11 sept 2007

Le journal
Sommaire complet
Editorial
Zooms
Temps fort
International
Suisse
Régions
Economie
Finance
Sports
Société
Culture
Eclairages
Courrier lecteurs
Météo
Elections fédérales
Finance
Finance
Fonds placement
Marchés
Economie
Les rendez-vous
Carrières
Immobilier
Samedi culturel
Disques
Livres
Multimédia
Les plus du Web
Photos
Vidéos
Dessins
Blogs
Forums
Dossiers
Archives
Revue de presse
Newsletters
Hors-séries
Netvibes
Flux RSS
Edition PDF
Edition ePaper
Les services
Abonnements
Espace abonnés
Boutique
Events
SMSAnnonces
WebAdresses
Publicité
Voyages
Rencontres
Le Temps SA
Présentation
Visite
Contacts
Recherche
Rechercher
Recherche par dateRecherche Avancee
ECLAIRAGES
Le Temps I Article
L'or vert des chamans, objet de toutes les convoitises
Rituel chamanique de purification en Equateur Photo: Keystone
Depuis une quinzaine d'années, les plantes traditionnelles font l'objet d'une recherche très stratégique de la part des géants mondiaux de la pharmacie, de l'agrochimie et de la biotechnologie. Des milliards de dollars sont en jeu: courses aux brevets, campagnes pharaoniques de bioprospection...
Sylvie Lasserre
Mercredi 29 août 2007
C'est un savoir vieux comme le monde. Il se transmet de père en fils. L'ayahuasca des chamans de l'Amazonie, l'iboga utilisé du Gabon, la maca du Pérou, le hoodia de Namibie, la kava des Samoas... Depuis une quinzaine d'années, toutes ces plantes font l'objet d'une convoitise très stratégique, pour le développement de médicaments, de produits de beauté, de pesticides... Comme des milliards de dollars sont en jeu, tous les moyens sont bons: des ONG agiraient pour le compte de multinationales. Les populations locales ne tirent que peu ou pas de bénéfice des profits de l'industrie. Au nom de la biodiversité, certaines sont mêmes déplacées de force.

Prix du «Capitaine Crochet» 2002: Larry Proctor, patron d'une société de semences du Colorado. Ce prix est décerné tous les deux ans par la Coalition contre la biopiraterie, un groupe d'ONG qui luttent contre le pillage des ressources génétiques.

Etat du Sonora, Mexique, 1994. Larry Proctor et sa femme, Enola, sont en vacances. Sur un marché local, Larry Proctor achète un sac de haricots qu'il rapporte aux Etats-Unis. Ces haricots originaires des Andes, les mayacobas, sont très courants dans la région. Deux années passent. Proctor reproduit et sélectionne ses graines. Il ne conserve que les plus jaunes jusqu'à obtenir une variété d'une couleur très stable. En 1996, il dépose une demande de brevet sur «son» haricot rebaptisé Enola pour l'occasion. Avril 1999, Larry Proctor obtient le brevet N°5894079. Dorénavant, il possède les droits sur tous les haricots de couleur jaune.

Son brevet en poche, Proctor écrit à tous les importateurs de mayacobas des Etats-Unis pour les informer que dorénavant ces haricots sont sa propriété. Ceux qui continueront à les commercialiser devront lui payer des royalties. Douze centimes par kilogramme. Les mots sont bientôt suivis d'effets. Fin 1999, le semencier entreprend une action en justice contre deux entreprises. Prétexte: ils vendent illégalement son haricot «Enola». Puis, en novembre 2001, Larry Proctor attaque 16fermiers américains. Ces derniers sont sous le choc: ils cultivent ces haricots depuis des années. Idem pour les vendeurs mexicains. Eux aussi devront verser des royalties à Proctor. Les ventes à l'exportation s'effondrent de 90%. Vingt-deux mille fermiers du nord du Mexique sont touchés.

Janvier 2000, ETC Group, une ONG qui a fait de la biodiversité son cheval de combat, dénonce le brevet et demande sa révocation. En juin 2000, celui-ci est rejeté par le Bureau des brevets américain (USPTO). Mais Larry Proctor ne désarme pas. De recours en appels, la bataille juridique est toujours en cours aujourd'hui. Pat Mooney, fondateur et directeur exécutif d'ETC Group, dénonce cette affaire comme un des cas de biopiraterie les plus révoltants: «Même le Bureau des brevets a admis s'être trompé! Mais cela fait dix ans que Larry Proctor conteste, continue à toucher des royalties et empêche les fermiers mexicains de vendre leurs haricots aux Etats-Unis. S'il perd, il n'aura même pas à les dédommager!»

Larry Proctor n'est pas seul à arborer la palme du biopirate. De nombreuses multinationales ont reçu le prix du «Capitaine Crochet»: Monsanto, L'Oréal, Syngenta, Bayer... La biodiversité est devenue l'objet de la convoitise des industries pharmaceutiques, agrochimiques et biotechnologiques. Elles ont compris l'immense potentiel que représentaient les gisements verts et se montrent particulièrement voraces: campagnes généralisées de bioprospection dans les déserts et les forêts, recensements systématiques de la flore et du savoir associé des anciens, dépôts de brevets...

Peu ou pas de contrepartie pour les communautés dont est utilisé le savoir ancestral. Ironie du sort, 90% de la biodiversité se trouve dans les pays du Sud. Seule une infime partie a été explorée. Au Brésil, par exemple, 0,4% de la flore a été étudiée. Tout reste à faire... Des milliards de dollars sont en jeu, une manne pour les géants du Nord. A eux seuls, Etats-Unis, Europe et Japon cumulent 90% des droits de propriété intellectuelle. Après la conquête de l'or noir, voici donc venu le temps de l'or vert.

Chaque jour apparaissent de nouvelles affaires de biopiraterie. Ayahuasca des curanderos de l'Amazonie, arbre qui guérit la lèpre (neem tree) de Birmanie, iboga utilisé lors les cérémonies de bwiti au Gabon, maca sacrée du Pérou aux vertus «rivalisant avec la DHEA et le Viagra», hoodia des San de Namibie «qui fait maigrir», kava des Samoas qui relaxe, pervenche de Madagascar utilisée en chimiothérapie...

Le secteur alimentaire n'est pas épargné: riz basmati, curcuma, quinoa, colza... Chaque jour s'élèvent des voix toujours plus nombreuses pour protester contre ce pillage systématique et organisé. Sur les cinq continents les ONG contestataires fleurissent. Pourtant, le vol de «secrets d'Etat» ne date pas d'hier. Les premiers cas connus remontent à l'Egypte ancienne. Café, cacao, maïs, pomme de terre... la liste est sans fin. Les plantes et leurs secrets s'échangent et se partagent depuis des milliers d'années, ce qui a d'ailleurs permis aux espèces d'évoluer et de s'améliorer. L'on ne parlait pas alors de biopiraterie. «Nous avons été les premiers à utiliser ce terme. C'était en 1993», témoigne Pat Mooney. Et d'ironiser: «Aujourd'hui, Linné, le naturaliste suédois du XVIIIe siècle serait certainement accusé de biopiraterie. Il envoyait des gens collecter des plantes partout dans le monde.»

Les voyages des explorateurs et des aventuriers partis aux XVIIIe et XIXe siècles à la découverte des zones encore blanches sur les cartes géographiques font toujours rêver. Même les missionnaires collectaient plantes et insectes inconnus. On inventoriait, on répertoriait... C'était une véritable frénésie de connaissance. Cela se faisait dans un esprit scientifique et curieux, souvent dénué d'intérêt financier. Surtout, cela se pratiquait de manière non industrialisée sans mettre en danger la biodiversité. Pourquoi le phénomène prend-il tant d'ampleur depuis une quinzaine d'années? «Il y a beaucoup plus d'intérêts commerciaux aujourd'hui», remarque Pat Mooney.

Rio, juin 1992. Sommet de la Terre. Pour contrer les abus qui se multiplient, les Nations unies adoptent la Convention sur la diversité biologique (CDB). Il s'agit de stopper la destruction de la biodiversité, très menacée, et de veiller au partage équitable des ressources entre les pays fournisseurs du Sud et les pays utilisateurs du Nord. La CDB est signée en décembre 1993 par 168 pays.

Un seul ne la ratifie pas, les Etats-Unis. «Le traitement des droits de propriété intellectuelle dans le texte de la Convention ne nous satisfait pas», déclarent ses représentants. Les lobbies industriels sont derrière... En effet, depuis qu'elle est entrée en vigueur, la Convention se montre impuissante à stopper le pillage. «Au contraire, elle n'a fait que légaliser l'accès aux ressources génétiques», dénonce Pat Mooney. Alejandro Argumedo, militant de l'association péruvienne Andes, est plus radical: «Le partage contractuel des bénéfices n'est pas acceptable. C'est comme si vous vous réveillez au milieu de la nuit pour découvrir que votre maison a été cambriolée. Sur le pas de votre porte, les voleurs vous incitent à vous réjouir car ils vous reverseront une part des bénéfices qu'ils tireront de la vente de vos biens.»

Les intérêts financiers sont colossaux. L'industrie pharmaceutique, en mal de nouvelles molécules inoffensives et efficaces - les médicaments sont la quatrième cause de décès en France - s'intéresse de plus en plus à la médecine des chamans. Mais... la science des plantes, ce sont les peuples aborigènes qui la détiennent. On les appelle tradipraticien au Gabon, mara'akame au Mexique, çaman chez les Toungouses (à l'origine du terme chaman qui signifie bondir), sangoma en Afrique australe, inyanga chez les Zoulous, angakok chez les Inuits...

Leur savoir se transmet de père en fils. Un savoir très secret... Les chamans guérissent, alliant leur connaissance des plantes aux cérémonies rituelles. Des pratiques immémoriales, disparues d'Occident mais qui perdurent dans le reste du monde. L'industrie a besoin du savoir ancestral. Les plantes, il faut les connaître, savoir où les chercher. Il faut marcher loin, longtemps, souvent des jours entiers. Si l'on n'a pas la «science», si l'on ne connaît pas le «secret», impossible de distinguer les bonnes des mauvaises plantes. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. C'est donc devenu pratique courante pour les compagnies de se faire aider des indigènes pour identifier les herbes et leurs propriétés curatives.

De plus en plus controversés pour ces pratiques, les industriels ont changé de tactique. Ils recourent maintenant à des intermédiaires afin de ne pas être accusés de biopiraterie. «Les entreprises pharmaceutiques, agrochimiques ou biotechnologiques ont arrêté de pratiquer elles-mêmes la bioprospection, confirme François Meienberg, de la Déclaration de Berne. Soit elles travaillent en partenariat avec des universités, soit elles sous-traitent cette tâche à des petites compagnies spécialisées.» On se méfie moins d'une université que d'un industriel.

Les mauvais élèves ne manquent pas. L'Université de Lausanne, par exemple, a illégalement pratiqué la recherche biologique au Zimbabwe pour le compte de Phytera, une entreprise de biotechnologie américaine. Elle a ensuite breveté une substance antifongique provenant de la racine d'un arbre, le Swartzia madagascariensis. Selon François Meienberg, ni l'Etat du Zimbabwe, ni les guérisseurs traditionnels n'en ont été informés, pas plus qu'ils n'ont donné leur consentement préalable. Violemment prise à partie par les militants de la Déclaration de Berne, l'Université de Lausanne a fait son mea culpa, assurant qu'elle ignorait enfreindre la CDB.

Autre contrat de bioprospection qui a fait couler beaucoup d'encre: celui passé entre Janssen Pharmaceutica, un laboratoire pharmaceutique belge, et la West Visayas State University aux Philippines. Acteur clef du dossier, un «chercheur invité» de l'Université de Gand qui intervenait au nom de Janssen. Il s'agissait de collecter des fleurs, des racines et des feuilles à des fins médicales. Etc., etc. La liste est sans fin.

En supposant que dans ces échanges Nord-Sud les parties s'accordent sur un contrat, un problème de taille se pose: comment redistribuer les compensations? Un véritable casse-tête, comme le montre l'histoire du hoodia, le cactus qui coupe la faim. Depuis quelques années, le monde occidental voit émerger une «épidémie» d'obésité. Bataille rangée entre groupes pharmaceutiques et agroalimentaires pour y faire face. Coupe-faim, produits «qui font maigrir»... Le marché mondial des médicaments anti-obésité représentait 800 millions de dollars en 2005. Il pourrait dépasser les deux milliards en 2010.

Les brevets tombent: «Korean pine nuts», «chicory roots»... Mais la vedette revient au hoodia d'Afrique du Sud. Nom de code: P57. Marché potentiel: 1 à 8 milliards de dollars. On dit qu'il suffit d'en manger l'équivalent de la taille d'une demi-banane pour couper sa faim pendant vingt-quatre heures. Il permettrait de diminuer de mille calories la ration alimentaire quotidienne. A l'origine de ce savoir, les San, le plus ancien peuple d'Afrique australe. Etablis depuis près de trente mille ans dans le désert du Kalahari qui s'étend entre la Namibie, le Botswana et l'Afrique du Sud, ils vivent en nomades ou dans des fermes isolées. Cela fait des siècles qu'ils se transmettent le secret du cactus qu'ils trouvent dans le bush. Ils ont coutume d'en manger avant de partir pour leurs longues chasses dans le désert.

Dans les années 60, le Conseil pour la recherche scientifique et industrielle d'Afrique du Sud (CSIR) entame des études sur le hoodia. Le composant actif est isolé dans les années 90. En 1997, le CSIR dépose un brevet. Commencent alors les négociations avec plusieurs firmes appâtées par la perspective du gain. Le CSIR accorde la licence exclusive à Phytopharm, une société britannique. En 2001, Phytopharm cède ses droits à Pfizer, le géant pharmaceutique, qui souhaite développer une version synthétique de la molécule dans l'espoir de lancer un blockbuster. Mais en 2002, après avoir dépensé 25 millions de dollars, Pfizer abandonne. L'extrait est trop complexe pour être synthétisé.

Phytopharm se tourne alors vers l'industrie agroalimentaire. Fin 2004, c'est au tour d'Unilever de placer ses espoirs dans la plante sacrée des San. La firme rachète les droits d'exploitation pour 21 millions de dollars. Unilever souhaite commercialiser des produits de régime à base de hoodia. Le groupe choisit d'utiliser directement l'extrait de la plante dans ses produits minceur. Les besoins devraient être tels que la firme passe des accords avec des cultivateurs de hoodia sud-africains. Production attendue? Trevor Gorin, porte-parole d'Unilever, reste évasif: «Je préfère ne pas répondre. C'est un domaine très sensible. Nous avons très peu d'expérience sur cette plante... Comment la cultiver, comment la récolter... C'est un défi considérable.»

En effet, l'enjeu est de taille. Tout le monde s'y intéresse. Les ventes de produits à base de hoodia séché explosent sur Internet. Capsules, gélules, comprimés... Les brevets pleuvent à l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI): gels, substituts de repas, suppléments alimentaires... La concurrence déplaît à Unilever. «C'est vraiment regrettable, déplore Trevor Gorin. Nous avons fait de nombreux tests sur ces produits vendus en ligne. Leur efficacité n'est pas prouvée.» Comme pour enfoncer le clou, on peut lire sur le site de Phytopharm une série de questions-réponses: «Est-ce que toutes les espèces de hoodia permettent de réduire l'appétit? Seul l'extrait de hoodia gordonii de Phytopharm a prouvé qu'il pouvait réduire les apports caloriques chez les volontaires.» Le hoodia gordonii «de Phytopharm»... A l'heure qu'il est, le brevet européen de CSIR-Phytopharm n'est toujours pas approuvé. «Il a été rejeté une fois, indique François Meienberg. Ils tentent par tous les moyens de le faire passer. Ils le changent, ils l'améliorent...»

Que deviennent les San dans l'affaire? «Ils ont fini par apprendre par hasard, suite à l'enquête d'une journaliste, que leur connaissance sur le hoodia avait fait l'objet d'un brevet», témoigne Roger Chennells, l'avocat qui défend leur cause. Le CSIR n'avait pas pris la peine de les informer. Accusés à leur tour de biopiraterie, les représentants de Phytopharm se justifient: ils croyaient les San «disparus».

Grâce au combat de leurs défenseurs, des accords sont enfin passés. «Un premier contrat a été signé entre les San et le CSIR en mars 2003, indique Roger Chennells. Les San ont perçu 4,5 millions d'euros d'avance. Ensuite, ils toucheront 6% des royalties sur les ventes globales des produits d'Unilever. Cela pourrait représenter plusieurs millions d'euros par an.»

Le marché mondial du hoodia prend une ampleur inattendue. Les paysans sud-africains se mettent à cultiver le cactus à grande échelle. Ils se regroupent en association. Objectif: veiller à fournir un standard de qualité pour le marché occidental. «Un second accord a été signé en mars 2007 entre les San et les cultivateurs de hoodia - hors plantations d'Unilever - poursuit Roger Chennells. Les San recevront près de 200 euros par kilogramme de hoodia séché vendu. Pour cette année, cela pourrait atteindre 12 millions d'euros.» Les royalties seront distribuées à la communauté et non aux individus. «Les San sont extrêmement pauvres, précise Roger Chennells. Ils n'ont pas l'habitude de gérer l'argent. Ces fonds serviront à l'éducation, à la nourriture... Nous n'avons pas encore reçu l'argent, mais nous préparons déjà les structures pour le gérer. Nous devrons les aider à bien utiliser ces fonds. Nous craignons notamment qu'ils achètent de l'alcool...»

Les San pourraient donc devenir millionnaires du jour au lendemain. Leur mode de vie en sera bouleversé. Cela les sauvera-t-il? Les 100000 derniers San sont en effet en danger. D'abord relégués dans une réserve, ensuite expulsés de cette même réserve après la découverte de gisements de diamants sur leur territoire, ils récupèrent finalement leurs terres fin 2006 suite à un procès retentissant en Afrique du Sud. Sans doute aussi grâce à l'attribution, un an plus tôt, du prix Nobel alternatif à Roy Sesana, leur représentant.

Une question se pose cependant: le hoodia d'Unilever parviendra-t-il un jour sur le marché? Rien n'est moins sûr. Pfizer s'est cassé les dents sur le P57, Unilever peine à son tour à le «mettre en boîte». Selon Trevor Gorin, les produits de régime n'apparaîtront pas sur le marché avant deux ou trois ans. Or, ils étaient attendus pour 2008. On en vient à se demander si seule la consommation de hoodia frais serait efficace.

Ameenah Gurib-Fakim, professeur en chimie à l'Université de Maurice, atteste: «Quand une molécule a été isolée d'un extrait de plante, cela ne donne pas toujours les effets escomptés. On constate qu'il existe une synergie entre les molécules majoritaires d'un extrait et celles qui se trouvent en petite quantité dans la plante. C'est cette synergie qui fait que l'extrait marche.»

C'est aussi le cas du fameux neem, très prisé pour ses propriétés insecticides. «Nous avons isolé la molécule que l'on supposait active, poursuit Ameenah Gurib-Fakim. Après des tests sur 20 générations d'insectes, des résistances sont apparues, la molécule étant de moins en moins efficace. Mais quand on a remis la molécule à l'intérieur de l'extrait, ses propriétés insecticides n'étaient toujours pas altérées après 80 générations d'insectes! Et cela, on ne peut pas l'expliquer!»

L'homme moderne se croit devenu maître de la nature. En réalité, il la maîtrise de moins en moins et la saccage à une allure qui donne le vertige. Roberte Hamayon, spécialiste du chamanisme en Sibérie, rappelle la modestie des chasseurs cueilleurs du paléolithique. Chaque année se déroulait une cérémonie chamanique pour négocier avec la nature la quantité de gibier qui serait chassée en contrepartie de tributs humains. Ceux qui devaient mourir durant l'année étaient désignés. Juste équilibre de l'écosystème. Paroxysme de la sagesse, l'homme arrivé à la fin de sa vie partait seul dans la forêt «se rendre» à la nature...

Aujourd'hui, nous sommes loin des chamans qui allaient collecter quelques plantes dans la forêt. Un véritable vent de folie semble s'être abattu sur l'humanité. La réalité rattrape la science-fiction. Certaines ONG permettraient à des géants industriels de pratiquer la bioprospection dans les zones qu'elles sont censées protéger. Nom: Conservation International. Désignation: ONG environnementale. Signe particulier: «leader mondial de la conservation de la biodiversité». Siège: Washington. Zone d'action: 40pays répartis sur quatre continents. Près de 300 donateurs: Bank of America, Boeing, Bristol-Myers, British Gas, Texaco, Citigroup, Coca-Cola, Dow, Esso, Exxon Mobile, Google, McDonald's, Microsoft, Monsanto, Nasdaq Stock Market, Shell, Walt Disney... Comité de direction: Gap, Global Hyatt, BP, Intel, United Airlines, Wal-Mart Stores, Starbucks Coffee...

Conservation International (CI) gère une quarantaine de «hotspots de biodiversité», ces zones protégées de la planète choisies pour la richesse de leur flore. Chaque jour, CI étend un peu plus son rayon d'action: Guyane, Surinam, Congo, Mélanésie, Micronésie, îles Salomon...

L'ONG est de plus en plus controversée: «CI est soupçonnée de collaborer avec des laboratoires pharmaceutiques et des sociétés de biotechnologie en leur permettant la bioprospection dans les écorégions dont elle a la charge», dénonce Aziz Choudry, chercheur à l'Université de Concordia (Canada) qui a longuement enquêté sur les activités de CI.

Dans un rapport de 2003 intitulé «Conservation International, le cheval de Troie», le Centre d'analyse politique et sociale du Chiapas (CAPISE) écrit: «La stratégie de CI consiste à recueillir des informations et à acheter de larges étendues de terres possédant un fort potentiel de bioprospection. Cela permet à l'ONG de gérer les ressources naturelles et/ou stratégiques dans de nombreux pays et de les mettre à la disposition des transnationales.»

Pat Mooney d'ETC Group atteste: «CI est réputée pour être très proche des grandes compagnies pharmaceutiques.» Ce que confirme Aziz Choudry: «Au Panama, CI a pratiqué la «bioprospection écologique» avec Monsanto. Au Surinam elle a collaboré avec les ethnobotanistes de Bristol Myers Squibb. Ils ont réussi à gagner la confiance des indigènes et des guérisseurs et ont négocié avec eux des contrats de «partage des bénéfices» très douteux...»

CI, bien entendu, dément: «Nous rejetons toute accusation de participation dans des programmes de biopiraterie avec des transnationales!» proteste Tom Cohen, responsable des relations avec les médias pour CI. «Le programme auquel nous avons participé avait pour objectif la découverte de nouveaux médicaments et la conservation de la biodiversité tout en assurant des mécanismes de compensation aux indigènes. Grâce à ce programme, des accords formels ont été passés avec les chamans et les communautés.» Hum... Il s'agit bien de cela... CI n'est pas la seule ONG incriminée. WWF ou encore Nature Conservancy, emploieraient des méthodes analogues.

On retrouve CI dans les «couloirs biologiques», ces méga-projets destinés à protéger la biodiversité: Congo Basin Forest Partnership, Meso-American Biological Corridor... Financés, entre autres, par la Banque mondiale. Le couloir biologique méso-américain s'étend du Mexique au Panama sur 768000 kilomètres carrés, soit près d'une fois et demie la France. Il regroupe plus de 10% de la biodiversité mondiale. CI et Pulsar, un puissant groupe mexicain de biotechnologie, y auraient installé des «stations de recherche biologique». «Alfonso Romo, le patron de Pulsar, était membre du Comité de direction de CI jusqu'en 2001, témoigne Orin Langelle, un militant activiste. Mais après le tapage que nous avons fait, ils ont retiré son nom du comité de direction.» Pulsar, un des principaux donateurs de CI, pouvait ainsi prélever à son aise des ressources dans le corridor. Ce que dément catégoriquement CI.

Par ailleurs, CI emploie les grands moyens pour surveiller la flore de la région: détection par satellite dans le cadre d'un consortium impliquant la NASA, quadrillage très fin de la zone, missions hebdomadaires de reconnaissance à bord d'un avion de l'US Agency for International Development (USAID), photographies haute résolution, traçage de routes. Pour quelle utilisation? On parle aussi de pétrole dans le sous-sol... Un autre projet, «Diversité», est mené conjointement par l'Unesco et l'European Spatial Agency (ESA) sur la même zone. Objectif identique: utiliser la télédétection pour protéger la biodiversité en Méso-Amérique... Ce sont les Indiens du Chiapas qui vont être contents d'être surveillés d'aussi près!

Larry Proctor et son sac de haricots font bien piètre figure à côté des nouveaux maîtres de l'Univers. Reste un espoir: les Etats membres de la Convention pour la diversité biologique se sont engagés à stopper l'érosion de la biodiversité d'ici à trois ans. C'est le «Défi pour la biodiversité mondiale». Prochain épisode en 2010 au Japon, à la Conférence des parties. Mais, selon les ONG, le consensus sera très difficile à obtenir. Tant qu'agiront les lobbies...



© Le Temps, 2007 . Droits de reproduction et de diffusion réservés.
Acheter les droits de reproduction de cet article.





S'abonner au Temps
Zone abonnés
Nom
Mot de passe
soumettre
Mot de passe oublié?
Accès d'un jour
Agrandir le texte
Réduire le texte
Imprimer l'article
Transmettre

Place de Cornavin 3
Case postale 2570
1211 Genève 2
tel: +41(0)22 799.58.58
fax: +41(0)22 799.58.59

© Le Temps. Droits de reproduction et de diffusion réservés.
A propos Nous contacter Votre avis Notre charte RSS

Retour au sommet de la page