Magali Noël    
 

Le Clan

 
 

Théâtre du Passage ( Neuchâtel), du 26 au 30 novembre 2008

Récitals
  Avec Hervé Sellin au piano
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Trois grandes photographies en fond de scène : les visages de Vian, Prévert et Queneau. Un autre portrait sur un chevalet côté cour, celui du Baptiste des Enfants du paradis, un fauteuil entouré d'accessoires au centre et un piano côté jardin : tout est en place pour ce que l'on appelle un beau spectacle et un bel hommage, jusqu'au théâtre lui-même, sorte de petite MC 93 Bobigny suisse à la fois paisible et sérieuse... Surtout il y a Magali Noël, qui a connu les grandes figures qui la surplombent, a été l'une des plus grandes interprètes de leurs oeuvres et y est restée fidèle, bien après l'âge d'or (cf. le très beau spectacle Regard sur Vian de 1989 et le Prévert de 1996). Légitimité, fidélité, humilité : c'est ce que tout promet, et c'est bien ce que le spectacle, composé d'une alternance de proses, de poèmes et de chansons cousus ensemble par Magali Noël elle-même, offrira une heure et quart durant.
Cependant quand elle apparaît sur la scène, le corps claudiquant légèrement et le visage d'une beauté absolument radieuse, quand elle fait entendre sa voix parlée, que les années ont conduite à un degré de douceur et de candeur à peine imaginable, quand enfin elle prend un micro pour chanter une première chanson d'une voix qui n'a rien perdu de ce qu'elle a (techniquement) perdu, on oublie le "clan" Vian, Prévert, Queneau, on oublie l'hommage, on oublie le "beau spectacle" : tout s'efface derrière la beauté et le génie d'une interprète qui, paradoxalement et par politesse, a toujours cherché à s'effacer derrière ses auteurs, même dans ses moments les plus extravertis. Que Magali Noël nous pardonne, mais la plupart des textes qu'elle dit, et qui évoquent tour à tour les thèmes de la femme, de l'univers, de la solitude etc., ne sont pas grand chose au regard de sa manière de les dire, qui est d'une liberté à la fois souveraine et fragile, comme si l'interprète inventait les mots au fur et à mesure. Servant les phrases naïves ou tendres de Prévert, les formules amusantes de Vian et de Queneau, et ne cherchant qu'à les servir, elle les dépasse allègrement et leur assigne, encore une fois malgré elle, malgré sa modestie et son humilité, le rôle de simples truchements — car c'est bien elle, Magali Noël, avec son corps, sa voix, son visage, son histoire, sa vie, son art, sa présence, que l'on écoute et que l'on regarde, bouleversé. Tout le reste est littérature : la scénographie et les accessoires, qui ne seront d'ailleurs presque pas utilisés, les courts intermèdes pré-enregistrés ou au piano solo, les changements de costume, le fil conducteur même... tout cela est d'un très bon niveau (tout comme l'excellent pianiste, Hervé Sellin, qui a mis en musique quatre textes : "Rue d'la flemme" (Vian), "Les Acteurs" et "Le Bateau la terre" (Prévert) et "Symphonie inachevée" (Queneau)), mais s'évapore face à un sourire, un geste de la main, un regard, l'accent ou l'intonation d'une voix qui entremêle magiquement jeunesse enfantine et patine, et qui n'a rien perdu de son swing (jouissif "Chez Duke Ellington") ni de son énergie (très beau "Je m'en fous", de Pierre Tisserand, unique chanson hors "clan"). Et lorsqu'arrive "La Rue Watt", il ne reste plus rien que les larmes.
En sortant du théâtre, sous la neige de Neuchâtel, soudain on comprend : les trois grands hommes en fond de scène n'étaient pas venus pour être célébrés : bienheureux spectateurs, comme nous, ils regardaient, vivants, fascinés et reconnaissants, celle qui leur avait fait l'immense cadeau de son art et du grain de sa voix. Le Clan : ni omajakeno, ni omajavian, ni omajaprévert — mais bien plutôt omajanoël par kenovianprévert.

   
 

   
 

Jérôme Reybaud, décembre 2008

   
 

   
 


Photographie : Aurélien Hupé pour Lalalala