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WikiLeaks : Corruption en Tunisie, "ce qui est à vous est à moi"

LEMONDE.FR | 15.01.11 | 10h02  •  Mis à jour le 17.01.11 | 12h05

 

Le Monde publie une traduction en français d'un télégramme diplomatique américain dévoilé par WikiLeaks et décrivant la corruption au plus haut niveau du régime du président Ben Ali. Ce câble avait déjà fait l'objet d'un article publié sur Lemonde.fr le 7 décembre et dans le journal Le Monde daté jeudi 9 décembre.

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Memo numéro 08 Tunis 679
DATE : 23 juin 2008
ORIGINE : AMBASSADE DES ETATS-UNIS A TUNIS
CLASSIFICATION : SECRET

SUJET : CORRUPTION EN TUNISIE : CE QUI EST A VOUS EST A MOI

[…]

UNE GRANDE FAMILLE AVEC BEAUCOUP DE RESSOURCES
3- La famille élargie du président Ben Ali est fréquemment présentée comme le carrefour de la corruption en Tunisie. Souvent qualifiée de quasi mafia, une vague allusion à "la Famille" suffit à indiquer de laquelle vous voulez parler. Il semble que la moitié de la communauté tunisienne des affaires peut se targuer d'être lié aux Ben Ali par un mariage, et nombre de ces relations ont su profiter à plein de leurs connexions familiales.

Ce sont surtout l'épouse de Ben Ali, Leila Ben Ali, et sa famille élargie – les Trabelsi – qui provoquent la colère des Tunisiens. En sus de nombreuses allégations de corruption, les Trabelsi sont la cible fréquente de piques concernant leur manque d'éducation, leur statut social inférieur et leur frénésie de consommation. Si certaines critiques à l'égard du clan Trabelsi semblent émaner d'un mépris pour leur comportement de nouveaux riches, les Tunisiens remarquent également que leurs méthodes musclées et leur abus flagrant du système en font facilement des objets de détestation.

Le frère de Leila, Belhassen Trabelsi, est le membre le plus connu de la famille et passe pour avoir trempé dans un grand nombre d'affaires de corruption, depuis la réorganisation récente du conseil d'administration de la Banque de Tunisie [au sein duquel Trabelsi s'est fait coopter avant d'y acquérir un poids déterminant durant les mois suivants] jusqu'à des opérations d'expropriation et d'extorsion de pots-de-vin. Trabelsi possède par ailleurs de nombreuses entreprises, parmi lesquelles une compagnie aérienne, plusieurs hôtels, une des deux radios privées tunisiennes, des usines d'assemblage d'automobiles, le réseau de distribution Ford, une société de développement immobilier, et la liste n'est pas finie. [...]

Pourtant, Belhassen n'est qu'un des dix membres connus de la fratrie de Leila, et chacun a eu à son tour des enfants. Parmi cette vaste famille élargie, le frère de Leila, Moncef, et son neveu Imed sont eux aussi des acteurs économiques de premier plan.

4- Le président lui-même est souvent absous, beaucoup de Tunisiens soutenant qu'il est utilisé par le clan Trabelsi et qu'il ignore leurs agissements douteux. XXXX, fervent partisan du gouvernement et membre de XXXX, a déclaré à l'ambassadeur que le problème n'était pas Ben Ali, mais que c'était "la Famille" qui dépassait les bornes et enfreignait les règles.

Il est toutefois difficile de croire que Ben Ali ne soit pas au courant, ne serait-ce que vaguement, du problème croissant de la corruption. Cela pourrait toutefois refléter la répartition géographique qui semble exister entre le fief des Ben Ali et celui des Trabelsi, le clan Ben Ali opérant principalement dans la région côtière centrale tandis que le clan Trabelsi, surtout actif dans la région autour de Tunis, prêterait par conséquent plus le flanc aux rumeurs.

Le côté Ben Ali de la Famille, avec les enfants et beaux-parents issus du premier mariage du président, est également impliqué dans de nombreuses affaires. Ben Ali a sept frères et sœurs, parmi lesquels feu son frère aîné Moncef était un trafiquant de drogue notoire condamné par contumace [avant sa mort en 1996] à dix ans de réclusion par un tribunal français. Ben Ali a eu trois enfants de sa première femme Naima Kefi : Ghaouna, Dorsaf et Cyrine. Elles ont épousé respectivement Slim Zarrouk, Slim Chiboub et Marouane Mabrouk – trois hommes ayant un poids économique significatif.

TA TERRE EST A MOI

5- Avec le boom du développement immobilier et la hausse du prix des terrains, posséder une propriété ou une terre au bon endroit peut être soit une aubaine, soit le chemin le plus court vers l'expropriation. A l'été 2007, Leila Ben Ali reçut gratuitement du gouvernement tunisien un terrain bien situé où fut construite une institution à but lucratif, la Carthage International School [...]. En sus du terrain, le gouvernement tunisien fit don à l'école de 1,8 million de dinars (1,5 million de dollars) [1,1 million d'euros], et, en quelques semaines, fit construire des routes et installer des feux tricolores pour faciliter l'accès à l'école.

On raconte que Mme Ben Ali aurait revendu la Carthage International School à des investisseurs belges, mais l'ambassade de Belgique n'a pour l'instant pas été en mesure de confirmer ou de démentir la rumeur. XXXX a affirmé que l'école avait en réalité été vendue pour une somme énorme mais non divulguée. Il a souligné que l'opération avait été tout bénéfice pour Mme Ben Ali, puisque ayant reçu gratuitement le terrain et les infrastructures, elle a encaissé le montant juteux de la vente.

6- Depuis un an, une immense et luxueuse résidence est en construction à proximité de la résidence de l'ambassadeur. De multiples sources nous ont affirmé que ce bâtiment appartiendrait à Sakhr Materi, gendre du président Ben Ali et propriétaire de Radio Zitouna. Le propriétaire de ce terrain de valeur aurait été exproprié par le gouvernement tunisien, qui prétendait vouloir utiliser les lieux pour y installer l'Agence de l'eau, avant qu'ils soient attribués à Materi pour son usage privé.

Un propriétaire de café a raconté une histoire similaire à un employé de l'ambassade, lui expliquant que Belhassen Trabelsi l'avait obligé à lui céder le café qu'il possédait auparavant dans un lieu bien situé contre l'établissement qu'il dirige à présent. Le cafetier précisa que Trabelsi lui avait dit qu'il pourrait faire ce qu'il voulait dans ses nouveaux locaux ; si les pots-de-vin de 50 dinars versés aux policiers du quartier ne suffisaient pas, le cafetier n'avait qu'à appeler Trabelsi qui "règlerait ça".

L'AFFAIRE DU YACHT VOLE

6- En 2006, il est signalé que Imed et Moaz Trabelsi, deux neveux de Ben Ali, ont volé le yacht d'une homme d'affaires français bien introduit, Bruno Roger, président de Lazard Paris. Le vol, auquel la presse française donna un large écho, fut attesté lorsque le yacht, entièrement repeint pour camoufler les détails caractéristiques qui auraient pu le faire identifier, fit son entrée dans le port de Sidi Bou Said. La position éminente de Roger dans l'establishment français risquait de provoquer des frictions dans les relations bilatérales et, d'après plusieurs rapports, le yacht lui fut rapidement restitué.

L'affaire du yacht volé refit surface au début de 2008 en raison du mandat d'arrêt émis par Interpol à l'encontre des deux Trabelsi. En mai, les deux frères furent traduits devant les tribunaux tunisiens, probablement pour complaire à la justice internationale. On ignore de quelle façon s'est conclue l'affaire.

MONTRE-MOI TON ARGENT

7- Le secteur financier tunisien est plombé par de graves allégations de corruption et de mauvaise gestion financière. Les hommes d'affaires tunisiens disent en plaisantant que la meilleure relation qu'un homme puisse avoir, c'est avec son banquier, traduisant par là la prépondérance des connexions personnelles sur la validité de votre projet commercial pour l'obtention d'un financement.

La conséquence de cette activité bancaire fondée sur les liens personnels est, dans l'ensemble du secteur, un taux d'emprunts non performants à 19 %, qui reste un niveau élevé, même s'il est inférieur aux 25 % qui prévalaient en 2001 [...]. Les contacts que nous avons s'empressent de souligner que beaucoup de ces emprunts sont souscrits par de riches hommes d'affaires tunisiens qui utilisent leurs liens avec le pouvoir pour ne pas les rembourser [...]. Le manque de contrôle fait du secteur bancaire un réservoir inépuisable de bonnes affaires, et les histoires d'opérations douteuses réalisées par la "Première Famille" sont nombreuses.

La récente réorganisation du conseil d'administration de la Banque de Tunisie [...], dont l'épouse du ministre des affaires étrangères a pris la présidence tandis que Belhassen Trabelsi y faisait son entrée, en est le dernier exemple en date. D'après un représentant du Crédit Agricole, Marouane Mabrouk, un autre gendre de Ben Ali, a acheté 17 % des parts de l'ancienne Banque du Sud (aujourd'hui Attijari Bank) juste avant sa privatisation. Ces 17 % de parts lui ont permis d'acquérir une position de contrôle, puisque la privatisation de concernait que 35 % de la totalité des parts de la banque. Le représentant du Crédit Agricole a précisé que Mabrouk avait revendu ses parts à des banques étrangères avec un confortable bénéfice, tandis que le groupe qui a remporté l'offre de cession des parts de l'Etat tunisien dans la Banque du Sud, le consortium hispano-marocain Santander-Attijariwafa, a versé de la main à la main une prime à Mabrouk.

XXXX, ancien président de l'Arab Banking Corporation, nous a raconté qu'à l'époque où il travaillait encore dans cette banque, il recevait des coups de téléphone de clients paniqués lui disant que Belhassen Trabelsi leur demandait de l'argent. Il n'a pas précisé s'il leur conseillait ou pas de payer.

[…]

COMMENTAIRE

13- Si les Tunisiens digèrent déjà mal a corruption courante, les abus de la famille du président Ben Ali suscitent leur fureur. Alors que la population fait face à une montée de l'inflation et à un fort taux de chômage, l'étalage de richesses et les rumeurs persistantes de corruption ne font qu'alimenter son ressentiment. Les récents mouvements de protestation qui ont agité la province minière de Gafsa constituent un puissant rappel du mécontentement sous-jacent. Le gouvernement a fondé sa légitimité sur sa capacité à assurer la croissance économique, mais un nombre croissant de Tunisiens trouvent que ceux qui occupent le sommet de l'échelle en gardent les bénéfices pour eux.

14- La corruption est un problème à la fois politique et économique. Le manque de transparence et de responsabilité qui caractérise le système politique tunisien porte aussi gravement tort à l'économie en dégradant les conditions de l'investissement et en alimentant une culture de la corruption. En dépit de ce que l'on entend dire sur le miracle économique tunisien et les statistiques positives, le fait que les investisseurs tunisiens eux-mêmes se tiennent en retrait en dit long. La corruption est un problème énorme et flagrant, mais nul n'est prêt à en reconnaître publiquement l'existence.

FIN DU COMMENTAIRE

Traduit par Gilles Berton pour Le Monde

L'opération WikiLeaks

Le Monde a publié, depuis le 28 novembre, plus de cent vingt articles sur les télégrammes diplomatiques du département d'Etat américain. Sur les 251 287 câbles obtenus par WikiLeaks et étudiés en exclusivité par cinq journaux  – The New York Times aux Etats-Unis, The Guardian au Royaume-Uni, Der Spiegel en Allemagne, El Pais en Espagne et Le Monde en France –, 1897 ont été publiés à ce jour en appui des articles. Vous pouvez consulter la synthèse des révélations publiées.
Le Monde mettra en vente le 10 février un numéro Hors-série dans lequel figurera la traduction des principaux mémos révélés par Wikileaks.

Naviguez dans les mémos diplomatiques

Le Monde.fr et linkfluence vous proposent un outil de consultation des mémos diplomatiques américains obtenus par WikiLeaks. Avant d'être publiés, ces mémos ont été sélectionnés et édités par les rédactions du Monde, du Guardian, d'El Pais, du Spiegel et du New York Times. Vous pouvez retrouver l'intégralité des articles du Monde sur les documents de WikiLeaks en consultant notre séquence spéciale.

 

Vos réactions (34)

 

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  • Anticipation 10h10

     On attend avec impatience des traductions du même tonneau sur la classe politique française. Répondre


  • Hypocrites! 17/01/11 - 15h29

     Ce pays corrompu jusqu'à la moelle est pourtant une grande destination touristique. mais je suppose que tous ceux qui vilipendent ce régime dictatorial ne vont jamais en vacances en Tunisie...ni à Cuba, ni dans certains pays d'Amérique de Sud, ni en Russie.A moins que ce ne soit pas la même chose d'être citoyen du monde ou touriste. C'est vrai qu'il est très convenu d'aller s'extasier devant la misère humaine...les favelas la nuit ah que c'est beau toutes ces petites lumières sur les collines! Répondre


  • Thomas 17/01/11 - 10h25

     Si seulement tous les articles du Monde etaient aussi interessants! Journalistes, prenez de la graine sur vos cousins diplomates! Répondre


  • Républicain 16/01/11 - 23h52

     Je croyais que ces câbles diplomatiques étaient rédigés dans un style factuel, grisâtre et sans saveur. En l'occurrence, certains des journalistes du Monde pourraient s'inspirer du style de ce diplomate : vivacité, sens de la formule et des intertitres, tout y est. Et c'est d'autant plus accablant sur les pratiques du clan qui était au pouvoir en Tunisie. Répondre


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