C'est
en 1972 que Lacan a emprunté à
Guilbaud ce nœud borroméen. Il a trouvé qu'il lui
allait "comme bague au doigt" pour y démontrer ce
qu'il avait déjà mis en évidence depuis fort longtemps,
les trois registres du symbolique, de l'imaginaire et du réel
(1).
C'est
au cours des trois séminaires "Les non-dupes
errent", de "RSI" et du "Sinthome",
donc de 1973 à 1976, qu'il élabore alors un nouveau mode
d'approche de la psychanalyse avec sa théorie des nœuds,
ses ronds de ficelle.
Chemin
faisant, il nous livre
les secrets de leur maniement dans la mesure où ils sont
faits, fabriqués, pour rendre compte de "sa
pratique", les trois registres du symbolique, de
l'imaginaire et du réel, noués ensemble dans le nœud,
structurant le champ de l'expérience analytique.
J'ai
donc regroupé pour en constituer un petit Vade-mecum, les
conseils que Lacan nous donne, et se donne à lui-même,
dans une certaine mesure, puisque cette nouvelle logique de
"sacs et de cordes" est en cours d'élaboration.
Première
règle : Ce nœud, il faut en user bêtement, ne pas trop se
casser la tête à son propos, bref en être dupe
C'est
ce qu'il dit dans la séance du 17 décembre 1974 du
séminaire RSI.
Pour
opérer avec ce nœud d'une façon qui convienne, il faut
que vous fondiez sur un peu de bêtise. Le mieux est encore
d'en user bêtement, ce qui veut dire, en être dupe. Il ne
faut pas entrer dans le doute obsessionnel, ni trop
chipoter."
Que
veut dire qu'il faut en être dupe ?
Tout
d'abord ne pas faire d'hypothèses. "S'en tenir
strictement à ce qui est fourni". En l'occurrence sans
doute faut-il être dupe du fait que ce nœud du symbolique,
du réel et de l'imaginaire sont noués ensemble de façon
telle que si l'un de ces trois soit coupé, les deux autres
partent à la dérive.
Et
il précise : "la répudiation des hypothèses me
parait être ce qui convient et ce que je désigne
proprement de ce conseil d'être assez bête pour ne pas se
poser de questions concernant l'usage de mon nœud par
exemple. Ce n'est certainement pas à l'aide de ce nœud
qu'on peut aller plus loin
que de là où il sort, à savoir de l'expérience
analytique. C'est de l'expérience analytique qu'il rend
compte et c'est en cela qui est son prix." (P34)
Dans
la séance suivante du 14 janvier 1975, il complète ainsi
cette affirmation: "ce que je dis... ça intéresse
tout le monde... Ce que je dis est un frayage qui concerne
ma pratique, un frayage qui part de cette question
que bien sûr je ne me poserais pas si je n'avais pas
dans ma pratique la réponse. C'est qu'est-ce qu'implique
que la psychanalyse opère ?"
Deuxième
règle, règle majeure
Ne
pas mettre la charrue avant les bœufs
Ne
pas brûler toutes les étapes
Cette
règle se trouve énoncée dans la séance du 18 février
1975 de RSI. Elle est énoncée sobrement mais elle n'en est
pas moins décisive. Ce nœud borroméen est un point
d'aboutissement de son enseignement. Il y a été amené pas
à pas. On ne peut donc en brûler les étapes.
"Comment
j'y ai abouti ? Il est certain qu'actuellement, enfin si moi
bien sûr! j'en ai le fil, c'est à dire, ce qui en fait la
consistance, seule
permettra d'en trouver le fil,... la suite des séminaires
dont vous avez le premier et le dernier... c'est ce qui en
donnera ce que je désigne de la consistance." (p. 90)
Cette
règle est importante car on ne peut pas
ainsi brûler toutes les étapes.
Commencer par la fin des séminaires et les élaborations
les plus tardives de Lacan. En procédant ainsi on se prive
des moyens de déchiffrage les plus efficaces de ces textes
difficiles.
Troisième
règle, implicite, elle,
Une
constante référence au texte de Freud
Cette
troisième règle n'a pas été énoncée comme telle par
Lacan. Mais on ne peut que la déduire à la lecture des
trois séminaires qu'il a consacrés à l'élaboration du nœud
borroméen.
Son
retour à Freud, annoncé au tout début de son
enseignement, n'était
pas vaine promesse et s'est maintenu jusqu'à la fin.
Pour
le prouver j'en choisis
un exemple : le rapprochement effectué par Lacan
entre les trois ronds de ficelle du symbolique de
l'imaginaire et du réel avec les trois identifications décrites
par Freud.
Et
sa démonstration
avec
la référence aux trois identifications freudiennes
Que
nous dit Freud sur cette question :
Il
définit trois formes d'identification, mais ces trois
formes sont indissociables l'une de l'autre, elles sont nouées
ensemble, justement par la fonction du père.
La
première s'appelle "identification
primaire narcissique au père", au corps du père,
elle se produit par "incorporation".
Voici comment Freud la décrit
dans le chapitre ayant pour titre
"L'identification" : " L'identification est
connue de la psychanalyse comme la forme première d'un lien
affectif à une autre personne. Elle joue un rôle dans la
préhistoire du complexe d'Oedipe. Le petit garçon fait
montre d'un intérêt particulier pour son père, il
voudrait devenir et être comme lui, prendre sa place en
tous points."
Quelques
pages plus loin, dans un autre chapitre de ces Essais de
psychanalyse, qui a pour titre "Le
moi et le surmoi (idéal du moi)" Freud précise
ce qu'est cette forme spéciale d'identification, celle qui
précède l'Oedipe et qui pourtant va servir d'assise, de
soubassement aux identifications terminales de l'Oedipe :
"...
les effets des premières identifications, qui ont lieu au
tout premier âge, garderont un caractère général et
durable. Ceci nous ramène à la naissance de l'Idéal du
moi. Car derrière lui se cache la première et la plus
importante identification de l'individu : l'identification
au père de la préhistoire personnelle... c'est une
identification directe, immédiate, plus précoce que tout
investissement d'objet."
Cette
première identification est liée à la phase orale de la
libido, celle du cannibalisme. Elle se fait par
incorporation.
La
deuxième forme d'identification est une "identification
à un petit trait de l'objet", à l'objet
d'amour ou à l'objet de haine.
Cette
identification est celle de la fin de l'Oedipe quand l'objet
doit être abandonné du fait de l'interdit de
l'inceste. Voici comment Freud la spécifie :
"nous ne pouvons alors
décrire la situation qu'ainsi ; L'identification a
pris la place du choix d'objet, le choix d'objet a régressé
jusqu'à l'identification. il est à remarquer que dans ces
identifications, le moi copie une fois la personne non aimée,
l'autre fois au contraire la personne aimée. Il ne doit pas
non plus nous échapper que l'identification...
est partielle, extrêmement limitée, et n'emprunte
qu'un seul trait à la personne-objet.
Freud
donne comme exemple de cette forme d'identification la toux
de Dora.
Lacan
l'appellera "identification symbolique au trait unaire".
Troisième
forme d'identification, l'identification
hystérique au désir de l'Autre. Freud pour la spécifier
décrit les symptômes hystériques qui se manifestent chez
les jeunes filles d'un même pensionnat.
C'est le repérage de ce désir qui produit par
sympathie les mêmes symptômes.
Cette
identification hystérique
au désir de l'Autre est d'ordre imaginaire. C'est
par le biais de cette identification, que le désir du père
pour une femme oriente le désir du sujet vers son choix
d'objet.
Les
trois identifications freudiennes
Et
les trois ronds du symbolique de l'imaginaire et du réel
C'est
donc ainsi que Lacan pour poser les trois du nœud borroméen
se réfère à la triple identification freudienne. Il s'y réfère
plusieurs fois.
La
première fois est celle de
la séance du
13 mars 1974 des "Non-dupes errent".
"Freud
est assurément génial. Il est génial en ceci que ce que
le discours analytique a fait saillir sous sa plume, c'est
ce que j'appellerai des termes sauvages. Lisez Psychologie
des masses et Analyse du Moi et très précisément le
chapitre l'IDENTIFICATION, pour saisir ce qu'il peut y avoir
de génial dans la distinction qu'il y formule de trois
sortes d'identifications, c'est à savoir celles que j'ai dénotées,
que j'ai mises en valeur du trait unaire, de l' Einziger
Zug, et la façon dont il les distingue de l'amour en
tant que porté à un terme qui, assurément, est bien celui
qu'il s'agit pour nous d'atteindre, à savoir cette fonction
de l'Autre en tant qu'elle est livrée par le père, et d'un
autre côté, l'autre forme, celle de l'identification dite
hystérique, à savoir du désir au désir, en tant que
toutes les trois, ces formes d'identification, il les
distingue.
Qu'ainsi présenté, ça ne soit qu'un nœud d'énigmes, je
dirai raison de plus pour travailler, c'est-à-dire essayer
de donner à cela une forme qui comporte un algorithme plus
rigoureux. Cet algorithme, c'est précisément celui que je
tente de livrer dans le trois même en tant que ce trois,
comme tel, fait nœud."
La
seconde est celle du 18 mars 1975 de RSI. Il dit
:
"Que
tout ceci puisse éclairer, éclaire en fait la pratique
d'un discours, du discours proprement dit analytique, c'est
ce que je vous laisse à décider, sans faire plus
aujourd'hui de concessions, j'en conviens, je n'en ai pas
beaucoup faites. Mais référez-vous simplement à des
termes tels que ceux que Freud avance concernant ce qu'il
appelle l'Identification. Je vous propose en clôture de
cette séance d'aujourd'hui ceci : l'identification,
l'identification triple telle qu'il l'avance, je vous
formule la façon dont je la définis : s'il y a un Autre Réel,
il n'est pas ailleurs que dans le nœud même et c'est en
cela qu'il n'y a pas d'Autre de l'Autre. Cet Autre Réel,
faites vous identifier à son Imaginaire, vous avez alors
l'Identification de l'hystérique au désir de l'Autre,
celle qui se passe en ce point central. Identifiez-vous au
Symbolique de l'Autre Réel, vous avez alors cette
Identification que j'ai spécifiée de l'Einziger Zug
, du trait unaire. Identifiez-vous au Réel de l'Autre Réel,
vous obtenez ce que j'ai indiqué du Nom du Père, et c'est
là que Freud désigne ce que l'Identification a à faire
avec l'amour".
Cette
identification au réel de l’Autre réel est celle qui est
la plus difficile à saisir. Je pense que c’est perce
qu’elle est mythique. C’est le père de Totem et tabou
mais qui intervient en tant que père originaire dans la préhistoire
de chacun. C’est donc le père mort plus exactement le père
assassiné.
En
guise de conclusion
C'est
en suivant à la lettre ces trois règles, les deux premières
étant énoncées par Lacan lui-même, la troisième
implicite à son dire :
-
S’en
servir bêtement.
-
Ne
pas brûler toutes les étapes
-
Maintenir
la nécessité d’un constant
retour au texte freudien
que
l'on peut arriver à déduire tout d'abord ce que Lacan
appelle "Père-version" ou "Version-vers-le-père"
posée comme condition possible d'une relation d'amour
entre un homme est une femme si cet amour se définit comme
"une rencontre entre deux savoirs inconscients".
Je
mets en effet quiconque au défi de réussir à rendre
compte de ce que Lacan appelle la père-version, sans
effectuer un retour non seulement rigoureux mais minutieux
aux textes de Freud traitant de la question de l'Oedipe et
de sa disparition ainsi que des traces symptômatiques qu'il
laisse toujours.
Et
ceci en suivant ce fil à savoir ce qu’affirme Lacan :
"L'imagination d'être le rédempteur, dans notre
tradition au moins, est le prototype de ce que- ce n'est pas
pour rien que je l'écris : le père-version... Freud a
quand même essayé de se dépêtrer de ça de ce
sadomasochisme... "
Un
sadomasochisme ou comme Lacan nous l'indique, "le
sadisme est pour le père et le masochisme pour le fils. (2)
Voilà
il ne nous reste plus qu'à retravailler ces textes de Freud
pour pouvoir donner toute sa portée à ce que Lacan a avancé
au cours des dernières années de son séminaire, notamment
avec ce quatrième rond du Nœud borroméen qu’il a appelé
le Sinthome et qui laisse trace de cette
fonction du père au titre de sa "Père-version".
(1)
« …Ou pire », séance du 9 février 1972.
(2)
Le Sinthome, séance du 10 février 1976.
Liliane
Fainsilber
novembre
2002