À la croisée des différents travaux d’Antoine de Baecque, ce livre, paru chez Fayard en 2003 et repris en poche chez Hachette en 2005, est avant tout l’œuvre d’un historien mais aussi d’un cinéphile, passionné par son objet. Il écrit ici l’histoire d’un mouvement dont il est l’héritier en tant que critique de films et surtout figure importante de la rédaction des Cahiers du Cinéma, revue fondatrice dans l’histoire de la cinéphilie et qui a une place centrale dans cet ouvrage. Portant un œil d’historien culturaliste sur le "regard" cinéphilique sans renier pour autant sa nature de cinéphile, il se pose en héritier des grandes figures dont il dresse le portrait.
La difficulté de cet ouvrage était donc, comme Antoine de Baecque le précise dans son avertissement, d’écrire l’histoire de la cinéphilie sans céder à la nostalgie et sans transformer cette dernière en monument.
Tout de suite, l’auteur cherche à se démarquer de la tradition historiographique des ouvrages consacrés à l’histoire du cinéma qui, souvent, ont envisagé ce dernier comme détaché de son contexte d’élaboration qu’il soit culturel, économique ou politique et n’ont que rarement analysé sa réception et son impact sur la société. Il cherche ici à écrire une part de "l’histoire de l’histoire du cinéma", en faisant la chronique de la naissance et de l’apogée de la culture et de la pratique cinéphiles, du regard et du discours porté sur l’objet filmique depuis la Libération jusqu’à Mai 1968.
Dans cette perspective, il choisit de se détacher du courant "Histoire et Cinéma" introduit par Marc Ferro dans les années 1970 et qui se contentait de regarder le film comme un élément révélateur de la société qui le produit sans considérer le cinéma lui-même comme un objet d’histoire à part entière.
Selon l’auteur, la cinéphilie est avant tout une passion, certes, mais une passion qui est aussi une culture, c’est-à-dire un discours. Cet essor du discours sur le cinéma entraîne la légitimation culturelle d’une production longtemps méprisée tout en intégrant en son sein les grands courants de pensée politiques, artistiques ou philosophiques de son temps. De plus, la cinéphilie, à l’origine discours décalé, intellectualise le rapport au cinéma américain, spectacle popularisé par la presse populaire. Elle donne naissance à une véritable culture de l’écart, prenant le contre-pied des canons établis. Cette revendication d’un jugement de goût sur un corpus de films populaires peut donner naissance à une véritable réflexion sur les rapports entre culture de masse et culture d’élite.
Afin de légitimer la cinéphilie comme un objet d’histoire, Antoine De Baecque commence par définir cette dernière dans une introduction ferme et bien menée. La cinéphilie, contre-culture initiatique qui transfère les pratiques et les critères de la culture classique vers un objet sous-estimé, nécessite un apprentissage érudit, une connaissance profonde des filmographies permettant le jugement de goût au sens classique du terme et un engagement de l’être tout entier, se consumant en ferveur et en dévotion pour les idoles choisies. De plus la passion pour les salles obscures, exaltée par l’adoration fétichiste de déesses lumineuses, confère au cinéma la nature d’un interdit préservé et en fait une véritable culture en contrebande.
De cette culture clandestine naît un discours et une volonté d’écriture qui pose le cinéma américain comme une esthétique et qui refuse d’envisager ce dernier comme une simple industrie porteuse des mythes qu’Edgar Morin ou Roland Barthes s’attacheront à définir. La politique des auteurs, véritablement inventée au sein des Cahiers du Cinéma par François Truffaut et ceux qu’on appelle les "jeunes turcs", va s’imposer et ériger la mise en scène et le regard des auteurs panthéonisés en valeur fondamentale. En apposant une vision et un discours sur l’objet de leur passion, les cinéphiles inventent un cinéma à la mesure de leur amour et, dans le même mouvement créateur, forgent un cinéma à venir : la Nouvelle Vague. Ce nouveau cinéma intègre et reprend en lui les films adorés. On a appris à voir avant de devenir créateur à son tour.
C’est principalement à travers l’étude de la formation de ce discours cinéphile et de ses grandes figures qu’Antoine de Baecque se demande comment s’écrit l’histoire du cinéma en France et comment les films deviennent pendant cette période de véritables enjeux de luttes symboliques à travers des attitudes et des écritures concurrentes aux ruptures et aux divergences souvent violemment marquées. L’objet de cet ouvrage est de montrer comment, en quelques années, la cinéphilie devient une instance de légitimation culturelle ayant une autorité intellectuelle et une influence économique sur la production française jusqu’à être à l’origine d’un cinéma nouveau. Ce dernier, en même temps qu’il concrétise en quelque sorte un discours marque peut-être aussi la fin de l’apogée cinéphile.
L’ouvrage est composé de dix chapitres qui abordent la cinéphilie sous différents angles. Certains font le portrait de cinéphiles et critiques majeurs dans l’histoire de cette culture, des fondateurs André Bazin, George Sadoul à la montée en puissance de l’hitchcocko-hawksisme avec la bande des jeunes turcs, Truffaut, Godard, Rohmer, Rivette... etc. tout en s’arrêtant également sur des figures moins connues mais dont l’écriture cinéphile ne peut être laissée de côté comme Luc Moullet ou Roger Tailleur. D’autres s’arrêtent sur des moments marquants de l’histoire cinéphile à travers le récit passionnant des crises qui ont secoué cette communauté, de la polémique autour des articles virulents de Truffaut contre le cinéma de "qualité française" à la très bruyante affaire Langlois qui mobilise le monde du cinéma de la fin des années soixante. D’autres enfin ont une approche plus thématique et s’attardent sur les passions cinéphiles. On peut notamment distinguer une étude brillante sur l’évolution du rapport au désir et à la femme-écran des jeunes cinéphiles de l’après-guerre à la fin des années soixante.
La Cinéphilie est un ouvrage passionnant et passionné duquel transpire la mélancolie de la perte irrémédiable de son objet, qui ne peut désormais plus s’écrire qu’au second degré. On peut reprocher à Antoine de Baecque la disparité de ses chapitres dont on perçoit bien qu’ils sont souvent issus d’articles déjà publiés ailleurs. Cela entraîne des changements d’échelle et des allers-retours chronologiques parfois perturbants. On aurait aimé qu’il s’attarde plus sur la réception de ce mouvement critique qu’il prend tant de temps à décrire : il dit hélas peu de choses sur le lectorat des revues comme Les Cahiers du Cinéma et Positif. Il décrit brillamment l’intelligentsia cinéphile et l’orientation indéniable qu’elle donne au regard porté sur le cinéma mais il aurait été passionnant de savoir qui va voir ces films, qui lit ces articles, en quoi la société française et qui, en son sein, a pu être touché par ce mouvement, de plus ou moins près.
Antoine de Baecque nous livre ici une étude globale de la cinéphilie mais surtout la construit en tant qu’objet puisque, ainsi définie, la cinéphilie n’est plus ce vague et universel "amour du cinéma" pour lequel on pourrait la tenir, mais un objet historique précis, localisé dans l’espace (Paris) et le temps (1944 - 1968), dont toutes les autres formes de cinéphilie ne sont que des produits dérivés, des pastiches ou des caricatures. De plus, La Cinéphilie démontre tout aussi clairement que cet objet culturel n’a pas toujours existé, d’une part, et qu’il n’est plus possible qu’il existe ou revienne encore, d’autre part. Le livre remplit un pari compliqué en cela qu’il est le fait d’un cinéphile passionné - il en est plus attachant et plus vivant - mais qui réussit à garder ses distances pour accomplir un indéniable travail d’historien culturaliste. Antoine de Baecque fait de l’amour du cinéma un objet d’histoire à part entière, une véritable culture, avec son discours et ses rites propres.
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