La pensée de midi
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CAROLINE GALMOT*
âIci, il nây a rien. Rien Ă faire, rien Ă voir, rien Ă vivreâ, raconte une jeune femme
marocaine nĂ©e Ă Nador. AprĂšs des Ă©tudes supĂ©rieures en biologie effectuĂ©es Ă
Rabat, Samia revient dans sa ville natale Ă la recherche de travail.
Nador, située au nord-est marocain, dans la région du Rif, est une ville por-
tuaire dont lâune des spĂ©cificitĂ©s est le paradoxe. Dâun cĂŽtĂ© le gouvernement
investit dans de lâindustrie lourde, faisant de cette ville isolĂ©e du centre
marocain, un des pÎles de développement majeur pour le pays. Dans le
mĂȘme temps, Nador se sent dĂ©laissĂ©e par le pouvoir central, marginalisĂ©e
Melilla, place dâEspagne, mars 2003. Neuf jours de manifestation contre la lenteur du traitement des dossiers de rĂ©gularisation. Sans rĂ©sultat. ©
Michel Lozano
En Afrique, des frontiĂšres
de lâEurope
Nador, Melilla⊠Deux villes voisines, lâune au Maroc, lâautre en
Espagne, deux villes suscitant des envies, des besoins trÚs différents.
Deux villes qui sâopposent et sâattirent. Mais passer de lâune Ă lâautre est
le plus souvent une Ă©preuve insurmontable.
du reste du pays. Riche en dépÎt bancaire tout en étant pauvre en infra-
structure, la ville sâenrichit au dĂ©triment de sa population. Comment-? Le
commerce, le commerce, le commerce. Et la contrebande⊠Tous les produ-
its européens y sont vendus à des tarifs trÚs avantageux. Nador tourne
ainsi le dos au Maroc tandis quâelle fait face Ă lâEurope, qui Ă quelques pas
de lĂ la nargue de toute sa richesse. Nador a la rĂ©putation dâĂȘtre une ville Ă
la fois commerciale et trÚs pauvre. Elle vit une accélération de sa richesse
grùce à la contrebande avec Melilla, la ville voisine, qui a la particularité
dâavoir une politique espagnole tout en Ă©tant situĂ©e gĂ©ographiquement au
Maroc.
Melilla est une des deux enclaves espagnoles, lâautre est Ceuta,
Sebta
en
arabe, situĂ©e un peu plus Ă lâouest. Les deux villes sont des espaces libres
de taxes, des zones de libre-Ă©change commercial. Nador est Ă 500 mĂštres de
Melilla, frontiĂšre de lâEspagne, donc de lâEurope. Pour M.-Hassan Amrani,
directeur de lâagence de dĂ©veloppement et de promotion des provinces du
nord du Maroc, âces provinces sont appelĂ©es Ă jouer un rĂŽle important sur le
plan du tissu économique national parce que les régions du Nord constitu-
ent lâultime frontiĂšre de lâAfrique devant lâespace Schengen, et Ă©galement
parce que leur mise Ă niveau ou leur promotion facilitera cette insertion tant
voulue de lâĂ©conomie du Maroc dans le contexte de lâĂ©conomie euro-mĂ©diter-
ranĂ©enneâ.
âAvant il y avait plusieurs cinĂ©mas. Malheureusement ils ont fermĂ© pour ĂȘtre
remplacés par des hÎtels. Il en reste un, mais il est réservé aux hommes,
pareil pour les piscines. Il nous reste la plage, mais le niveau de pollution et
de saletĂ© y est tel quâon nâa pas envie de sây baigner.â Samia ne dĂ©sire quâune
chose, comme la plupart des jeunes de Nador-: quitter la ville. Oui, mais pour
aller oĂč-? âUne jeune femme ne peut vivre seule sans ĂȘtre mariĂ©e, dit-elle,
alors je dois rester chez les parents quitte Ă ne jamais trouver de travail. Je
comprends ces jeunes qui prennent des barques pour aller en Europe en
risquant leur vie, car de toute façon en restant ici on la rate.â Une solution
pour Samia serait dâaller travailler Ă Melilla, la ville voisine. Mais le passeport
marocain ne suffit pas pour entrer dans la ville : mĂȘme si elle se trouve au
Maroc, les Marocains ne peuvent y aller que pour une visite de journée en
ayant une raison valable ; nâoublions pas que Melilla, câest dĂ©jĂ lâEspagne, une
frontiĂšre doit donc ĂȘtre passĂ©e.
MELILLA
Quatre postes-frontiĂšres sĂ©parent le Maroc de lâEspagne, Nador de Melilla.
Câest trĂšs curieux, car lorsquâon est Ă Nador et que lâon va Ă Melilla il nây a
quâune route. Or cette derniĂšre ne sort pas de la ville-; on a lâimpression,
lorsquâon arrive au poste-frontiĂšre, dâĂȘtre alors toujours dans la mĂȘme ville.
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Nador sâenrichit au dĂ©triment de sa population. Comment-?
Le commerce, le commerce, le commerce. Et la contrebandeâŠ
Une frontiÚre en pleine ville, bizarre-! Le poste de douane est débordé, il res-
semble un peu Ă la sortie dâun supermarchĂ©-: les gens rentrent sans rien et
en ressortent chargés de marchandises énormes et modernes, quelques fri-
gos par-ci, des machines à laver par-là , des sacs remplis à craquer⊠Les gens
gueulent, câest la cohue. Mais quây a-t-il donc derriĂšre cette frontiĂšre qui crĂ©e
tant de remous, dâintĂ©rĂȘts et de convoitises-? Ah oui, câest vrai-:
lâEurope.
LâEspagne, en intĂ©grant la CommunautĂ© europĂ©enne en 1996, est devenue
par ce fait mĂȘme le premier pays europĂ©en aux portes de lâAfrique. Et par
conséquent Melilla et Ceuta, ces deux enclaves espagnoles au Maroc, les
premiÚres villes. Melilla est une cité portuaire conquise par les Espagnols
en 1487, et qui reste toujours espagnole aujourdâhui, malgrĂ© la pression
politique marocaine pour ârĂ©cupĂ©rerâ ces deux territoires. Elle est adminis-
trativement rattachĂ©e Ă la province de Malaga, et fait donc aujourdâhui partie
de la Communauté européenne tout en conservant son statut de port libre.
Une ville dâĂ©piciers.
Une fois passĂ© le poste-frontiĂšre, les diffĂ©rences avec âlâautre cĂŽtĂ©â sont
surprenantes, voire choquantes. MĂȘme si nous sommes toujours au
Maroc, tout ici, vraiment
tout
est espagnol, Ă commencer par les habitants.
Aujourdâhui de plus en plus de Marocains habitent Melilla, mais cepen-
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Melilla, Campo del Rio Oro,
novembre 2000. Construire sa
chabolas
(cabane en carton) en
attendant une place au CETI.
© Michel Lozano
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dant les Espagnols représentent toujours environ 70-% de la population.
La langue est naturellement lâespagnol, la monnaie lâeuro aprĂšs avoir Ă©tĂ©
la peseta, la spécialité les
tapas
, la religion le catholicisme, et la tenue de
rigueur le parĂ©o-! Nâoublions pas le dĂ©calage horaire-: il y a cinq minutes,
il Ă©tait deux heures de moins (câest lâheure dâĂ©tĂ©)-! Imaginez alors les diffi-
cultĂ©s de ceux qui vivent Ă Nador et travaillent Ă Melilla⊠Mais ce nâest pas
tout-: le plus surprenant en entrant dans la ville, câest quâelle paraĂźt vide-! OĂč
sont les habitants-? Nous sommes début juillet et il semble que Melilla ait
été désertée⊠Pourtant plus de 56-000 personnes y habitent. Le contraste est
dâautant plus saisissant que lâon arrive de Nador qui compte plus de 300-000
habitants pour environ la mĂȘme superficie. MalgrĂ© ses efforts, il semblerait
que lâEspagne ait quelques difficultĂ©s pour attirer le touriste sur sa CĂŽte
dâAzur marocaine-! Il est vrai que le passage par Gibraltar en bateau coĂ»te
trĂšs cher et lâaccĂšs en avion encore plus. Ce manque de touristes nâempĂȘche
pas la ville dâamĂ©nager son bord de mer-: les plages sont larges et propres, il
y a des parasols et des transats, des palmiers en bordure, tout y est, comme
Ă Benidorm sur la Costa Blanca en Espagne-!
Un sentiment de malaise nous saisit vite. La voiture longe le bord de mer,
puis sâĂ©loigne Ă lâintĂ©rieur des terres, une fois la ville traversĂ©e. Notre guide
installĂ© Ă Melilla veut nous montrer lâautre frontiĂšreâŠ
LA FRONTIĂRE
Jusquâen 2000 Melilla Ă©tait sĂ©parĂ©e du reste du Maroc par un simple gril-
lage qui encerclait la ville. Lâusure, les cisailles des passeurs, le passage des
Ăąnes ont fait du grillage une vĂ©ritable passoire qui empĂȘchait le contrĂŽle des
migrants. Melilla accueillait malgré elle plusieurs milliers de personnes qui
se retrouvaient dans la rue de maniÚre clandestine. Ces immigrés venaient
de diffĂ©rentes rĂ©gions dâAfrique, provoquant des bagarres, des actes de vio-
lences et de délinquance. Le racisme entre Africains, et spécifiquement entre
Marocains et Africains subsahariens, est trĂšs fort. Les habitants de Melilla
avaient peur de vivre dans leur propre ville. Il fallait trouver une solution.
En décembre-2000, les autorités agissent-: un double mur de barbelés de
huit kilomĂštres ceinture dĂ©sormais lâenclave espagnole, qui constitue avec
lâenclave de Ceuta, lâarchipel des Canaries et la zone du dĂ©troit de Gibraltar
une des quatre portes dâentrĂ©e de lâimmigration africaine en Espagne. Deux
grilles de trois mĂštres de haut sĂ©parĂ©es de quelques mĂštres, surmontĂ©es dâun
rouleau de barbelĂ©s, illuminĂ©es la nuit, surveillĂ©es Ă lâaide de camĂ©ras vidĂ©o
tous les trente mÚtres, de miradors aux endroits stratégiques, de capteurs
En décembre-2000, les autorités agissent-: un double mur de barbelés
de huit kilomĂštres ceinture dĂ©sormais lâenclave espagnole, qui constitue
avec lâenclave de Ceuta, lâarchipel des Canaries et la zone du dĂ©troit de
Gibraltar une des quatre portes dâentrĂ©e de lâimmigration africaine en
Espagne.
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de sons situĂ©s au sol, ainsi que de patrouilles de la garde civile empĂȘchant
physiquement les hommes de passer. Cette installation renforcée a coûté
quelque trois millions dâeuros dont 75-% sont financĂ©s par la CommunautĂ©
européenne. La somme est encore plus impressionnante si on calcule tous
les frais provoqués par la protection de cette frontiÚre et de celle des autres
(Ceuta, Gibraltar, CanariesâŠ) depuis quâelles existent. Ces murs barbelĂ©s
ont certes considérablement diminué le nombre de clandestins. Mais les
migrants ont dâautres âsecretsâ pour accĂ©der Ă lâautre cĂŽtĂ©
1
.
Les immigrés viennent de tous les pays. Les plus nombreux sont les
Marocains et depuis peu les AlgĂ©riens, ainsi que les Pakistanais ou dâautres
provenant du Moyen-Orient-: ces derniers arrivent plus facilement Ă passer,
la ressemblance avec les Marocains aidant. La plupart brûlent leurs papiers
ou payent des passeurs pour se procurer de nouveaux papiers, dissimulant
ainsi leur nationalitĂ© sâils se font prendre. Ce qui est majoritairement le cas,
car trĂšs rares sont ceux qui arrivent Ă passer-: un tiers seulement sur les
1-000 personnes (selon les autoritĂ©s) qui sây essayent chaque mois, Ă Melilla
ou à Ceuta. Les deux autres tiers, pris par la police, sont soit rejetés dans
leur pays, soit transfĂ©rĂ©s dans le centre dâimmigration, appelĂ© le Centre de
séjour temporaire pour immigrants clandestins (CETI) en attendant une
régularisation ou un renvoi à la frontiÚre. Le CETI ne pouvant accueillir que
300 personnes, des sortes de
favelas
se sont créées à cÎté du centre. Beau-
coup dorment sous des tentes et dans la boue en attendant quâune place se
libĂšre au centre, ce qui peut prendre plusieurs mois. Une fois au centre, qui
dépend du ministÚre des Affaires sociales et du Travail espagnol, les immi-
grĂ©s nâen sortent quâaprĂšs avoir obtenu un permis de travail. Ils sont ensuite
envoyés dans un autre centre du cÎté de la péninsule.
Devant le centre dâimmigration de Melilla, des dizaines dâAfricains sub-
sahariens attendent avec des sacs. Certains partent pour la péninsule,
dâautres arrivent. Ils viennent du Nigeria, du Ghana, de Sierra Leone, du
Cameroun⊠Tous sont lĂ pour de mĂȘmes raisons, Ă©conomiques mais aussi
parfois politiques. Tous ont traversĂ© lâAfrique en taxi-brousse, Ă pied, en bus,
aprÚs avoir accompli un véritable périple de plusieurs mois pour atteindre la
porte dâun de leurs rĂȘves les plus fous-: vivre dĂ©cemment.
* AprÚs des études à Londres (droit, économie et management culturel), Caroline Galmot a travaillé
pour la premiĂšre saison africaine en Angleterre, âAfrica 95â. Elle arrive Ă Marseille en 1997 pour
collaborer avec le festival âNuits MĂ©tisâ, puis avec Radio Grenouille oĂč elle a animĂ© pendant trois ans
une Ă©mission sur les musiques du monde. Aujourdâhui elle y exerce un travail autour des questions
culturelles, en sâattachant particuliĂšrement Ă celles dites âminoritairesâ.
Cet article a été réalisé à la suite
dâun reportage. Le
Constanta
,
bateau militaire roumain affrété
pour le projet méditerranéen
Odyssée, a fait escale à Nador,
petite ville marchande du nord-
est marocain. A son bord, des
artistes français et roumains
avaient pour âmissionâ dâamener
un message de paix et de dialogue
en Méditerranée. Quelques jours
dans une quinzaine de ports
du pourtour méditerranéen,
câest peu pour un tel messageâŠ
Cela peut suffire pour découvrir
des situations, recueillir des
informations, rencontrer les
gens. Caroline Galmot, qui faisait
partie de lâĂ©quipage en tant que
journaliste pour Radio Grenouille,
a ainsi pu comprendre ce que
reprĂ©sente la prĂ©sence dâune ville
européenne en terre africaine.
Personne sur le bateau ne se
doutait quâĂ moins dâun kilomĂštre
se trouvait une des frontiĂšres
européennes les plus fermées,
Melilla, une des deux enclaves
espagnoles au Maroc.
1
Cf.
le témoignage de Medar, dans
lâencadrĂ© ci-aprĂšs.