
heures ces lycéens qui, il y a quelques semaines, écrivaient sur leurs
banderoles « Sarko, t’es foutu. Les lycéens sont dans la rue!!! » ou «
Darcos, si tu savais, ta réforme, ta réforme. Darcos, si tu savais, ta réforme
où on se la met… Au cul, au cul, aucune hésitation ! »….
A moins qu’on ne leur suggère, pour coller à l’actualité,
de disserter sur le fait de savoir si l’on peut être « libéral et socialiste »
ou qu’ils ne choisissent de se pencher sur un texte de Hobbes, de Nietzsche, de
Hume ou d’Aristote et de se demander , avec John Stuart Mill si « les croyances
pour lesquelles nous avons le plus de garantie n’ont pas d’autre sauvegarde
qu’une invitation constante au monde entier de prouver qu’elles ne sont pas
fondées ». Un sujet plus rassurant dans la mesure où le commentaire
d’accompagnement précise « que la connaissance de la doctrine de l’auteur n’est
pas requise » … Sommés sur l’instant de commenter ces sujets proposés à
l’intelligence de nos jeunes citoyens, ministres et personnalités se presseront
pour suggérer quelques pistes et rappeler leurs souvenirs de jeunesse bachelière
tandis que sur Internet se multiplieront dans la minute les corrigés- types qui
permettront aux candidats et à leurs familles d’évaluer , dès la sortie de
l’épreuve, leurs chances de réussite.
Un bicentenaire sans tambours ni
trompettes
La réussite d’un cru qui, cette année encore, risque d’être
exceptionnelle. Depuis plusieurs années, en effet, le taux de réussite au bac
augmente au même rythme, allègre, que les mouvements lycéens. En 2003, à la
suite du long mouvement social des enseignants contre les réformes des retraites
et de la décentralisation privant les lycéens de plusieurs semaines de cours, le
taux de réussite dépasse pour la première fois 80%. En 2006, année de
mobilisation contre le CPE, il atteint 82,1%, le taux le plus élevé de
l’histoire après 1968 ( 80% de reçus contre 63% en 1967). En 2007, le record est
une nouvelle fois battu avec 83,3% de taux de réussite. Un taux qui monte même
à 84,3% en L (littéraire), 88,3% en ES (économique et social) et … 88,4% en S (
scientifique). Désormais, il suffit quasiment d’être candidat pour être assuré
d’être bachelier. En effet, en y ajoutant ceux qui, recalés la première fois,
l’obtiennent l’année suivante, c’est plus de 95% de ceux qui passent le bac qui
l’obtiennent.
Sans doute en raison de la formidable montée en niveau de
nos jeunes ! En 2006, l’année où les programmes n’ont pas été bouclés par faute
de grèves prolongées, le ministre, sans doute conseillé par la Direction
générale de l’enseignement scolaire, s’était cru obligé de déclarer : « C’est
un beau résultat », expliquant, pour faire bonne mesure que les lycéens qui
avaient manqué les cours « s’étaient investis dans le rattrapage, avec l’aide de
leurs professeurs ou avec des formules de soutien. » Certes, on imagine mal un
ministre de l’Education nationale provoquer l’opinion en déclarant que le bac
ne vaut rien, au moins pourrait-il, en la matière, se dispenser de commenter
ces « excellents » résultats.
Force est d’ailleurs de se demander pour quelle raison n’a
pas été célébré avec toute la pompe qu’il mérite le bicentenaire de cet illustre
parchemin. C’est en effet le 17 mars 1808 qu’un décret signé par l’empereur
Napoléon Bonaparte institue le baccalauréat comme premier des trois grades de
l’université avant la licence et le doctorat. Tout est alors mis en œuvre pour
rehausser le prestige d’un examen qui existait depuis le Moyen Age mais auquel
il fallait donner un statut plus conforme à une société qui avait aboli les
privilèges liés à la naissance pour leur substituer ceux liés aux mérites
personnels. Obtenir la « baie de lauriers » ( bacca laurea), c’était
surtout permettre aux classes montantes de se distinguer du peuple pour lequel
le « certif » ( certificat d’études) devait suffire. En 1925, Edmond Goblot
célébrait ironiquement ce monument national en écrivant dans La Barrière et
le Niveau : « Le bourgeois a besoin d’une instruction qui demeure
inaccessible au peuple, qui lui soit fermée, qui soit la barrière. Et cette
instruction, il ne suffit pas qu’il l’ait reçue, car on pourrait ne pas s’en
apercevoir. Il faut qu’un diplôme d’Etat, un parchemin signé du ministre,
constatant officiellement qu’il a appris le latin, lui confère le droit de ne
pas le savoir… ». Antoine Prost, l’historien du système éducatif ajoute (
Regards historiques sur l’éducation en France, XIXe-XXe siècle, Belin,
2007): « Le baccalauréat est beaucoup plus qu’un examen : un fait de société ou
plutôt le symptôme d’une névrose propre à notre société. On cherche en vain dans
les autres pays occidentaux un examen qui mobilise ainsi à son chevet
l’opinion. »
Une opinion qui devrait pourtant savoir que ce passeport
pour l’élite s’est en fait transformé au fil du temps en fausse monnaie.
Un
monument historique délabré
En 1808, on ne compte que 31 bacheliers. A la veille de la
Première Guerre mondiale, ils ne sont encore que 7 000 puis 30 000 en 1945 (un
peu plus de 4% d’une génération) et 60 000 en 1960. En 1985, on ne compte encore
que 29,4% d’une génération à décrocher le fameux passeport pour l’ « élite ».
C’est à partir de cette date que la machine à donner le bac s’emballe. Cette
année-là, en effet, Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de l’Education
nationale du gouvernement Fabius, fixe comme objectif au système éducatif la
mission de porter « 80% d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat » avant la
fin du millénaire. Même si « au niveau » ne veut pas dire « 80% au bac »,
s’installe alors l’idée que le bac est un « dû ».
Pour que ce « droit au bac » soit garanti à tous, on crée
en 1985 les bacs professionnels vers lesquels on « oriente » toujours - autre
monument d’hypocrisie nationale- les élèves qui ne sont pas supposés capables de
suivre la voie « royale ». La plupart de ces élèves ne s’y trompent d’ailleurs
pas. « J’ai été orienté », disent-ils, soulignant par là le caractère subi et
non choisi de la dite orientation. Conséquence de ce formidable gâchis, le
lycée professionnel qui devrait être la voie d’excellence pour accéder aux
métiers et aux emplois dont le monde de l’entreprise a besoin, reste toujours
considéré par l’ « opinion » comme le déversoir des élèves en difficulté. Un
exemple ahurissant mérite d’être médité. Les métiers de la construction
(1 800 000 emplois en entreprise) et ceux de leurs secteurs connexes ( 800 000
emplois en maîtrise d’ouvrage, ingénierie, contrôle, matériaux, matériels ,
composants) ont des perspectives d’emploi inégalées depuis 1946. Ces emplois,
désormais bien rémunérés, sont mieux protégés que d’autres des risques de
délocalisation. Ce sont 100 000 à 120 000 embauches par an durant les quinze
prochaines années qui sont attendues. C’est sans doute pour cette raison que le
nombre de professeurs recrutés pour les lycées technologiques et professionnels
dans les secteurs « construction-énergie-équipement-environnement » est passé
de 370 par an des années 1960 aux années 1980 à une vingtaine aujourd’hui !
Un mépris des débouchés «
professionnels » et des évolutions de la société qui est une
véritable insulte au bon sens et amène les futurs bacheliers professionnels
égarés à grossir les rangs des étudiants en premier cycle universitaire où
plus de 50% échoueront. « Le fait que le baccalauréat soit un « grade
universitaire » produit désormais l’effet inverse de celui qui était recherché,
constate Jean-Robert Pitte dont le courage lui a valu beaucoup d’ennemis : il
précipite dans les premiers cycles des universités des jeunes qui, pour les
meilleurs, auraient souhaité être ailleurs mais ont été refusés dans les
filières sélectives ou qui, pour les autres, n’ont pas le niveau. En tant
qu’instrument de sélection, il ne sert plus à rien. » ( Stop à l’arnaque du
bac, Oh ! éditions, 2007).
C’est un autre professeur d’université, Claude Allègre, par
ailleurs ancien ministre de l’Education, qui écrit à propos de ce même monument
national : « Il ne renseigne aucunement sur ce qu’ils connaissent en histoire,
en géographie, en sciences ou en littérature. Il y a eu un abaissement général
des exigences réclamées au bac, son obtention ne donne plus l’assurance que
l’élève possède un certain nombre de connaissances fondamentales et maîtrise des
exercices intellectuels essentiels. Le flou le plus total règne quant aux
aptitudes du nouveau diplômé. Ce n’est pas l’ancien ministre de l’Education qui
parle, mais le professeur d’université qui a vu sur une période de vingt ans les
jeunes bacheliers arriver à l’université. Dans le domaine des sciences, nous
avons dû nous adapter. A l’entrée en premier cycle, les enseignants considèrent
a priori que le étudiants ne savent rien ou presque. « (10 +1
questions à Claude Allègre sur l’Ecole, Michalon, 2007).
Un diagnostic que partagent à peu près ou presque tous les
universitaires qui n’ont pas fait de la lâcheté leur mode se survie. Pour s’en
convaincre, il suffit de lire la copie d’un étudiant bachelier dissertant en
première année d’université - il est bachelier, donc titulaire du premier grade
de l’université- sur le sujet de géographie : « Ruraux et pays agriculteurs
dans les pays développés ». Voici la copie reproduite par Jean-Robert Pitte:
« Les pays développés sont des ruraux avant tout, mais un pay a besoin de
l’agriculture, qu’il soit développé ou pas. Même si ce n’était pas le cas cela
causerais des degat pour des débats économique et social du pay qui peut être en
crise sans agriculture il sera obligé d’exporter de l’étranger, ce qui n’est pas
bénéfique. Il y a beaucoup de verdure, des arbres qui sont relié à des
ruisseaux. On peut rencontrer des plaines et des plateaux, des montagnes, on
retrouve ses espaces dans les campagnes à la périphérie des villes ou alentours
il y a des habitants et des agriculteurs qui vivent de leurs récoltes qui sont
assez conséquente et qui leurs apporte assez bien pour vivre, comparez à
d’autres agriculteurs qui ont travaillé la terre et utilisent de nouvelles
méthodes de cultivation. »
Des copies comme celle-ci, l’auteur de ces lignes,
professeur à l’université de Paris-I Panthéon Sorbonne en rencontre plus souvent
qu’il n’en faut. Ce n’est même pas l’orthographe qui est ici principalement en
cause ( !) mais la structure même de la pensée de ces jeunes bacheliers. Des
jeunes bacheliers dont la compréhension de l’écrit, mesurée internationalement,
est fort médiocre et qui ont bénéficié, pour le bac, de l’indulgence des
correcteurs sur lesquels on a fait pression pour que les notes soient revues à
la hausse. Tant il est vrai qu’à enseignement « mou » doit correspondre examen
« mou ».
Un instrument d’inégalité sociale
Autant dire que la « bourgeoisie » - disons plutôt les
élites- qui avait autrefois fait du bac cette « barrière » symbolique qui la
distinguait du tiers état - disons plutôt du peuple- a su trouver d’autres clés
pour ouvrir à ses enfants les voies de la réussite. Comme il a cessé d’être un
instrument de sélection, le bac ne sert plus en fait à rien. La clé d’accès aux
filières sélectives du supérieur, classes préparatoires aux grandes écoles,
brevets de technicien supérieur (B.U.T.), diplômes universitaires de technologie
(D.U.T.), institut d’études politiques, Paris-Dauphine… se joue, dès le mois de
février de l’année du bac, à partir du livret scolaire des candidats. Les jurys
qui recruteront les meilleurs élèves savent en effet très bien détecter les
meilleurs potentiels à partir des indications et des notes portées par les
professeurs des classes de seconde et de première. L’obtention du bac, qui est
une formalité, ne devient, dans ce cas qu’une autorisation administrative à
l’inscription définitive. Toutes les familles rompues à l’hypocrisie du système
en connaissent par cœur les ruses : choisir un « bon » collège, plutôt privé,
entrer dans un « bon » lycée, dont les classements sont désormais publiés en
mars, et choisir le bac S, non pas en raison de l’intérêt pour les sciences et
les mathématiques mais parce que la filière scientifique est la seule qui ouvre
toutes les filières sélectives . C’est ainsi que le bac réputé le plus difficile
est celui qui affiche le taux de réussite le plus élevé ! On compte par
ailleurs aujourd’hui plus de bacheliers S en D.U.T. que de bacheliers
technologiques dans l’ensembles des filières courtes professionnalisées.
C’est la raison pour laquelle la catégorie socio-
professionnelle dont les enfants réussissent significativement mieux qu’il y a
trente ans est celle des enseignants. On pourrait s’en réjouir dans la mesure où
les enseignants appartiennent plus aux classes moyennes qu’aux classes
supérieures. Mais cela prouve surtout que la connaissance intime des hypocrisies
du système offre à leurs enfants un avantage concurrentiel imbattable.
L’université, hors la médecine et le droit, est ainsi
devenue la voiture-balai chargée d’accueillir sans pouvoir les sélectionner tous
les étudiants refusés dans les filières sélectives qui mènent à l’emploi. Pas
étonnant d’observer ensuite que la France est le seul pays du monde à dépenser
moins pour un étudiant à l’université ( 6 700 euros par étudiant et par an en
moyenne) que pour un lycéen ( 10 170euros) et surtout pour un élève de classe
préparatoire ( 13 760 euros par an et par élève). Des classes préparatoires qui
accueillent en moyenne chaque année 75 000 étudiants, soit 14% de ceux qui
décrochent le bac. En 2005-2006, près de 54% d’entre eux étaient issus d’un
milieu favorisé, 30% d’un milieu intermédiaire et 13% d’un milieu défavorisé.
Tout se passe ainsi comme si l’élite faisait payer au peuple la réussite
programmée de ses enfants.
A noter enfin, pour faire bonne mesure, que si le bac
coûte officiellement 40 millions d’euros par an , c’est en fait cinq à sept fois
plus selon la commission d’audit de modernisation de l’Etat composée par les
inspections générales des Finances et de l’Education nationale qui ajoute au
chiffre de base ( préparation des sujets et corrections de copies) les
rémunérations de l’ensemble du personnel et les charges liées à l’utilisation
des locaux. 200 millions d’euros pour le moins, soit l’équivalent de 4 500
postes d’enseignants, 8 300 postes d’infirmières , 2500 000 bourses au mérite ou
5 000 euros par élève recalé, soit un peu moins que la dépense annuelle
consacrée par la France à un étudiant à l’université ! Sans compter aussi les
sommes de plus en plus astronomiques que les familles versent aux entreprises de
soutien scolaire - près d’un milliard d’euros de chiffre d’affaires- pour
améliorer le livret scolaire et s’ouvrir les voies sélectives de l’enseignement
supérieur.
« Tu as raison, me disent souvent mes amis de gauche, mais
il ne faut pas le dire ». « Tu as raison, me disent souvent mes amis de droite,
mais on ne peut rien faire ». Alors, champagne pour la cuvée 2008 de cet
auguste bicentenaire.
Jacques Marseille
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