"La question de la censure reste très actuelle"

"Areopagitica. Pour la liberté d'imprimer sans autorisation ni censure", le pamphlet de John Milton, fut publié en Angleterre en 1644, pendant la guerre civile opposant le roi Charles Ier à son Parlement. Pour Cyril Lemieux, il constitue "le premier texte à défendre l'idée que la censure est une pratique illégitime et dépourvue d'utilité".

Propos recueillis par Propos recueillis par Xavier Ternisien

Publié le 03 décembre 2009 à 11h10 - Mis à jour le 17 décembre 2009 à 11h20

Temps de Lecture 6 min.

En quoi l'"Areopagitica" marque-t-elle une étape importante dans la naissance de la liberté d'expression ?

C'est le premier texte à défendre l'idée que la censure est une pratique illégitime et dépourvue d'utilité. Le public, dit Milton, est assez mature pour juger par lui-même de ce que valent les écrits dont on veut lui interdire la lecture. C'est une idée particulièrement audacieuse ! Car partout en Europe, à cette époque, la parole publique se trouve sous l'autorité exclusive des institutions politiques et théologiques. En aucun cas, les simples particuliers ne sont jugés capables d'évaluations autonomes. Il est vrai que le protestantisme et l'imprimerie (deux phénomènes que certains historiens ont considérés comme liés) ont déjà très sérieusement écorné ce principe. Plus encore dans l'Angleterre révolutionnaire de Milton qu'en France. Ainsi il faudra attendre 1758, avec les Mémoires sur la librairie que rédige Malesherbes, pour disposer d'un texte français comparable à l'Areopagitica. Ce temps de retard explique pourquoi l'exemple anglais sera la principale référence pour les révolutionnaires français de 1789 en matière de liberté de la presse. Il explique aussi, peut-être, pourquoi nous autres Français entretenons souvent un rapport bien moins libéral que les Anglo-Saxons à la liberté d'expression.

Est-on parvenu aujourd'hui à une situation où toute forme de censure a définitivement disparu ?

En France, le cadre de la liberté de la presse n'a été stabilisé que tardivement, par la loi de 1881, qui globalement tient toujours la route. Comme dans les autres pays occidentaux, ce système juridique a mis un terme à la censure a priori, à quelques exceptions près, au profit du procès en diffamation ou pour injure publique. La position de Milton est donc globalement satisfaite : tout peut être publié, même si rien de ce qui est publié n'est à l'abri de contestations et d'éventuelles poursuites judiciaires. Il reste donc toujours des sanctions et des interdits. En réalité, et cela est vrai même du système américain, l'idée qu'un discours sans aucune contrainte serait possible n'a jamais été vraiment soutenue jusqu'au bout. Car il est apparu que l'absence de limites pouvait provoquer une libération de la violence verbale, qui compromettait la possibilité de tout débat public et se retournait, de ce fait, contre la liberté d'expression elle-même.

Quelles sont les nouvelles contraintes aujourd'hui ?

La question miltonienne de la censure reste bien entendu très actuelle. C'est évident dans quantité de pays sur la planète mais également en France, si l'on considère les très nombreux actes de censure et d'autocensure à l'intérieur des organes de presse et des maisons d'édition. Pourtant, le problème de la liberté d'expression ne peut plus être résumé à ce seul aspect. Une des questions aujourd'hui primordiales est celle de savoir comment, dans le monde devenu formellement libre de l'information, les journalistes décident de ce qui mérite d'être montré au public. Sur quels critères choisissent-ils de conférer ou d'ôter à un discours de la visibilité ? Comment font-ils leur "marché" ?

La question de l'accès à la visibilité médiatique aurait donc remplacé celle de la censure ?

A partir du moment où il n'existe plus d'obstacle de principe à la prise de parole et où le nombre de ceux qui se sentent autorisés à la prendre ne cesse de s'accroître, le but du jeu social n'est plus tant d'avoir le courage de parler que d'avoir le pouvoir de capter l'attention. On s'en aperçoit à travers le développement tous azimuts de la communication. On s'en aperçoit aussi avec Internet. Voilà, indéniablement, un espace de démocratisation de la parole publique, même si on ne doit pas oublier que les diplômés y sont surreprésentés. Voilà aussi un espace où les contraintes d'expression sont moins fortes que dans les médias traditionnels, même si ce n'est pas pour autant un espace de totale liberté d'expression : il existe un encadrement juridique mais aussi une autorégulation par les communautés d'internautes. Le problème, ce sont les audiences, qui restent extrêmement faibles. Les blogs politiques les plus courus reçoivent 25 000 visites par jour, l'équivalent de l'audience d'un hebdomadaire départemental. Sans commune mesure avec les 7 millions de personnes qui regardent chaque soir le journal télévisé de TF1. C'est la limite d'Internet : on écrit librement, mais on n'est pas forcément lu par beaucoup de monde. Il n'y a pas de censure mais, la plupart du temps, il n'y a pas non plus de grande visibilité. Il n'y a pas beaucoup d'attention captée. Cela explique pourquoi le Web est très polarisé sur l'activité des médias traditionnels qui sont l'instance qui joue aujourd'hui encore le véritable rôle de Gatekeeper, c'est-à-dire de sélectionneur des discours et des images, y compris ceux du Web, qui "méritent" d'être signalés à l'attention du plus large public.

Pourquoi cette obsession du Web à propos des médias classiques ?

Je crois que la thèse dite des "intellectuels frustrés" développée par certains historiens, comme le Britannique Mark Curtis à propos d'autres périodes de l'histoire, peut apporter un début de réponse. Si on l'applique à la France d'aujourd'hui, on est conduit à dire qu'en raison de la massification de l'enseignement supérieur, notre société produit beaucoup de diplômés qui se sentent légitimement autorisés à penser qu'ils ont au moins autant de talent que les journalistes, les intellectuels, les artistes et les politiques les plus en vue médiatiquement, alors même qu'ils sont contraints, eux, à des emplois alimentaires et à l'invisibilité.

Internet est un média qui leur permet de donner un début de visibilité publique à leurs productions et à leurs talents. Mais c'est aussi un média qui leur permet d'exprimer leurs sentiments d'injustice en développant une critique de cet establishment qui ne les reconnaît pas à leur valeur, et une dénonciation des mécanismes à travers lesquels l'accès à la visibilité publique est contrôlé. Le conspirationnisme, si en vogue sur Internet, n'est peut-être qu'une expression extrême de cette dénonciation d'un accaparement par quelques-uns du pouvoir de définir ce qui mérite d'être montré et d'être dit au plus grand nombre. La démarche critique est sans doute grossière mais le problème soulevé, celui de l'opacité et de l'arbitraire des processus d'accès à la visibilité publique, est bien réel.

Mais la liberté d'expression est-elle garantie sur Internet lui-même ? En particulier, le monopole de Google sur la recherche d'information ne porte-t-il pas en lui un risque totalitaire ?

Google veut scanner tous les écrits et les monopoliser à son profit. Sans doute ne s'agit-il pas tant d'un projet politique orwellien que d'un rêve de toute-puissance marchande. Mais le résultat est le même. Ce cas illustre un problème plus général qui est qu'on discute rarement des formes à travers lesquelles on discute. Le plus souvent, celui qui participe à une émission télévisée ne discute pas du format de l'émission, du temps de parole, du montage. Il en va de même pour les sondages : les journalistes en commentent abondamment les résultats mais, généralement, sans interroger leur mode de production. C'est peut-être l'enjeu majeur concernant la liberté d'expression aujourd'hui : il ne s'agit plus seulement de défendre le droit pour tous de s'exprimer ; il s'agit aussi de parvenir à rendre discutables les formes dans lesquelles il nous est donné de nous exprimer, et la façon dont les informations qui servent de point de départ à nos débats sont sélectionnées.


Cyril Lemieux est sociologue.

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