Idées

Justice-police, en phase, par Fabien Jobard

Le Monde | • Mis à jour le

Les agressions (préméditées ou "spontanées") de policiers, commises en réunion, le plus souvent avec arme, ont ces dernières semaines défrayé la chronique. Le niveau de violence et la détermination des groupes tranchent dans les affrontements habituels avec la police. S'appuyant sur ces faits, le ministre de l'intérieur a dénoncé, au cours d'une rencontre avec un panel de lecteurs de banlieue du Parisien, à la fois l'augmentation des délits commis sur les policiers, et l'impunité frappant les auteurs de ces délits, notamment les auteurs de menaces. Ces positions prolongent celles qui dénoncent le "laxisme" imputé par Nicolas Sarkozy à la justice.

Déterminer la sévérité ou la clémence de la justice est une opération très complexe. Pour ce faire, en effet, il faut comparer les peines prononcées à infraction égale, situation judiciaire (le "casier"), professionnelle et familiale égale des prévenus, taux de poursuite et de déferrement égaux, modes de saisine et types de jugement égaux, et j'en passe. Hasard d'un parcours de recherche, il se trouve que c'est précisément l'exercice auquel je me suis récemment livré, examinant les sanctions qui frappent les auteurs d'infractions à dépositaires de l'autorité publique (IPDAP, essentiellement des fonctionnaires de la police nationale), telles qu'elles étaient prononcées dans un tribunal de grande instance de Seine-et-Marne, dans la banlieue est de l'Ile-de-France, de 1965 à 2005.

Que montre cette recherche ? D'abord, les IPDAP constatées par les policiers et celles jugées par les magistrats sont toutes deux en hausse considérable depuis la moitié des années 1990, et plus particulièrement depuis le début des années 2000 : la justice juge donc des IPDAP peu ou prou à mesure qu'elles sont constatées par les policiers. Ensuite, la justice prononce des peines de plus en plus lourdes : la part des peines de prison était un peu supérieure à 10 % des sanctions en 1985-1994, elle avoisine aujourd'hui les 20 % (de même que la durée de l'emprisonnement prononcée, plus longue, les amendes, plus lourdes, etc.). A cela s'ajoutent les intérêts civils payés par les condamnés, car, aujourd'hui, les policiers se constituent partie civile à l'encontre de près des deux tiers des prévenus, pratique quasiment inusitée il y a de cela seulement quinze ans.

Cette sévérité peut être imputable à une radicalisation des IPDAP jugées : il y aurait plus de violences à l'encontre des policiers et moins d'outrages simples. Non : la part des violences parmi les IPDAP diminue. Et si l'on ne devait retenir que les violences contre les policiers, on noterait d'emblée que l'emprisonnement ferme frappe le tiers des personnes jugées. Mais la prison ferme concerne avant tout les prévenus jugés en récidive et, également (mais ce sont souvent les mêmes), les prévenus jugés en comparution immédiate (46 % d'entre eux écopent d'une peine d'emprisonnement ferme pour IPDAP, contre 13 % de ceux qui comparaissent par la voie normale). Puisque les données existent, tranchons le débat : oui, la justice est plus sévère qu'avant, oui, elle est plus sévère qu'avant à l'égard des récidivistes, auxquels elle réserve un traitement spécifique, la comparution immédiate, qui se traduit par une chance sur deux d'écoper d'une peine d'emprisonnement ferme.

Ces éléments (pourvu bien sûr qu'on prenne la peine d'aller y voir) tranchent avec les propos comminatoires du ministre sur le laxisme des uns et des autres. Ces propos définitifs s'accompagnent de "projets de réforme" : ainsi de faire juger les violences sur agents aux assises. En 2004, on comptait 20 000 actes de violence sur personnes dépositaires de l'autorité publique. Les porter aux assises, ce serait considérer toute violence sur policier comme passible d'une peine de plus de dix ans, quand on sait que la plupart de ces violences (90 %) n'entraînent pas d'interruption de travail de plus de huit jours. Ces 20 000 actes viendraient tranquillement s'ajouter aux 3 200 affaires que doivent juger les assises aujourd'hui en France, où le justiciable attend en moyenne 60 mois pour voir son affaire jugée !

Veut-on introduire le jury populaire à l'échelon correctionnel, ce serait pareillement contradictoire avec l'objectif pourtant annoncé de célérité de la justice, de rapprochement de l'auteur et de la victime, etc., à quoi la procédure de la comparution immédiate répond, privilégiée dans ce type d'infractions (avec les dégâts que l'on sait en matière de qualité des dossiers transmis). N'oublions pas, bien évidemment, que les violences les plus graves commises contre les policiers, punies de la réclusion à perpétuité, sont d'ores et déjà jugées aux assises : meurtres, assassinats, blessures graves, actes de barbarie, etc.

Rappelons également que, même jugées en correctionnelle, les violences sur personnes dépositaires de l'autorité publique entraînant plus de huit jours d'interruption de travail sont punies de cinq ans d'emprisonnement ferme. Mettre sur le même plan le crachat (qui est aujourd'hui une violence lorsqu'il est porté contre le policier) et l'intention de tuer ne ferait de sens ni pour le condamné ni sans doute pour le policier et l'opinion publique. A examiner le fonctionnement actuel de la justice, on peine à comprendre ce que dit et ce que veut le ministre. Ce qu'il dit, car la justice aujourd'hui punit, elle punit d'autant plus les auteurs de violences contre les policiers, et notamment les récidivistes, et le fait, de surcroît, dans un bref délai.

Ce qu'il veut : juger de tous crimes et délits devant un jury populaire, ne ferait que plonger les institutions judiciaire et policière dans un chaos invraisemblable, à mille lieues de ce qu'attendent aujourd'hui les citoyens français, qui est la garantie de leur tranquillité au quotidien, dans un Etat respectueux des libertés fondamentales - de celles des policiers comme des leurs.


Fabien Jobard est chercheur au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales, CNRS-ministère de la justice.