Aux portes du pouvoir il y a moins de quinze ans, le mouvement intégriste est laminé. Ses leaders, qui ont tenté de conquérir l'État par la violence, sont aujourd'hui en exil ou en prison.
La Tunisie est l'un des rares pays arabo-musulmans où l'intégrisme religieux semble avoir été circonscrit. « Provisoirement », ajoutent certains. Dans l'espace public, en tout cas, le phénomène est peu visible : ni tchadors ni barbes trop longues... Dans les lycées, les universités et les établissements publics, ces marques ostentatoires de piété sont rares. La religion est-elle pour autant moins présente dans la vie des Tunisiens ? Nullement, si l'on en juge par la fréquentation des mosquées aux heures de prière.
Les cours d'instruction islamique sont toujours obligatoires dans les lycées. Les programmes télévisés commencent et se terminent par des versets coraniques. Ils sont rythmés, cinq fois par jour, par l'appel du muezzin.
En homme politique averti, le président Zine el-Abidine Ben Ali préfère adhérer à ce mouvement, voire l'encourager, en assistant notamment aux cérémonies religieuses à la mosquée de la Zitouna de Tunis, bastion de l'islam sunnite maghrébin, en recevant les imams des mosquées au palais de Carthage, en truffant ses discours de versets coraniques et en multipliant les mesures en faveur de la religion : restauration de vieilles mosquées, construction de nouveaux lieux de culte, développement de l'enseignement religieux au niveau supérieur, etc. Cette démarche n'est sans doute pas dénuée de calcul politique. Et pour cause. Lorsque l'autorité publique prend en charge elle-même la religion, celle-ci cesse de justifier une quelconque revendication politique. « L'éradication de l'intégrisme passe par une réislamisation progressive de l'État. C'est la démarche adoptée par la Tunisie », explique un militant du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD, parti au pouvoir).
Si elle a accéléré la déroute des islamistes, cette politique n'a pu, cependant, provoquer, à elle seule, leur déclin. Une analyse rétrospective des conditions d'émergence de ce mouvement et de son évolution durant les trente dernières années apporte des éléments de réponse.
1957. Issu de l'élite qui a été formée à l'école française, marquée par la philosophie des Lumières, les idées du progrès et l'héritage laïc occidental, Habib Bourguiba, premier président de la République tunisienne, perçoit l'islam traditionnel comme un lourd fardeau entravant le développement de son pays. Son hostilité à l'« arabisme » et à l'« islamisme », incarnés par son rival Salah Ben Youssef, le pousse à radicaliser son « occidentalisme politique ». Joignant la parole à l'acte, il n'hésite pas, lors de son discours du 5 février 1960, à boire publiquement un verre d'eau en plein Ramadan. Il dresse aussi, par la même occasion, un réquisitoire contre le jeûne du mois sacré, la fixation des dates des fêtes religieuses par la vision du croissant lunaire - et non par le calcul astronomique, plus précis et prévisible longtemps à l'avance.
Sans aller jusqu'à remettre en question le pèlerinage à La Mecque, ce juriste formé à la faculté de droit de Paris s'emploie à contingenter le nombre de fidèles en partance pour la ville sainte. C'est là, à ses yeux, le plus sûr moyen pour réduire les pertes en devises que cette obligation religieuse cause à son pays. Influencé par le réformiste Kemal Atatürk, il revendique, comme lui, le droit de promulguer des fatwas et s'attaque violemment au sefsari, le tchador national. « Le voile n'est qu'un linceul sinistre qui cache la figure », déclare-t-il en décembre 1959. Promulgué trois ans auparavant, le Code du statut personnel a déjà donné aux femmes des droits inconnus dans le monde musulman : suppression de la polygamie et de la répudiation, institution du divorce par consentement mutuel et autorisation de l'adoption. Un brin provocatrices, ces décisions ne tardent pas à heurter les sentiments des oulémas (théologiens) et d'une partie des Tunisiens.
Perçu comme une dérive aliénante, cet excès de modernisme bourguibien contribue à l'émergence d'une forme d'opposition religieuse. De graves déséquilibres sociaux et culturels, à la fois intérieurs (échec de l'expérience socialiste, dérive autoritaire du régime, etc.) et extérieurs (défaite arabe de 1967, regain de nationalisme arabe, activisme des Frères musulmans en Égypte, etc.), font le reste.
En bâillonnant l'opposition moderniste et en autorisant, à partir de 1970, la création de l'Association de sauvegarde du Coran (ASC), pour faire contrepoids aux groupuscules d'extrême gauche qui essaiment à l'université, le pouvoir aide beaucoup, en effet, un mouvement encore embryonnaire à prendre racine dans le pays. Pour combattre la puissante Union générale des étudiants tunisiens (Uget), animée par des éléments gauchistes, le gouvernement permet également aux premiers militants islamistes de faire leur entrée à l'université. Il les autorise même à construire la première mosquée dans le campus universitaire de Tunis, juste à côté des bâtiments de l'École nationale des ingénieurs de Tunisie (Énit), qui deviendra rapidement l'un de leurs fiefs.
Forte de cet appui inespéré du régime, la Jamâa al-Islamiya ne tarde donc pas à faire parler d'elle. Elle commence par organiser son congrès constitutif en avril 1972 dans une ferme de Mornag, bourgade située à une vingtaine de kilomètres au sud-ouest de Tunis. Une quarantaine de militants prennent part à ce conclave clandestin. Deux ans plus tard, les intellectuels du groupe commencent à s'exprimer publiquement dans les pages du mensuel Al-Maarifa, dont le premier numéro paraît en 1974. Dans les colonnes des journaux Al-Moujtamaa et Al-Habib, qu'ils parviennent aussi à contrôler dès 1978, leurs articles commencent à aborder ouvertement la question de l'instauration d'un « État islamique ». Créée au même moment par l'un des piliers du mouvement, Habib Mokni, Dar al-Raya, une maison d'édition basée dans la médina de Tunis, aidera beaucoup, de son côté, à diffuser l'idéologie des Frères musulmans parmi les lecteurs tunisiens.
C'est, toutefois, en 1979, à la faveur d'un début de libéralisation de la vie politique dans le pays, que la Jamâa al-Islamiya décide de se transformer en un parti, le Mouvement de la tendance islamique (MTI), dont la création est annoncée en janvier 1981. Il est dirigé par des intellectuels formés dans les universités modernes : Rached Ghannouchi, professeur de philosophie, Abdelfattah Mourou et Hassen Ghodbani, juristes, Salah Karkar, économiste... Ayant attiré dans son sillage de nombreux jeunes diplômés des universités scientifiques et gagné de précieux soutiens parmi la classe moyenne et les milieux professionnels, le mouvement devient un catalyseur de la contestation.
De plus en plus nombreux et, surtout, bien organisés, les islamistes commencent à manifester publiquement, non seulement dans les mosquées, où ils règnent déjà en maîtres, mais dans tout l'espace public et, surtout, à l'université, bastion du radicalisme politique. Au lendemain des élections législatives du 4 novembre 1979, auxquelles ils prennent part, indirectement, en appelant à voter pour les listes de l'opposition, leurs leaders crient au truquage et expriment bruyamment leur mécontentement. Ces premières démonstrations de force ne manquent pas d'inquiéter un régime aux abois, qui va faire face, les 26 et 27 janvier 1980, à un soulèvement armé fomenté à Gafsa (Sud-Ouest) par un commando tunisien infiltré de Libye et d'Algérie.
Traduits en justice, en septembre 1981, Rached Ghannouchi, Abdelfattah Mourou et Salah Karkar, les principaux dirigeants du MTI, qui n'a toujours pas été légalisé, sont condamnés à des peines allant jusqu'à dix ans de prison. Avec un verdict aussi sévère, Bourguiba cherche à laminer un mouvement qui s'oppose à son projet d'édification d'un État laïc et moderniste. Mohamed Mzali, le Premier ministre de l'époque, a cependant une tout autre ambition. Se sentant fragilisé par les « émeutes du pain » qui, du 29 décembre 1983 au 3 janvier 1984, font plusieurs morts parmi les manifestants, ce dernier croit pouvoir rallier à lui cette force politique montante et gagner son appui dans la course pour la succession. Pour donner des gages aux leaders du mouvement, ce chantre de l'« arabisation », proche de l'Arabie saoudite et des pays du Golfe, commence par faire annuler une ancienne circulaire interdisant le port de « vêtements rituels » (le voile) dans les écoles. Il parvient, ensuite, par diverses entremises, à arracher au président l'amnistie des leaders du MTI.
Libérés en août 1984, ces derniers se replongent aussitôt dans la lutte clandestine. Ayant assisté, derrière les barreaux de la prison, à la prise du pouvoir, à Téhéran, par leurs « frères » iraniens, ils se mettent à nourrir les mêmes ambitions. Pour cela, ils établissent une nouvelle stratégie. Le troisième congrès du mouvement, organisé peu de temps après leur libération, dans une ferme de Soliman (à 20 km au sud de Tunis), scelle la création de deux ailes, politique et militaire, à la fois distinctes et complémentaires. Le MTI se dote ainsi d'une direction de façade, constituée des figures emblématiques du mouvement, et d'une autre clandestine, dirigée par Sadok Chourou, chargée de préparer et de mettre en route un plan de prise de pouvoir.
Les soubresauts du règne finissant de Bourguiba, la mise au pas des oppositions légales et du syndicalisme indépendant ainsi que la crise économique sont autant de facteurs que le mouvement islamiste utilisera, au milieu des années quatre-vingt, pour recruter, parmi les déçus du régime, de nouveaux adeptes et parfaire son implantation dans le pays. Grâce au soutien financier de certains hommes d'affaires, il se dote d'un premier stock d'armes. Il parvient aussi à infiltrer l'armée et la police, où il recrute des centaines d'hommes prêts au combat. L'assaut du pouvoir peut alors commencer...
Avec le limogeage de Mohamed Mzali, au début de l'été 1986, les islamistes perdent leur principal allié dans le régime. Leurs plans sont chamboulés. Ils accentuent leur pression sur le pouvoir : manifestations de rues, actes de vandalisme, agressions au vitriol contre des agents de l'ordre et des religieux modérés... Zine el-Abidine Ben Ali, qui a hérité du ministère de l'Intérieur le 28 avril 1986, procède à une nouvelle vague d'arrestations parmi les éléments les plus actifs du mouvement. Le 10 juillet 1986, quatre d'entre eux sont traduits en justice et condamnés à mort. Trois seront exécutés. Ali Laâridh, porte-parole du MTI, échappe de peu à la potence en s'enfuyant.
Aux manifestations qui se succèdent à partir de novembre 1986, le gouvernement réplique par de nouvelles arrestations. À la violence aveugle des activistes répond la répression, systématique et froide, de l'État. Le pays est au bord de la guerre civile. Pris en tenaille entre deux discours également intransigeants, les intellectuels démocrates craignent le pire. La « majorité silencieuse » se contente de faire le dos rond et de compter les coups. Les « barbus » n'hésitent plus à investir les lieux publics. Simple réflexe d'auto-défense ou brusque regain de religiosité, les femmes sont de plus en plus nombreuses à porter le voile. Inquiètes, les chancelleries occidentales n'arrêtent pas de tâter le pouls du pays. La Tunisie va-t-elle être le premier pays maghrébin à tomber dans les bras de l'islamisme politique ?
De moins en moins bourguibienne, tournant même volontiers le dos à l'Occident, la Tunisie est en passe de ressembler aux États du Machrek. En s'installant sur son sol, respectivement en 1979 et 1982, la Ligue arabe et l'OLP l'ont-elles brutalement réconciliée avec son identité arabo-musulmane ?
Arrêté le 9 mars 1987, Rached Ghannouchi, l'émir du mouvement, est de nouveau embastillé. Salah Karkar, responsable de l'aile militaire, est relâché faute de preuves. Il entre dans la clandestinité avant de s'enfuir durant l'été en France. Moins chanceux, d'autres responsables du mouvement n'échappent pas au coup de filet de la police. En annonçant, le 26 mars, la rupture de ses relations diplomatiques avec la République islamique d'Iran, accusée d'aider financièrement et militairement le MTI, Tunis montre sa détermination à lutter contre l'intégrisme. Il cherche, par la même occasion, à souligner la dimension internationale du mouvement. Pour prouver, de son côté, que ses capacités de mobilisation n'ont pas été entamées par la répression, celui-ci organise, un mois plus tard, une grande manifestation en plein centre de la capitale. Justifiant ainsi, aux yeux de l'État, de nouvelles vagues d'arrestations.
Dans la nuit du 2 au 3 août, la veille de la célébration de l'anniversaire de Bourguiba, quatre bombes explosent au même moment dans quatre hôtels de Sousse et de Monastir, blessant treize personnes. En s'attaquant à des établissements hôteliers, les islamistes cherchent à porter un coup au secteur du tourisme et, à travers lui, à l'économie du pays, déjà à genoux. Durant cet été 1987, un peu plus chaud que d'habitude, deux stratégies s'opposent dans une sorte de logique extrême : l'escalade de la violence d'un côté et le tout-sécuritaire de l'autre. Le pays retient son souffle...
En appelant la Cour de sûreté de l'État à siéger et en exigeant des têtes, Bourguiba espère décapiter le mouvement. Il est encouragé en cela par Mohamed Sayah et Mansour Skhiri. Rachid Sfar, Premier ministre, Ben Ali, ministre de l'Intérieur, et quelques autres membres du gouvernement sont d'un avis contraire : donner des martyrs aux extrémistes serait, selon eux, une grave erreur politique. C'est l'opinion partagée par de nombreux intellectuels et leaders de l'opposition légale.
La Cour siège le 27 août, en pleine canicule. Un mois plus tard, jour pour jour, elle rend son verdict : sept peines de mort, dont cinq par contumace, travaux forcés à perpétuité pour l'émir du mouvement, nombreuses condamnations à vingt, quinze et dix ans de travaux forcés, quatorze acquittements. L'opinion nationale est soulagée. Le verdict est même jugé clément par certains journaux étrangers. Seul Bourguiba, qui exigeait la tête de Rached Ghannouchi, est furieux contre les juges. Il est même décidé à appeler la cour à siéger de nouveau afin de rendre un verdict plus conforme à ses souhaits. Salah Karkar, responsable de l'aile militaire, est alors chargé de mettre à exécution le plan de putsch mis au point un an auparavant (voir l'encadré page suivante).
C'est dans cette atmosphère lourde de menaces que Ben Ali accède à la magistrature suprême. Dès sa prise de pouvoir, le 7 novembre 1987, il se donne pour tâche prioritaire de briser l'opposition islamiste que la répression des dernières années bourguibiennes n'a pas vraiment affaiblie. Après avoir calmé le jeu en libérant, en quelques mois, plusieurs milliers de détenus politiques, le nouveau président met en oeuvre une double stratégie. Il tente, d'une part, de séparer les « extrémistes » des « modérés » et de faire entrer ces derniers dans le jeu politique, et se démarque très nettement, d'autre part, des tendances laïques de son prédécesseur. Fort de l'appui de la classe intellectuelle et politique, qui a salué la manière « civilisée » avec laquelle il a conduit le changement à la tête de l'État, et enfin libéré des intrigues de sérail qui ont marqué la fin de règne de Bourguiba, le nouveau président a désormais les coudées franches pour mener « sa » guerre contre l'islamisme.
Premier succès : Ben Ali convainc, le 7 novembre 1988, l'un des leaders du mouvement, Noureddine Bhiri, à signer, au nom de celui-ci, le Pacte national. Ce texte, paraphé par les principales forces politiques et organisations nationales du pays, confirme les grandes lois réformatrices, notamment le Code du statut personnel. Tout en affirmant l'adhésion de la Tunisie à l'identité arabo-islamique, il stipule aussi que les mosquées doivent être contrôlées par l'État afin qu'elles ne se transforment pas en lieux de propagande politique. En signant ce texte, qui vise à l'évidence à réduire leur champ de manoeuvre, les islamistes, dont le mouvement n'était pas encore reconnu, esquissent-ils un simple recul tactique ?
Le régime ne tarde pas à annoncer, dans la foulée de ce premier succès, de nouvelles mesures d'apaisement. Certains responsables du mouvement, jugés « modérés », sont ainsi appelés à siéger au Conseil économique et social (CES) et au Conseil islamique supérieur (CIS). Le MTI est même autorisé à publier un hebdomadaire, Al-Fajr. La même année, les deux syndicats étudiants sont reconnus : l'Union générale des étudiants de Tunisie (Uget), se réclamant de la gauche, et l'Union générale tunisienne des étudiants (UGTE), proche du MTI. En libérant les étudiants détenus, en facilitant leur réintégration et en augmentant le montant de la bourse universitaire, Ben Ali cherche à assainir le climat politique. Il demeure toutefois farouchement opposé à la légalisation du MTI. Ainsi, le 7 juin 1989, il réitère avec force son refus de reconnaître ce parti tant qu'il se réclamera de l'islam, religion de l'État. Cette position, à l'opposé de celle de l'Algérie, qui vient de légaliser le Front islamique du salut (FIS), il la confirmera en plusieurs autres occasions, refusant de céder aux exhortations d'un bon nombre de personnalités nationales et internationales.
Incompréhensible pour certains analystes occidentaux, qui établissaient une distinction entre les « modérés » et les « extrémistes » et recommandaient un rapprochement avec l'aile « saine » pour marginaliser l'aile « dure », l'intransigeance du président tunisien se fonde sur la conviction que l'intégrisme ne peut s'accommoder du jeu démocratique et que ce courant est, par essence, extrémiste, donc violent.
Dans une dernière manoeuvre politique, la fraction dite « modérée » du MTI décide cependant de retirer toute allusion à l'islam dans le nom du mouvement et choisit de le rebaptiser Hezb Ennahda (Parti de la Renaissance). Sa demande de légalisation ayant été rejetée de nouveau, elle se présente aux élections législatives du 2 avril 1989 sur des listes indépendantes. Grâce au scrutin de liste majoritaire à un tour, le RCD rafle la totalité des sièges au Parlement. L'abstention ayant frisé les 40 %, les islamistes ne réunissent que 8 % des suffrages (15 %, selon leurs propres estimations). Durant la campagne électorale, leurs candidats ont même eu droit à des passages à la radio et à la télévision. Ils ont eu aussi les faveurs de la presse écrite. S'ils parviennent, lors de cette consultation, à marginaliser l'opposition légale, ils démontrent aussi, par la même occasion, la limite de leur audience.
Tirant la leçon de cette nouvelle défaite, Rached Ghannouchi préfère partir, le 28 mai de la même année, pour un exil volontaire.
Dans son combat contre les activistes d'Ennahda, le nouveau régime met en route une stratégie multiforme où l'action sécuritaire, bien que prépondérante, est consolidée par une série de réformes économiques, sociales, culturelles et éducatives. En nommant, le 11 avril 1989, Mohamed Charfi au poste de ministre de l'Éducation nationale, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, Ben Ali affiche sa détermination à réformer l'enseignement. Et pour cause : au sortir de deux décennies d'arabisation à tout-va, ce secteur névralgique a fini par faire le lit de l'extrémisme religieux.
Juriste, président-fondateur de la Ligue tunisienne des droits de l'homme (LTDH), Mohamed Charfi est connu pour son opposition farouche au projet de société des islamistes. Il leur reproche surtout d'avoir, à propos des châtiments corporels, de la polygamie et de beaucoup d'autres principes, des positions totalement contradictoires avec la philosophie des droits de l'homme(1). Sa mission consiste donc à réformer l'enseignement dans le sens de l'affirmation des valeurs de la modernité. L'une de ses premières décisions est de retirer de la circulation des manuels scolaires inspirés des idées islamistes. Il met ensuite en application d'anciennes circulaires interdisant le port du voile par les élèves et les professeurs et rétablit la mixité dans les lycées où elle a presque disparu.
Ce face-à-face entre les islamistes et le super-ministre de l'Éducation engage le débat politique national sur le terrain de la culture. Marginalisés, mais reprenant goût au combat, les intellectuels de gauche ne tardent pas à voler au secours de l'un des leurs. Contraints de se prononcer publiquement sur certaines questions (éducation des filles, mixité à l'école, droits des femmes, intérêt des études philosophiques, etc.), les islamistes livrent progressivement leur vision de la société. Nombre de Tunisiens, acquis aux idéaux modernistes de Bourguiba, envisagent avec effroi la perspective d'un retour en arrière. Conséquence : sur ce front aussi, les islamistes perdent des points décisifs...
Réduite à un duel entre le pouvoir et Ennahda, la vie politique tunisienne va être marquée par de déchirantes révisions. Pour faire face à un adversaire commun, l'islamisme en l'occurrence, le pouvoir et une partie de l'opposition de gauche et libérale s'unissent autour d'un même slogan : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté. » Rompant le consensus, quelques voix continuent de s'élever, à l'intérieur comme à l'extérieur, pour condamner la répression dont les militants islamistes continuent de faire l'objet et appellent à la légalisation de leur mouvement. Elles ne seront point écoutées.
Signe du durcissement du pouvoir et de la crispation de l'opinion publique : au lendemain des élections municipales du 10 juin 1990, seuls quelques indépendants non islamistes font leur entrée dans certains conseils municipaux. Les intégristes, qui optent pour la radicalisation, ne tardent pas à provoquer de nouveaux affrontements publics. Prenant prétexte d'une série d'actions violentes attribuées à des éléments d'Ennahda, le pouvoir arrête, en novembre 1990, un groupe d'activistes opérant sous les ordres d'un certain Abdelwahab Mejri. Il est soupçonné du vol de 35 kg d'explosifs dans une carrière près de Tunis. Le 6 décembre, le ministère de l'Intérieur annonce le démantèlement d'un second réseau. Le chef de celui-ci, Habib Lassoued, est un dissident d'Ennahda, qui a créé son propre groupe. L'étau continue de se resserrer autour des leaders du mouvement. Le 22 décembre, trois semaines avant le déclenchement de la seconde guerre du Golfe, le pouvoir opère une nouvelle vague d'arrestations, qui touche deux cents personnes en moins de cinq jours. Par mesure de précaution, les dirigeants les plus durs du mouvement (Ali Laâridh, Ziyad Douletli et Zakaria Bouallègue) sont écroués. Considérés comme modérés, Abdelfattah Mourou et Hamadi Jébali, directeur d'Al-Fajr, sont laissés en liberté surveillée.
Échaudés par l'exemple de l'Algérie voisine, où les islamistes du FIS viennent de rafler la majorité des voix lors des scrutins municipal et régional de juin 1990, les autorités tunisiennes optent pour une réponse sécuritaire à la menace de l'aile dure d'Ennahda, dont certains leaders en exil ne cessent de proclamer leur intention de s'emparer du pouvoir. Ne pouvant contenir le mouvement de protestation contre l'intervention américaine dans le Golfe, le régime cherche à maintenir les islamistes en dehors de cette agitation populiste. Surpris par le déclenchement de la crise irako-koweïtienne et contraints, eux aussi, de choisir leur camp, ces derniers décident, après moult hésitations, de se ranger aux côtés de l'Irak. En tournant ainsi le dos à leurs anciens protecteurs, Saoudiens et Koweïtiens, ils espèrent mieux coller aux sentiments anti-américains d'une bonne partie des Tunisiens.
Durant l'hiver 1991, repliés sur l'université, devenue leur base la plus sûre, les islamistes multiplient les grèves et les affrontements violents avec les forces de l'ordre, faisant ainsi régner la terreur sur les campus de Tunis, Sousse et Kairouan. Les agressions contre les étudiants destouriens, les agents de l'ordre et même certains membres du corps enseignant deviennent fréquentes. La réaction du gouvernement ne se fait pas attendre. D'abord, il réglemente l'affichage et les réunions dans l'enceinte de l'université. Vers la fin mars 1991, il suspend l'UGTE. En réponse, les islamistes multiplient les attaques à travers le pays contre les postes de police et de la garde nationale, les locaux du parti au pouvoir et les établissements publics. Cette flambée de violence fait plusieurs morts parmi les civils, des policiers, des délégués (sous-préfets) et des responsables du parti au pouvoir.
Aux yeux de l'opinion publique tunisienne, l'irréparable va être commis le 17 février 1991. À 4 heures du matin, un groupe d'islamistes envahit les locaux du Comité de coordination du RCD de Tunis-Ville et y met le feu. Situé en plein coeur de Bab-Souika, la circonscription dont le ministre de l'Intérieur, Abdelhamid Escheikh, est l'élu, ce bâtiment est donc une cible symbolique. Ligotés, les deux gardiens du bâtiment n'échappent pas aux flammes. Ils sont gravement brûlés. L'un d'entre eux, Ammar Saltani, meurt quinze jours plus tard des suites de ses blessures.
Pour les activistes islamistes, l'opération est un désastre politique. Arrêtés quelques jours après le forfait, les membres du commando font des aveux télévisés. Rediffusées par Mindhar, magazine d'information à grande audience, les 1er et 3 mars, les images des deux victimes, atrocement brûlées, suscitent la colère des Tunisiens, qui découvrent les horreurs dont certains islamistes sont capables. Déclenchés quelques semaines plus tard, les premiers attentats de l'Armée islamique du salut (AIS) en Algérie viendront conforter ce sentiment.
Convoqué au ministère de l'Intérieur et mis en présence des aveux des membres du commando, Fadel Beldi, président du Majlis al-Choura, instance consultative d'Ennahda, et l'un des quatre membres de son bureau exécutif encore en liberté, ne peut qu'exprimer son désaccord avec les méthodes de ses camarades. Le lendemain, il publie, avec Abdelfattah Mourou et Benaïssa Demni, un premier communiqué condamnant l'opération et stigmatisant toute forme de violence. Le 7 mars, les trois hommes annoncent, dans un autre communiqué, le gel de leur adhésion à Ennahda. Au sein du mouvement islamiste tunisien, l'affaire provoque une cassure profonde. L'aile militaire ayant franchi le Rubicon, les politiques du groupe ont du mal à justifier les dérapages de leurs camarades. Pourront-ils tenir plus longtemps leur rôle de démocrates incompris et réprimés ?
Par le dégoût qu'elle suscite chez la plupart des Tunisiens, l'opération de Bab-Souika aura donc été du pain bénit pour le gouvernement de Ben Ali. Ce dernier peut enfin canaliser le sentiment anti-Ennahda dans le sens du renforcement du « front intérieur contre l'intégrisme religieux ». Un tel objectif est-il réalisable en l'absence d'une opposition crédible, acceptable et qui présente globalement le même projet de société que le RCD ? Les six partis d'opposition légaux, à l'audience populaire fort modeste, sont loin de remplir ces conditions. Volant à leur secours, Ben Ali décide, en avril 1991, de leur octroyer une subvention forfaitaire de 50 000 dinars (autant de dollars), une rallonge de 30 000 dinars pour financer la reparution de leurs journaux, ainsi qu'un accès aux médias officiels.
Ils les associe, par la suite, à l'élaboration du VIIIe plan de développement et à la gestion des grands dossiers politiques, tels que ceux des droits de l'homme et de l'université. Enfin, l'administration, les gouverneurs (préfets) et les délégués (sous-préfets) reçoivent des instructions pour faciliter la tâche des leaders de ces partis, les aider à organiser leurs meetings - ou, tout au moins, ne pas les empêcher de les tenir - dans les régions.
En renforçant ainsi l'opposition non islamiste, le chef d'État tunisien cherche à la fois à limiter encore l'audience des islamistes et à donner de la Tunisie l'image d'un pays acquis aux principes démocratiques. Le musellement du courant islamiste ne doit pas être interprété, en effet, comme le prélude à l'anéantissement de toute forme d'opposition - thèse développée par les leaders islamistes en exil et certains commentateurs étrangers, mais qui ne semble pas trouver d'écho à l'intérieur du pays.
Repliés sur leur base arrière, l'université, les islamistes déclenchent, le 8 mai 1991, des affrontements avec la police à Tunis, Sousse et Kairouan. Bilan officiel : deux tués et quatorze blessés, dont sept agents de l'ordre. De nombreuses arrestations sont opérées dans le milieu de la contestation estudiantine. Pour calmer les esprits et éviter la menace d'une « année blanche », les autorités ferment les établissements universitaires pendant dix jours. En fait, elles se préparent à se saisir des derniers éléments du mouvement restés en liberté.
Le 22 mai, Abdallah Kallel, nouveau ministre de l'Intérieur, parle d'« un complot diabolique en cinq phases destiné à assurer la prise du pouvoir par les islamistes ». Trois cents personnes sont déjà sous les verrous, dont une centaine de militaires. L'organisation du « réseau terroriste » d'Ennahda et les mécanismes de son financement sont-ils enfin mis au jour, comme il le prétend ? Deux jours plus tard, des avis de recherche de militants du mouvement paraissent à la une des sept quotidiens de Tunis.
Les islamistes sont donc parvenus à infiltrer l'armée, la garde nationale et la police, s'étonnent les Tunisiens, incrédules. Parmi la centaine de militaires de grade subalterne traduits en justice, trente-quatre seront impliqués dans ledit « complot ». Dans un entretien accordé au journal Le Monde(2), le président Ben Ali explique cet « accident » par l'infiltration d'un dirigeant islamiste parmi les enseignants de l'Académie militaire de Fondouk Jédid. Il reconnaît, dans le même entretien, que, dans le bras de fer entre le gouvernement et les éléments d'Ennahda, des bavures ont été commises et sanctionnées.
En se rendant en visite officielle à Tunis, le 12 juillet 1991, François Mitterrand vient-il assurer le pouvoir du soutien de la France ? Pour les Tunisiens, en tout cas, ce voyage, qui intervient au lendemain du déchaînement de la violence en Algérie, n'a qu'une signification : jusque-là hésitant, Paris opte enfin pour le camp des libéraux et des démocrates. N'a- t-il pas refusé, deux semaines auparavant, de renouveler le visa de Rached Ghannouchi ? N'a-t-il pas également rappelé à l'ordre, par la même occasion, les deux principaux lieutenants de celui-ci, Habib Mokni et Salah Karkar, réfugiés dans l'Hexagone ?
Forte de cet appui de la France, la Tunisie intensifie sa répression contre Ennahda. Multipliant les réunions de travail, à Tunis comme à Paris, Abdallah Kallel et Charles Pasqua forment alors un tandem de choc. Le 28 septembre, le ministre tunisien de l'Intérieur peut enfin annoncer, dans une conférence de presse, la découverte d'« un plan islamiste visant la prise du pouvoir ». Les 9 et 10 juillet 1992, 279 dirigeants et simples militants d'Ennahda sont jugés, dont 56 par contumace, par deux tribunaux militaires. Accusés d'avoir organisé des complots visant notamment l'assassinat du chef de l'État, le ministère public requiert la peine capitale pour 28 d'entre eux.
Curieusement, la majorité des Tunisiens se montre peu concernée par les péripéties du procès. Face à la menace intégriste, réelle ou surestimée par les services de renseignements, la société civile se rallie spontanément au gouvernement. L'élite intellectuelle ne ressent guère de sympathie pour les islamistes. La classe moyenne, qui accède enfin au progrès, à la propriété et à l'ouverture sur le monde, ne veut pas voir des acquis difficilement gagnés remis en question par l'extrémisme politico-religieux. La reprise économique déjà perceptible - en 1992, le pays enregistre une croissance record de 8 % - redonne confiance à de larges couches de la société, tandis que la « poudrière algérienne » conforte les sentiments de rejet à l'égard du mouvement Ennahda, allié de longue date du FIS. Rached Ghannouchi n'a-t-il pas été, durant les deux années précédant le déclenchement de la crise algérienne, l'invité de marque des Mahfoud Nahnah, Abassi Madani et autres Ali Belhadj ?
Désormais exilés, emprisonnés ou réduits au silence sur le territoire national, les islamistes tentent de se poser en défenseurs des droits de l'homme et d'organiser, à partir de certaines capitales européennes, des campagnes de dénigrement contre le régime. Dépourvus de relais en Tunisie et muselés par les services secrets des pays occidentaux, ils voient leurs rangs se vider. Déçus par la tournure des événements, des militants de base et des cadres intermédiaires caressent l'espoir de retourner au pays.
Ancien leader du mouvement, rédacteur en chef d'un hebdomadaire paraissant
à Londres, Al-Moustakilla, de tendance islamiste modérée, Hachemi al-Hamdi s'est improvisé porte-parole de ces « repentis ». Lors d'une entrevue au palais de Carthage, en août 1998, il a transmis au président Ben Ali des demandes d'amnistie émanant de certains militants d'Ennahda condamnés par contumace. Le chef de l'État a mis deux conditions à leur retour : qu'ils fassent parvenir une demande écrite aux autorités de leur pays et s'engagent, par là-même, à ne plus reprendre leur activité politique antérieure.
Répondant à l'appel de Hachemi al-Hamdi, qui n'a pas manqué de donner un large écho à sa démarche dans les colonnes de son journal, plusieurs dizaines d'islamistes repentis ont envoyé des demandes d'amnistie, soit directement aux autorités, soit à travers des journaux arabes paraissant à Londres. Certains d'entre eux ont même pu récupérer leur passeport auprès des consulats tunisiens à l'étranger (notamment en Europe et dans les pays du Golfe). Ils sont déjà rentrés au pays et font l'objet d'une surveillance spéciale de la police.
Ce mouvement de retour a eu pour première conséquence de diviser le groupe en deux blocs opposés. Pour les autorités tunisiennes, il démontre la faiblesse actuelle du courant islamiste, qui paraît en passe de se réduire à quelques dizaines de dirigeants en exil.
Cependant, vaincre les intégristes n'est payant à long terme que si, parallèlement, le régime parvient à affaiblir leur assise populaire. Le pouvoir semble l'avoir compris et cherche à conforter la place de l'islam dans la vie des Tunisiens, à réaliser une grande réforme de l'enseignement et à mettre en place des mécanismes de redistribution au profit des populations les plus déshéritées, tel le Fonds de solidarité national (FSN), plus connu sous l'appellation de 26-26, le numéro de son compte courant bancaire. La relance de l'économie (une croissance stable de 5 % en moyenne depuis 1990) et une répartition des richesses favorisant les « zones d'ombre » et les régions frontalières pauvres devraient maintenir un minimum de stabilité sociale propice au développement.
« Sans une réelle ouverture qui permette aux forces démocratiques de s'exprimer pleinement dans un champ politique enfin émancipé, la victoire sur l'islamisme ne sera peut-être jamais définitive ni durable », prévient, de son côté, un sociologue. « Même si la menace intégriste est momentanément écartée, la léthargie de la société civile, la faiblesse de l'opposition légale et l'absence d'une véritable alternative politique ne doivent pas constituer une source de satisfaction pour le pouvoir actuel, mais un réel objet d'inquiétude quant à l'avenir du pays », renchérit un juriste. Conclusion d'une personnalité de l'opposition : « La démocratie demeure l'unique remède durable et peut-être définitif contre l'islamisme, considéré comme une maladie de croissance des sociétés musulmanes contemporaines. »
1. Voir son livre Islam et liberté : le malentendu historique, éd. Albin Michel, Paris 1999.