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Questions à Marc Le Pape et Claudine Vidal

Marc Le Pape et Claudine Vidal sont chercheurs au CNRS, sociologues, co-auteurs de Côte d'Ivoire, l'année terrible, 1999-2000, Karthala, Paris, octobre 2002.

Entretien réalisé en février 2003.

 

La Côte d'Ivoire est longtemps apparue comme un des Etats les plus stables d'Afrique de l'Ouest. Comment expliquer ces trente années de stabilité politique et sociale sous la présidence de Félix Houphouët-Boigny ?

Ivoirienne vetue d'une robe à l'effigie de Houphouët-Boigny
Une Ivoirienne portant une robe à l'effigie du Président Houphouët-Boigny (1965)
© Archives La Documentation française - Photo : Brémat.

Il faut se souvenir que Félix Houphouët-Boigny montra une extraordinaire capacité à occulter le passé, celui d'une décolonisation dont il profita pour forger son pouvoir personnel en brisant tout ce qui pouvait le contester, celui des premières années de l'indépendance pendant lesquelles, recourant à la tactique des faux-complots, il fit emprisonner et torturer ceux qu'il pouvait suspecter de non-soumission absolue, fonctionnaires, membres de son entourage, notables, parents des accusés, et réprima dans le sang deux révoltes régionales. Sur cette amnésie efficacement contrôlée, il construisit un culte de la personnalité où, héros de la lutte contre le colonisateur, il revêtait les attributs de la "sagesse africaine", de la tolérance, de l'art du dialogue venant à bout de tous les conflits. Une partie de ses victimes politiques furent réhabilitées, exercèrent des fonctions prestigieuses et gardèrent le silence. Ainsi, la stabilité fut-elle acquise au prix d'une "pacification" violente de la Côte d'Ivoire, tandis que le mot-d'ordre "enrichissez-vous" ralliait les cadres politiques du régime.

Ensuite, les crises furent contenues, par la force, par l'argent, par l'habileté politique d'Houphouët Boigny, et aussi grâce à une situation économique favorable jusqu'à la fin des années 70. La deuxième moitié de la décennie 80 fut beaucoup plus agitée en raison de la dégradation de la situation économique, de la contestation sociale, notamment celle des élèves et des étudiants, l'organisation d'une opposition clandestine et de la rébellion de certains "barons" du régime.

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Quelles sont les causes de la crise actuelle en Côte d'Ivoire ?

La possibilité de conduire la lutte politique par le recours à une rébellion armée et à un coup d'État a été banalisée lors de la tentative réussie du général Gueï qui arriva à la tête de l'État en décembre 1999 ; les principaux partis de l'opposition politique, en particulier le RDR que dirigeait Alassane Ouattara et le FPI que présidait Laurent Gbagbo, acceptèrent de légitimer cette opération. Chacun de ces deux leaders a cru pouvoir tirer parti de la situation à son propre bénéfice, c'est-à-dire au bénéfice de son arrivée au pouvoir. Dès lors les méthodes prises par la lutte politique n'ont plus connu de limites civiques. Le président Gbagbo a été légalement élu en octobre 2000, mais les candidats des très influents partis que sont le RDR et le PDCI avaient au préalable été éliminés par la Cour suprême. Il n'y eut donc pas en octobre 2000 d'authentique compétition électorale pour l'accès à la présidence de la République. Dès cette époque, la dégradation de la vie politique a laissé la place libre à une violence publique constante, dans les discours et dans les actes. Cette situation, cette brutalisation de la vie publique a développé nombre de rancoeurs et d'antagonismes : il faut bien constater que les leaders ont contribué à creuser ces divisions entre Ivoiriens. C'est ce climat qui rend possible l'éclatement d'une guerre civile en septembre 2002.

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Que recouvre précisément le concept d' "ivoirité" ?

Le concept d'ivoirité ne recouvre rien de précis, c'est ce qui fait sa force. En 1995-1996, il a été popularisé par le président Bédié selon qui ce concept avait comme objectif "de forger une culture commune pour tous ceux qui vivent sur le sol ivoirien, étrangers comme nationaux". A côté de cette vision culturaliste, les leaders politiques, à l'exception d'Alassane Ouattara, ont exploité le concept de manière nationaliste, intransigeante et fréquemment xénophobe, au gré de leurs calculs et de leurs intérêts du moment. En fait l'exploitation de l'ivoirité dans le jeu politique a eu pour objectif principal, voir unique, l'élimination d'Alassane Ouattara de la compétition présidentielle. Pour atteindre cet objectif, des campagnes de presse forcenées ont été conduites, qui, en mettant en cause la nationalité ivoirienne de Ouattara, exacerbaient les inquiétudes de populations qui se sentaient de ce fait, elles-mêmes comme Ouattara, rejetées de la vie publique. C'est en servant à ce type de campagnes que le concept d'ivoirité a pris toute sa force négative, en devenant le support idéologique qui justifiait des actes et des propos xénophobes, des agressions brutales contre les étrangers, la mise en doute de l'identité authentiquement ivoirienne des populations portant des patronymes malinké - ces patronymes ne sont pas spécifiquement ivoiriens.
Au recensement de 1998, la Côte d'Ivoire comptait 26% d'étrangers. La communauté étrangère la plus importante est celle des Burkinabés (56% des étrangers) suivie des Maliens et des Guinéens. Simultanément les rumeurs affirment que les étrangers représenteraient près de 40% de la population totale, ce qui est l'une des nombreuses inventions à visée xénophobe que des médias ivoiriens ont banalisées.

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Qui sont les "rebelles" et qui les arme ?

Il a été reconnu par tous les observateurs que les rebelles disposaient d'un armement de qualité dès le début de leur action. Aucune enquête fiable n'a à ce jour établi l'origine du financement de ces armes. Ce point fait l'objet de rumeurs et de campagnes dans la presse abidjanaise qui accuse sans preuve tel ou tel pays d'armer les rebelles. Les rebelles n'ont jamais indiqué d'où provenaient les ressources qui leur ont permis de s'équiper.
La rébellion a été préparée au Burkina Faso par des militaires ivoiriens qui, pour la plupart d'entre eux, ont été proches du général Gueï en 1999-2000. Par la suite ces cadres ont recruté dans les territoires qu'ils contrôlent. Parmi les leaders politiques, Guillaume Soro, secrétaire général du principal mouvement rebelle (le Mouvement patriotique de Côte d'Ivoire ou MPCI), a été précédemment secrétaire d'un syndicat étudiant proche du FPI de Laurent Gbagbo puis, lors des élections législatives de décembre 2000, suppléant d'une candidate présentée par le RDR, Henriette Diabaté ; Louis Dacoury Tabley, actuel responsable des Relations extérieures du MPCI, a longtemps été l'un des premiers responsables du FPI, parti de Laurent Gbagbo. Les liaisons éventuelles entre la rébellion et des partis politiques reconnus demeurent mystérieuses.

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Pourquoi et comment la France s'est-elle impliquée dans ce conflit ?

Un poste de contrôle de l'armée française à Bouaké
Un poste de contrôle de l'armée française à Bouaké, dans le centre du pays.
© ECPAD/France.

La France s'est d'abord impliquée militairement pour "assurer la sécurité" des ressortissants français ainsi que celle des "citoyens occidentaux". La France a par la suite engagé jusqu'à 3 000 hommes pour veiller à la cessation des hostilités puis à l'application du cessez-le-feu. Des forces de la Communauté économique des Etats de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) participent à ce dispositif, autorisé par l'ONU en février 2003 (résolution 1464).

La diplomatie française a agi en faveur du dialogue entre les différentes parties aux conflits, elle a poussé aux négociations alors même que les deux parties privilégiaient l'option militaire. Ce sont ces pressions qui ont abouti en janvier 2003 à la réunion de Linas-Marcoussis et aux accords de Kléber.
La position française a été, selon les moments, critiquée avec virulence par les deux parties ; pour les "loyalistes", la France n'aurait pas tenu ses engagements de défense par rapport à une attaque extérieure contre la Côte d'Ivoire ; pour les rebelles, la France aurait bloqué leur offensive qui devait aboutir à la prise d'Abidjan, elle aurait fait preuve de "passivité" face aux exactions commises contre les civils par l'armée ivoirienne.
Pour quelles raisons la France s'est-elle impliquée ? Eviter les pires affrontements a été une raison décisive de l'intervention militaire : jusqu'à présent cet objectif a été atteint.

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La Côte d'Ivoire est située dans une zone déstabilisée politiquement. Deux des cinq Etats avec lesquels ce pays partage une frontière sont agités de manière endémique (Liberia, Guinée), un troisième est perçu comme un soutien à la cause rebelle (Burkina-Faso). Quelle est la dimension régionale de cette crise ?

La Côte d'Ivoire en Afrique
"Le conflit actuel peut, au pire, préfigurer une déstabilisation durable de l'Afrique de l'Ouest" (Marc Le Pape, Claudine Vidal).
© Carte de la Côte d'Ivoire en Afrique : La Documentation française.

Quelle a été l'implication de pays voisins dans le déclenchement et la poursuite de la guerre ? C'est un point qui actuellement fait l'objet d'accusations, de dénégations et de rumeurs. S'il est certain que la rébellion s'est entraînée et organisée au Burkina-Faso, jusqu'à quel point cet État, et d'autres, ont-ils soutenu l'offensive ? Dans quelle mesure des Etats de la région ouest-africaine sont-ils désormais résolus à intervenir pour fomenter des rébellions chez leurs voisins afin d'y établir un pouvoir qui leur soit proche ? Ce sont de telles questions qui émergent aujourd'hui, et c'est dire à quel point le conflit actuel peut, au pire, préfigurer une déstabilisation durable de l'Afrique de l'Ouest.

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Que prévoient les accords de Marcoussis ?

Les participants de la Table-ronde ivoirienne, janvier 2003
Les participants de la Table-ronde ivoirienne reçus au Quai d'Orsay à l'issue de leurs travaux, le 24 janvier 2003.
© Frédéric de la Mure - Ministère des Affaires étrangères.

Participaient aux négociations de Marcoussis les principaux partis politiques ivoiriens ainsi que des représentants de la rébellion. Les accords prévoient la formation d'un "gouvernement de réconciliation nationale" comprenant des personnalités issues de la rébellion, la nomination d'un Premier ministre irrévocable jusqu'à la prochaine élection présidentielle, la révision de la Constitution et en particulier des conditions d'éligibilité du Président, la restructuration des forces armées, la traduction devant la Cour pénale internationale des responsables d'exécutions sommaires.

Les accords prévoient en outre des dispositions législatives et réglementaires "tendant à améliorer la condition des étrangers, la protection de leurs biens et de leurs personnes",
Ces accords tirent en fait la conséquence de l'insuccès militaire des forces armées de l'État, comme Laurent Gbagbo l'a reconnu le 26 janvier 2003, lorsqu'étant en France, il déclarait : "Je n'ai pas gagné la guerre, et c'est pour cela que je dois discuter, faire des compromis. Je m'en vais dire aux Ivoiriens : je n'ai pas gagné la guerre, il faut en tirer les conséquences." Cependant, à son retour en Côte d'Ivoire, Laurent Gbagbo ne fit pas la déclaration qu'il annonçait à Paris, il ne s'est pas engagé dans une campagne politique expliquant qu'il n'avait pas gagné ; au contraire le renforcement de son équipement militaire peut laisser imaginer qu'il n'a pas encore exclu l'option militaire ; les rebelles pour leur part n'ont pas abandonné la possibilité de recourir à une offensive armée, en cas de blocage du processus politique.

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L'économie ivoirienne était considérée comme l'une des plus dynamiques d'Afrique subsaharienne, au point d'être qualifiée de "miracle ivoirien". Quelle incidence la crise a-t-elle aujourd'hui sur l'activité économique ? Remet-elle en cause le développement du pays ?

Il est difficile de pronostiquer tout développement économique, a fortiori en situation de crise. Par contre l'intrication entre la guerre et les mouvements de la population étrangère est immédiate. En effet, dès l'époque coloniale de forts courants de migration vers la Côte d'Ivoire ont été organisés puis favorisés à partir des pays voisins. Ainsi se sont constituées dans les villes et dans les zones rurales d'importantes communautés burkinabé, malienne, guinéenne, nigérienne complètement impliquées dans l'économie ivoirienne et indispensables à celle-ci. Ces communautés se sentent en danger dans l'actuel climat de guerre, des mouvements de départ ont eu lieu, mais on ne peut encore mesurer quelles conséquences les populations qui ne sont pas parties tireront de l'ébranlement actuel et des violences dont elles ont été l'objet. En tout cas l'économie rurale et urbaine est tributaire de leur travail. La guerre et la difficile sortie du conflit entraîneront-elles des mouvements de départ significatifs. Dans ce cas, ce n'est pas le "développement" mais l'économie même du pays qui serait menacée.

 

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