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LA JETÉE  (1962)

Chris Marker

de Chris Marker

 

Ce texte est une tentative de retranscription de l'intervention faite par Nicolas Rioult auprès des élèves de première de l'option Cinéma et Audiovisuel du lycée Nazareth de Saint Martin Boulogne le 13 décembre 2004. 

 

Une personnalité atypique

Chris Marker n'a jamais fait du cinéma comme les autres. Depuis les années 50, il ne cesse de construire une oeuvre à l'écart de l'espace médiatique du cinéma ou de l'audiovisuel. Romancier, essayiste, réalisateur de documentaires dans de nombreux pays étrangers, engagé dans les mouvements de Gauche, Chris Marker est autant multiple qu'unique. Voyageur invétéré, photographe, il s'est aussi récemment exprimé en composant des installations CD Rom (Immemory). 

 

Une approche

S'il mélange comme d'autres fiction et réel, Chris Marker débouche, lui, sur de véritables essais filmiques, ne cessant d'exploiter les possibilités qu'offre les supports auquel il a recours, de l'appareil photographique à la caméra 35mm, en passant le 8 ou 16 millimètres et par la vidéo (il a travaillé dans tous les formats). Sous le masque, sa présence accompagne toutes ses oeuvres où il livre finalement à travers des interrogations et commentaires personnels sa vision du monde. L'intime et le collectif (la façon dont va le monde) y trouvent finalement tout autant leur place.

S'il est quasiment totalement retiré des médias, Chris Marker ne l'est certainement pas du monde puisqu'il a passé sa vie à le parcourir et à rendre compte de ce qu'il y voyait. S'il apparaît comme un artiste très secret (aucune interview donnée de sa vie et très peu de photos), ses oeuvres parlent pour lui et il a finalement trouvé un moyen cinématographique pour s'y exprimer en mélangeant impressions personnelles et commentaires rendant compte de l'état de la planète. 

Dans ses films, il n'hésite jamais à passer d'un sujet à un autre sans lien apparent. Sans soleil se déroule par exemple à la fois au Japon et en Afrique et laisse à la voix-off le soin d'opérer la liaison entre chaque pays ou espace avec une réflexion sur la mémoire et le souvenir. De fait, les oeuvres de Chris Marker n'ont de prime abord rien de didactique. L'effort et l'implication du spectateur sont donc automatiquement convoqués. Ses films ont la particularité d'avoir des durées non standards : soit très courtes comme La Jetée (29 minutes) ou très longues comme, par exemple, Le fond de l'air est rouge (entre 3 et 4 heures). La seule chose qu'il n'a finalement jamais faite, c'est de tourner des films avec des comédiens et un scénario. 

Trois de ses films seulement relèvent de la fiction : La jetée, L'ambassade (tournée en 8 millimètres autour d'une prise d'otage filmée de manière très réaliste) et Level Five (un mélange entre fiction et documentaire autour d'une actrice qui a appris la mort de son mari et qui est constamment filmée en plan fixe ; celle-ci retrouve un logiciel qui s'intéresse à Okinawa pour la seconde guerre mondiale sur lequel travaillait le défunt ; le film fait le va-et-vient entre les images de fiction de la jeune femme qui parle de son mari et des images d'archives sur Okinawa). Cependant, parler de fiction ou documentaire avec les films de Marker n'a absolument pas de sens puisque des passerelles permanentes ne cessent de s'opérer.

 

Avant La jetée, Nuit et brouillard

Avant de réaliser La jetée, Chris Marker avait travaillé sur le film de Alain Resnais, Nuit et brouillard (1955), où il était crédité en tant qu'assistant réalisateur. Selon les témoignages de Resnais, Chris Marker participait à l'écriture des commentaires de la voix-off. Ancien déporté, Jean Cayrol, rédacteur du texte, ne tenait pas à se confronter aux images des camps de concentration. Il a tout de même vu le film une fois et en a écrit d'un seul jet le commentaire sans revoir le film. Marker a donc été chargé de réécrire le commentaire pour qu'il s'insère et s'adapte sur les images.

Nuit et brouillard et La jetée sont deux films qui possèdent une véritable proximité. Formellement tout d'abord puisque d'un côté comme de l'autre, les images sont accompagnées d'une voix-off qui raconte. Le procédé photographique en noir et blanc relie et caractérise ensuite les deux films. Les temporalités qui s'intercalent participent également du même ressort ; dans Nuit et brouillard, les images couleurs avec les longs travellings dans les camps de concentration désertés qui caractérisent le présent laissent place aux images d'archives ; La Jetée se déroule également dans un entre deux où présent et passé s'imbriquent (la question du présent dans le film pourrait d'ailleurs être posée à chaque instant). Enfin, on ne peut finalement pas ne pas penser à la seconde guerre mondiale lorsque l'on regarde La jetée. Dix-sept ans après la fin de la guerre, on parle de la troisième guerre mondiale dans le récit, ce qui crée indéniablement des réminiscences. D'autres indices établissent aussi des liens entre les deux films : les expériences des scientifiques sur les hommes rappellent par exemple indéniablement les tortures nazis ; les murmures, eux, laissent transparaîtrent dans La jetée la langue allemande. 

La jetée est au premier abord purement un film de science-fiction mais qui est baigné de cet esprit d'après-guerre, de l'holocauste, de la Shoah ou de guerre mondiale. Entre le document historique de Resnais et la pure science-fiction de Marker se crée finalement une gémellité. On pourrait donc se demander si Marker n'a pas d'une certaine manière commencé son film sur Nuit et brouillard.

                           

                                                    Nuit et brouillard                                                        La jetée

La jetée

L'utilisation des photos dans le film révèle tout d'abord du cadre économique, Chris Marker ayant pratiquement toujours fait du cinéma avec un minimum de moyens. Dans son approche du cinéma, la question de son rapport à l'économie définit sa capacité à contourner le manque d'argent et à produire en contrepartie un grand nombre d'idées. Le réalisateur explique dans sa présentation de La Jetée (voir le dvd) que faire des films sans argent n'a pourtant jamais été un choix mais une obligation. Au-delà de cette réalité, décider d'utiliser un appareil photographique pour faire un film répond bien à sa manière de penser le cinéma dans le sens où toutes ses oeuvres reposent et fonctionnent toujours sur l'idée du commentaire. Ce n'est donc jamais l'image qui s'impose avant tout mais son lien au texte à travers la voix-off. Regarder les films de Marker sans voix-off ne permettrait pas de leur donner du sens. C'est le commentaire qui guide le rapport entre le spectateur et les images et lui permet de produire du lien et de les éclairer ; ce qui ne veut pas dire que les images n'ont pas d'intérêt en elles-mêmes mais elle ne sont pas faites pour être isolées au risque de perdre une grande part de leur sens. 

L'ouverture de La jetée montre un panneau qui nous indique que "ceci est l'histoire d'un homme hanté par une image d'enfance". Si la voix-off dit exactement la même chose, Marker choisit de passer par l'écrit et n'impose finalement pas une répétition mais nous indique qu'image et texte font d'entrée corps. Si La jetée est un film qu'il est bon de revoir après sa première découverte, il peut être aussi très intéressant de lire le texte de la voix-off comme un récit, l'écrit lui apportant une autre richesse. En lisant l'ensemble, on se rend compte que la voix-off est beaucoup plus compliquée qu'elle peut en avoir l'air au premier abord et que l'on a du mal à vraiment s'y retrouver. Savoir dans quel temporalité les choses se passent devient durant le cheminement du film un vrai défi. 

Le travail du texte consiste donc à faire un commentaire et lier des photos. Autrement dit, on peut appeler ça du montage. La différence repose sur le fait que le montage au cinéma consiste à coller l'une derrière l'autre deux images qui donnent du sens alors qu'ici on a en plus le texte parlé qui permet d'entrer dans une autre dimension. 

ultime séquence

A l'origine, Marker était écrivain et travaillait dans les années 50 au Seuil, l'éditeur. C'est lui qui a lancé une collection de guides de voyages qui s'appelait Petite planète. A l'époque, ces guides comportaient davantage de textes que de photos illustratives. Marker a décidé de penser une collection qui mêlerait autant le texte que l'image, de tel sorte que l'un comme l'autre puissent produire du sens. Le texte pouvait donc répondre ou expliquer les images. Sans faire de cinéma, la démarche consistait donc dès cette époque à partir à la fois de l'écrit et de la photo pour voir ce que le mélange pouvait donner. 

Tous les documentaires que Marker a tourné durant les années 50 avant La jetée ont tous aussi été édités en livres qui s'appellent Commentaires et où l'on retrouve le texte intégral des voix-off de ses films avec, à leur côté, des photogrammes (malgré parfois quelques infimes variations entre le texte et les images qui ne sont pas dans le film). En conclusion, on finit par n'être même plus sûr qu'il s'agisse de cinéma, comme si Marker faisait finalement de l'écrit au cinéma. De la même manière, quand il écrit un livre, ce n'est plus tout à fait un roman mais c'est déjà presque de la mise en image à tel point que dans ses Commentaires, on parle d'un film de Marker sur l'Amérique où l'on avait toute la voix-off et toutes les photos alors que le film n'a jamais été tourné. On peut d'ailleurs se demander si le tournage du film aurait eu un sens puisqu'il existait déjà sous cette forme de photos commentées. On touche ici directement à une problématique propre au dispositif créé par certains plasticiens dans l'art contemporain. On dépasse donc une fois de plus chez Marker le simple cadre du cinéma.

Chris Marker's La Jetee - 1962

Peut-on maintenant dire que La jetée est un film ? Dans l'introduction, il est écrit que c'est un "photo-roman". Clairement, à travers cette appellation, Marker joue sur l'idée de la culture populaire (nous sommes en 1962, époque du Pop Art). Il a par exemple toujours aimé la bande dessinée et c'est sans doute pour cela qu'il fait un film de SF. Il n'est d'ailleurs sans doute pas innocent de sa part de présenter un sujet aussi grave sous la forme d'un photo-roman et d'amener le film dans une culture un peu triviale. Au début des années 90, un livre reprenant le texte de La jetée et les photos est sorti. Marker l'avait cette fois appelé un ciné-roman, s'opposant au sous-titre de photo-roman de la version cinéma. Marker a toujours usé du jeu des oppositions ou contradictions, premières sources permettant de produire de la réflexion et du sens.

Ce brouillage de pistes permanent définit finalement bien plus que du simple cinéma, lui permettant d'atteindre une autre forme d'art, passant par l'écrit, l'image, jusqu'à devenir une culture multimédia (pour reprendre le titre du livre - Cinéaste multimédia - qui lui a été consacré). Marker finit par se servir de tous les moyens de communication qu'il a à sa disposition pour communiquer au public. Mise à part Godard, très peu sont les cinéastes à utiliser ces formes d'expression. Si l'on prend le dernier film de Chris Marker, Chat perché, la voix-off a cette fois carrément été remplacée par des textes à l'écran qui poussent le spectateur à avoir un regard dynamique.

La Jetée

Dire maintenant que La jetée ne relèverait pas du cinéma serait faux puisque même s'il y a des photos, tous les procédés du cinéma, lié à la création du mouvement, sont présents. L'extrême complexité du travail de la bande son, mélangeant des sources diverses entre les bruits, murmures ou la musique, procède aussi directement du média cinéma. Si les photos restent par définition inanimées, La jetée est un film qui bouge par le biais du rythme du montage ou à travers le fameux plan de la jeune fille qui est un vrai plan de cinéma. Les photos ne sont pas simplement mises les unes derrière les autres puisque l'on a des changements d'échelles dans les cadres. Dans la séquence de fin où l'on voit l'homme mourir, plusieurs photos successives du même mouvement décrivent sa course. On a presque l'impression que Marker sélectionne et met en valeur des photogrammes d'un film déjà filmé comme si les photos avaient à ses yeux davantage de sens par rapport à son histoire. On a par exemple longtemps dit que le film avait été véritablement tourné et que Marker avait sélectionné certains photogrammes. Récemment, le cinéaste a pourtant affirmé, à l'occasion de la sortie du dvd, que l'appareil photo avait été l'unique outil, signalant que seul le plan du battement de cils de la jeune fille relevait du tournage avec une caméra. Où est le vrai et le faux ? Depuis plus de quarante ans, le mystère contribue sans aucun doute à la richesse du film et aux questions qu'il participe toujours à motiver. 

Plutôt que de se demander si l'on a affaire à un film ou à des photos, l'on pourrait par exemple se demander si le temps du cinéma et celui de la photo sont le même. Marker a choisi l'outil photographique dont la réalité n'est indéniablement pas la même que celle du cinéma et pourtant il fait un film. Il reste impossible pendant la durée du film de contempler les photos comme on le ferait en les ayant en main C'est donc un autre rapport qui s'établit. 

En s'intéressant au début du film, on se rend clairement compte à travers les expériences qui sont faites sur l'homme que l'on touche à une métaphore du cinéma. Le héros cherche à retrouver la mémoire, à plonger dans ses souvenirs comme s'il regardait un film. En lisant bien le commentaire, on n'est plus certain qu'il se trouve bien dans le passé. Ce n'est finalement pas tant les scientifiques qui le projetteraient dans le passé que lui-même qui ferait apparaître ses propres images mentales. On n'est alors plus certains que les images qu'il voie sont celles de son passé. Vu sous cette optique, ce ne serait plus un voyage dans le temps mais dans la mémoire. Cette femme à laquelle il pense ne relève peut-être pas d'une rencontre mais d'une pure projection de ses souvenirs qu'il adapte à la circonstance du moment. Le voyage dans le temps est donc vraiment plus compliqué qu'il n'y paraît. 

Des tas de questions, finalement assez effrayantes, restent en suspens. Qui parle ? A qui il parle ? Pour quelle raison nous raconte-t-il cette histoire de cette manière ? La temporalité et la chronologie peuvent donc aussi être interrogées. A quel moment, les faits se déroulent-ils ? La façon dont le film nous est raconté reste assez troublante. Étrangement, tout est extrêmement daté mais quand le voyageur va dans le passé, on n'arrête pas de dire que c'est un temps sans date, absolu, comme s'il vivait des fragments d'éternité sans vivre dans une époque précise. Le temps qu'il vit avec la jeune femme lorsqu'ils vont au musée n'est pas clair ; s'agit-t-il d'un vrai temps tel qu'on le connaît, avec une durée, ou d'un temps absolu et donc figé ?  Le commentaire ne précise aucune date précise autour de ces moments qui s'assemblent comme si la chronologie était extérieure au film. Il y a un véritable trouble qui se joue entre les temporalités, celle du cinéma et celle du temps précis (sans futur, passé, voire présent) où il rencontre la jeune femme. L'outil photo devient quasiment la métaphore de ce trouble provoqué par une dilatation du temps.

Roland Barthes parlait de la photo comme momification du temps. Étant donné que le film ne se déroule qu'au passé, il peut aussi en prendre l'apparence comme si on avait prélevé des fragments figés (les photos) du temps et qu'on les assemblait pour tenter de reconstituer le puzzle. Cette idée de temporalité rend le film hanté et très angoissant. 

retranscription : Michel Marques

 

 

 

 

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