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La "Charte du peuple tibétain" a-t-elle une valeur juridique ?

Julien Clayet-Marel
doctorant à l’université Aix Marseille III, GERJC

Le peuple Thibétain s’est doté d’une Charte. Mais quelle est la valeur constitutionnelle de ce texte conçu pour un Etat sans véritable territoire ? Peut-elle s’analyser en une loi fondamentale d’un pouvoir politique en exil ?

Nombre de principes et thèmes, se rattachant au problème du Tibet, ont fait l’objet par le passé d’une étude approfondie. Ainsi en est-il des violations des droits de l’homme en Chine, traitées par des médias qui y trouvent provende pour réactiver le débat sur le statut du Tibet en droit international. En témoigne la remise au Dalaï Lama de la médaille d’or du Congrès américain.

L’intérêt de tels sujets n’a sans doute pas à être démontré, car ils soulèvent la question de la légitimité du gouvernement tibétain en exil auprès des réfugiés, dont l’action politique tend aujourd’hui à revendiquer une autonomie véritable pour le Tibet.

Dans cette perspective, obtenir le soutien des puissances occidentales se révélant indispensable, le Dalaï Lama insiste sur les principes et valeurs partagés avec la majorité des Etats de la société internationale. Dans son discours au Congrès, le chef du peuple tibétain réaffirme sa préférence pour la démocratie, présentée comme un modèle de gouvernance adapté aux exigences de la communauté tibétaine en exil.

Représentée par les institutions de Gangchen Kyichong [1], celle-ci cherche à préserver son unité nationale et à renforcer la légitimité de son gouvernement déterritorialisé, en affirmant sa volonté d’instaurer un système politique de type démocratique au sein de la diaspora. Ce thème revêt donc une importance particulière, car il s’inscrit dans une série de mesures émanant des officiels tibétains, visant un double objectif : la préservation de l’identité culturelle tibétaine et la restauration de la liberté au Tibet.

Depuis la fuite du Dalaï Lama Inde en 1959, l’augmentation croissante du nombre de réfugiés tibétains au pays de Gandhi devait conduire à l’adoption de réformes au plan politique, portant création d’une assemblée législative et d’un cabinet ministériel en exil, les deux organes principaux de l’Administration centrale, qui fonctionneront pendant près de trente ans selon les directives du projet de constitution démocratique pour le futur Tibet, promulgué par Sa Sainteté le Dalaï-Lama le 10 mars 1963. Les difficultés institutionnelles, engendrées par ce texte juridique inadapté à la situation de l’exil, devaient conduire à l’adoption de la Charte du peuple tibétain par la onzième assemblée tibétaine [2], selon un processus de création démocratique.

Le comité de rédaction de la Charte devait confectionner un texte regroupant l’ensemble des normes juridiques régissant l’exercice du pouvoir politique au sein des colonies tibétaines. La nature de ce document renvoie à la définition de la constitution consacrée par la théorie générale du droit, renvoyant à la notion d’Etat, entendu comme le mode d’organisation de la société dans le cadre duquel s’exercent le pouvoir politique et les règles constitutionnelles. L’analyse de ce texte, envisagée sous un angle classique, se heurte derechef à l’absence d’un des éléments constitutifs de l’Etat : l’assise territoriale.

Peut-on analyser la Charte de 1991 à l’aune des concepts édifiés par le droit constitutionnel général, alors même qu’elle ne régit pas le fonctionnement d’un Etat indépendant et souverain dans ses rapports avec des gouvernés ?

Certainement, à condition de préciser que l’existence du gouvernement en exil, non titulaire de la souveraineté, dépend directement de la tolérance indienne concernant la promulgation de la cause tibétaine. Juridiquement, l’Etat indien accepte cette Charte qui organise les mécanismes de l’exercice du pouvoir au sein des colonies tibétaine [3]. Le terme de "Gouvernement Tibétain en Exil" - qui n’est peut être pas employé à bon escient - renvoie en réalité à l’Administration Centrale Tibétaine qui comprend plusieurs institutions correspondant respectivement à un pouvoir exécutif, législatif et judiciaire, dont le fonctionnement complexe est prévu par la constitution adoptée le 14 juin 1991 par le parlement.

On peut qualifier ce texte de constitution moderne, organisant le fonctionnement des différents organes du gouvernement tibétain en exil [4], et consacrant nombre de droits de manière explicite, en faisant profession d’adhérer à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, mais aussi d’autres droits, à caractère vernaculaire, plus spécifiques à la culture tibétaine. Une approche transdisciplinaire de la matière permet la compréhension des mécanismes juridiques de ce système intégrant les aspects fondamentaux d’une culture vieille de plusieurs siècles, en particulier la signification historique du Dalaï Lama. Cet ordre normatif spécifique, fondé sur une coopération renforcée entre le gouvernement indien et les institutions de l’Administration centrale, révèle les prérogatives importantes de Tenzin Gyatso, titulaire du pouvoir spirituel et chef de l’exécutif.

Considérant d’une part que la Charte du peuple tibétain consacre expressément la démocratie, et d’autre part que le Tibet fut pendant longtemps une théocratie, il convient de s’interroger sur la nature véritable du régime instauré par la Charte de 1991. Dans ce texte, le « juridique » et le « spirituel » sont très intriqués [5]. Ces différents éléments spécifient le concept de démocratie sur lequel repose l’ensemble des normes de ce système juridique, dont le fonctionnement n’est possible qu’à partir d’une dynamique endogène à la société tibétaine, participant évidement du religieux. L’objectif du gouvernement tibétain en exil est double, avec la recherche d’une autonomie véritable pour les trois régions du Tibet historique et surtout la prise en charge des réfugiés tibétains, à travers le maintien des liens culturels et identitaires malgré les conditions de l’exil [6], impossible sans une appropriation culturelle de l’idée démocratique « imposée » par le haut. Mais comment la rendre effective tant que le Dalaï Lama conservera le statut de chef de l’exécutif, les Tibétains ne ressentant pas le besoin d’aller aux urnes, car ayant le sentiment d’être parfaitement guidés par un Dieu vivant ?

Le paradoxe apparaît clairement, car la dépendance du peuple envers son chef spirituel devient une entrave à l’application de la démocratie tibétaine. Le système mis en place correspond plus à un processus lent et graduel, visant à responsabiliser les Tibétains vis-à-vis des affaires du Tibet, pour qu’en l’absence d’un Dalaï Lama, la cohésion sociale et politique du peuple reste soudée par des institutions démocratiques bien ancrées.

[1] Siège du gouvernement tibétain en exil, à Dharamsala, dans l’Etat indien de l’Himachal Pradesh.

[2] Les revendications du gouvernement tibétain, visant l’autonomie du Tibet, se confondent souvent avec une lutte pour la liberté religieuse.

[3] Tributaires de cette autorisation officiellement formulée par le pouvoir indien, l’organisation et le fonctionnement des institutions tibétaines procèdent du texte de 1991.

[4] Le Parlement du peuple tibétain, le Kashag ou Cabinet ministériel, la Commission suprême de justice (créée en 1992, sert de cour d’appel et de cour constitutionnelle, ainsi que différentes commissions indépendantes).

[5] Cf. en particulier le préambule, l’article 3 et 19 de la Charte, p. 11.

[6] En ce qui concerne le premier point, on sait que les liens unissant cette communauté se délitent, notamment parce qu’au gré des opportunités humaines et économiques, les tibétains partent s’installer ailleurs.

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