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La nouvelle architecture de l’image

L’arrivée du numérique rappelle la révolution de l’architecture il y a un siècle.

par Alain Renaud

La crise que traverse la forme-image dans son passage au numérique fait étrangement penser à celle qui affecta la forme architecturale un siècle auparavant. Confrontée aux formidables transformations (environnementales, techniques, économiques, communicationnelles, politiques, esthétiques...) du « siècle de l’industrie » et qu’exprimeront divers mouvements artistiques [1], l’architecture devenait une pratique pleinement industrielle et urbaine. Dépourvue de style, activant nostalgies et mythes fondateurs (néo-classicisme, néo-gothique, primitivisme, retour à l’artisanat...), la modernité industrielle vit l’architecture se doter de concepts, de savoirs-faire et de repères esthétiques radicalement nouveaux. Un rapport à la matière sans équivalent dans l’histoire de la construction se forme alors, autour de trois matériaux nouveaux : le béton, l’acier, le verre ; le calcul en définit le principe opératoire, l’ingénieur en est le démiurge. Dans le même temps, techniques, matériaux traditionnels (pierre, terre, bois...) et pratiques artisanales entrent dans un profond mouvement de recomposition. Il en fut de même pour le rapport à la ville : prise dans ce même processus (dislocation des rapports sociaux traditionnels, concentration de main-d’œuvre, ouverture des réseaux matériels et immatériels modernes, montée de la question du logement...), la cité amorçait la longue marche qui la verrait sortir du cadre pour se livrer aux collages et montages cut de l’espace contemporain. Le concept de « plan libre » est au cœur de cet aggiornamento architectural et urbanistique moderne [2].

Le concept architectural de plan libre

L’idée de plan libre trouve l’une de ses premières expressions non dans l’architecture cultivée qu’enseigne à l’époque l’Ecole des Beaux-Arts de Paris, mais dans l’architecture empirique qui émerge dans le Middle West, en réponse aux besoins des pionniers et colons dont les maisons, par-delà toute considération esthétique, doivent pouvoir évoluer sans autre contrainte que celles qu’imposent les circonstances - évolutions du noyau familial, mobilité de la main-d’œuvre... Lorsque les architectes de « l’Ecole de Chicago » doivent reconstruire leur ville détruite par un incendie, ils transposent cette approche à l’échelle de la ville industrielle, exploitant systématiquement les nouvelles techniques et matériaux (structure métallique), s’efforçant aussi, mais en vain, de lui conférer un style. Cette architecture invente l’espace modulaire. L’acier, le verre et le béton armé sont ses matériaux de prédilection, le calcul en est la matrice, l’ingénieur est son démiurge, le « plan libre » est son concept.

Avec ce concept, l’architecture se libère définitivement de l’art du découpage et de l’agencement des blocs dont toute l’architecture pré-industrielle dépendait jusqu’alors, même si d’audacieuses formulations technico-artistiques lui permettait de transcender les limites imposées par la nature des matériaux traditionnels - la colonne grecque, la croisée d’ogives gothique, la coupole renaissante et baroque résultent d’une telle sublimation. La modularité industrielle instaure de tous autres rapports matière-forme-pensée : rapports ouverts et fluides où ce qui fait autorité, matériellement et techniquement, ne procède plus du poids du monde mais du jeu morphologique de la pensée. L’idée qui la rend opérante trouve dans le nouveau plan de matière non plus l’adversaire mais le corrélat de sa forme et sa logique. Aux yeux (et aux mains) de cette pensée, la prise de forme ne désigne donc plus ni le résultat négocié d’une contrainte matérielle externe, ni une composition harmonique du rapport matière-forme, mais l’arrêt d’un flux sur un cas de figure plus ou moins robuste.

Le monde humain auquel nous appartenons, monde commun pour un nombre croissant d’individus et de sociétés, est monde en un sens tout autre que celui auquel les sociétés rurales (ou même les sociétés industrielles primitives) avaient affaire dans leur quotidien et dans leur pensée. Il est monde au sens de la pensée qui le construit à son image - ce que pointait déjà Paul Valéry dans les années 30 : « le monde moderne se façonne à l’esprit de l’homme. » Un nouveau régime de réel se forme autour de nous, jusqu’à composer une « méta-nature » isomorphe à la pensée voulant savoir. Proprement fantas(ma)tique, une telle conjoncture repose sur un fait majeur : matière et pensée, termes jusqu’ici séparés, échangent désormais leurs différences, établissent entre eux des passages continus, voire se confondent.

L’idée de plan libre pointe le moment où l’espace physique peut non seulement s’énoncer mais se produire directement comme espace mental, champ de pensée. Il institue le projet comme objet de pensée (cosa mentale) matriciel, opératoire et modulaire. Mais pour qu’un tel plan soit réellement libre, il faut que le projet qui l’anime puisse faire mouvement, moduler (et non plus seulement mouler) l’altérité d’un concret qui jusqu’ici, au titre de la Nature, opposait à l’idée ses propres modes d’existence. Considérons les matériaux de l’architecture moderne : béton (armé, pré-contraint), acier, verre. Tous trois présentent une même détermination : en eux, la mécanique des solides se subordonne à la mécanique des fluides, la forme au processus formateur [3] : la solidité est un état possible et provisoire du matériau, la forme qu’il prendra, avec son exposant de robustesse, est une fonction du temps (durcissement, refroidissement...). Le verre, l’acier et le béton, aujourd’hui rejoints par les matières plastiques, offrent ainsi à la pensée constructive de véritables interlocuteurs matériels avec lesquels elle va pouvoir établir des rapports non plus seulement de négociation comme c’était le cas des matériaux physiciens (l’ébéniste, le tailleur de pierre, le bâtisseur, l’homme à la camera doivent passer des compromis avec le matériau pour lui donner forme), mais de partenariat, voire de dialogue ; ce qui suppose que pensée et matière parlent la même langue ; soit, s’agissant du métal (Gustave Eiffel) ou du béton armé (Tony Garnier, Franck Lloyd Wright, Le Corbusier...), la langue du calcul [4].

Seule l’industrie moderne est capable de rendre le plan virtuel du projet et le plan de matière pleinement isomorphes. Dès lors, la matière y est tissée d’intelligibilité, elle est littéralement devenue texture : en elle, support et texte sont non seulement indiscernables mais surtout parfaitement homogènes, la lisibilité (code) assurant l’ergonomie du système. L’objet informationnel contemporain (de l’ordinateur au téléphone portable) en est l’exemple le plus accompli : sa consistance physique se confond avec les « vertus » que lui assigne son architecture logicienne (programme) ; son être se définit comme quantum d’information (bits) tandis que sa forme devient une fonction d’affichage, au sens des interfaces de conversion selon un jeu réglé de codes intégralement contrôlés et transparents (algorithmes).

Du plan dans le cinéma moderne

Comme hier l’architecture, le cinéma contemporain est aujourd’hui profondément remodelé, techniquement, socialement et esthétiquement, par les nouveaux modes de production, de stockage, de diffusion et d’usage de l’image-son : le dispositif informatique permettant le traitement numérique de la lumière électronique. Le rapport que ce dispositif instaure avec le matériau lumière est à la manipulation de l’empreinte optico-chimique ce que la construction métallique ou en béton fut à la construction en pierre ou en bois : une révolution méthodologique et esthétique. L’image-trace, couple spatial par excellence, cède le pas à l’image-modulation, couple temporel procédant non plus d’un quelconque état de choses, mais de la dynamique des sources et des flux : du statut d’empreinte lumineuse d’un objet cadré, découpé dans le monde, la visibilité de l’image passe à celui de cas de figure possible d’un flux électronique intégralement contrôlable et manipulable en chacun de ses paramètres (amplitude et fréquence, luminance et chrominance). Le calcul (modèle, programme, algorithme) peut seul extraire ou construire de la forme ; visible ou sonore, celle-ci se produira entre les deux extrémités d’une lisibilité d’un nouveau type : entre absence et saturation de l’information. Signalétique, encodage et décodage fixent désormais les conditions de possibilité et les limites d’existence du nouveau plan de lumière, tandis que l’écran cesse d’être surface pour devenir interface.

Il revient à Gilles Deleuze d’avoir distingué l’image-temps de l’image-mouvement et surtout, d’avoir montré en quoi l’image-temps, née du même dispositif technique que l’image-mouvement, relevait d’une pensée visuelle et sonore irréductible aux seules déterminations de ce dispositif. Le cinéma est ainsi sauvé de la dangereuse conception qui veut que l’obsolescence de la technique avec laquelle il est né, signe sa propre fin. André Bazin avait pourtant bien dit que le principe fondamental du cinéma est dans la pensée qui l’anime et non dans les techniques qui lui donnent corps sous des formes variables. Son passage au plan digital ne signe donc pas nécessairement sa fin, d’autant que, quoique profondément remaniées, ses déterminations essentielles perdurent : enregistrement, montage, projection en salle... On peut même soutenir que son rapport au monde sort renforcé du fait d’une ergonomie allégée, plus accessible. La question n’est donc pas de savoir si le cinéma peut ou non continuer dans la configuration numérique, mais à quoi son avenir ressemblera.

Cette question est encore plus urgente si on ne considère pas seulement la position globale « du » cinéma, mais celle d’un certain cinéma. Celui où continue de s’exercer une volonté de pensée et d’art, et qui refuse de voir son image se mouler servilement dans la logique du marché et de l’entertainment à laquelle le numérique fournit des moyens supérieurs. C’est là la question esthétique et politique de la volonté de forme, dans sa résistance aux dominances d’une époque ; ce qui nous ramène aux grands débats et combats de l’architecture moderne, elle aussi confrontée en tant que volonté d’art non seulement à l’industrialisation - aujourd’hui l’automatisation - de ses modes de conception et de fabrication, mais encore à la « marchandisation » systématique des formes et des signes. L’échec des architectes-auteurs américains que consacrera en 1893 l’exposition universelle de Chicago (« vaste confiserie de plâtre », dira d’elle Louis Sullivan) reste à méditer par ceux qui voient en Hollywood le seul avenir du cinéma.

Plan stratégique

Le plan fait partie des déterminations essentielles qui engagent le cinéma comme image-mouvement et comme image-temps ; au point que ce qui distingue ces deux régimes audiovisuels réside en grande partie dans la manière dont le plan y est conçu et exercé. A nouveau, le rapprochement du cinéma avec l’architecture s’avère fécond : à l’instar de l’architecture classique et son agencement harmonique tout/parties, le cinéma de l’image-mouvement voit, découpe et agence des blocs visuels et sonores définis, chaque image-son particulière constituant l’élément d’un tout supérieur : le film. Celui-ci est image de toutes les images, boîte majuscule emboîtant chaque image, chaque plan comme autant de petites boîtes se comprenant (relation d’inhérence et d’intelligence) et s’appelant les unes les autres par toute une série de relations réglées. Le montage est l’art royal de ce cinéma auquel le cadrage fournit la découpe adéquate de ses éléments constitutifs. Sa référence idéologique est la croyance en un monde réglé, découpé en choses, en êtres et en événements agencés, globalement signifiants. Le cinéma moderne débarque là comme un éléphant dans un magasin de porcelaine : né de la dislocation des choses, des âmes et des corps opérée par la guerre, pris dans des espaces urbains marqués par la déconnection, la désaffection et l’insignifiance, il accomplit le geste iconoclaste par excellence : il déchire la boîte, délivre la vision cinématographique du modèle organique qui imposait à chaque image de se fondre dans la grande partition encyclopédique pour y trouver son sens et sa fin. Comme le dit un personnage de Bergman, « maintenant le miroir est brisé, il est temps que les morceaux se mettent à réfléchir » (L‘Heure du loup). Le premier, Orson Welles avait pris pour matière narrative l’inanité d’une vision totalisante surfant sur les leurres de la représentation, tentant de saisir les choses et les êtres du point de vue d’un tout ordonnateur dont l’impuissance affecte jusqu’à ses Sujets Majuscules (Citizen Kane).

Or, « déchirer la boîte » est une formule d’architecte, en l’occurrence de Mies van der Rohe. Comme le geste cubiste, la formule peut être interprétée comme un petit jeu technique brisant la représentation classique de l’espace. Pourtant, au-delà, il s’y joue une autre idée de la forme, dans un monde marqué par la discontinuité, la fluidité, la dislocation, la métamorphose. L’inquiétude moderne peut naître : quelle forme est encore pensable, possible, voire désirable, dans un tel espace-temps ? [5]

Apparu tout d’abord comme un slogan délirant, le « tout numérique » contemporain est une réponse significative à ces questions, par un programme d’action réalisé au-delà de ce que l’on pouvait en imaginer : unification de la diversité empirique, généralisation des « objets intelligents », construction d’un espace homogène de données... Dans cette poussée de constructivisme intégral (pour ne pas dire intégriste), une question monte : quelles lignes d’imaginaire se dessinent encore, lorsque le geste créateur est privé du ressort de l’extériorité ? Comment l’activer et surtout selon quel type de forme ? Ce questionnement fondamental sur la forme moderne dans ses rapports aux matériaux, à la technique et à l’industrie, est celui-là même qui anima les grands débats du Bauhaus, tendus jusqu’à se rompre par la contradiction Expression/Construction ; les choix pédagogiques de Gropius ou de Mies van der Rohe en procèdent, de même que les expériences de Itten, Klee et de Kandinsky ou à l’opposé, les propositions esthétiques pures et dures de Moholy-Nagy. Au cœur du débat : le statut moderne de la dimension plastique dans son rapport et sa différence à l’ordre du constructif et du bâtir.

Les enjeux sont aujourd’hui du même ordre pour le cinéma. L’image numérique n’est pas l’image d’hier continuée par d’autres moyens, elle est l’actualisation d’une autre idée de la forme et de l’image. Elle exprime la relation prioritaire que l’homme contemporain veut avoir avec le visible, avec la forme sensible, selon un rapport au monde placé sous l’autorité du Possible. Il n’est donc pas surprenant de voir aujourd’hui le jeu supplanter toute autre forme de rapport aux choses comme aux formes (à commencer par les rapports de spectacle et de contemplation) ; s’indique là la tendance lourde d’une culture dont le désir supporte de moins en moins l’altérité, sauf si celle-ci est jouable, prévisible. La pensée informationnelle porte aujourd’hui à son paroxysme la redoutable question des limites de la pensée voulant savoir. Question esthétique par excellence : jusqu’où va l’idée constructive lorsqu’elle fait de sa propre idéalité un processus formateur ?

En adoptant l’identité numérique, à laquelle il ne pourra pas échapper, le cinéma doit prendre la mesure de ce problème. La question du plan est stratégique : l’emprise dont la pensée dispose désormais sur la matière lumineuse comme sur tous les paramètres du visible offre au cinéaste des possibilités sans précédent. Mais à moins d’accepter que le faire-l’image, au cinéma ou ailleurs, se réduise à une pure question d’image (vision bouclée dont, sous des formes différentes, le cinéma hollywoodien comme la TV de consommation porte chaque jour un peu plus loin les effets : bêtise, vulgarité, insignifiance...), c’est au lien image-monde que revient la tâche de maintenir la possibilité même d’une image de création. Ce qui se joue là, c’est le maintien dans l’existence d’une image « au fil du temps », dans et par laquelle il peut encore (se) passer quelque chose.

Alain Renaud-Alain est philosophe. Il enseigne à l’Ecole d’Architecture de Saint-Etienne et à l’Institut de la Communication de Lyon 2.

Alain Renaud est membre de L’Exception.

Si vous souhaitez réagir à cet article, vous pouvez contacter l’auteur à l’adresse suivante : renaud.alain@wanadoo.fr

Article initialement publié dans les Cahiers du cinéma n°583, octobre 2003, in "Répliques".

photo : L’Exception

ARCHITECTURE / CINEMA

La notion de plan est commune au cinéma et à l’architecture, en tout cas dans la langue française. Elle condense plusieurs idées complémentaires :

- L’idée de planéité : un plan construit un espace bidimensionnel tel que toutes les dimensions du concret, y compris la profondeur, voire le temps, peuvent être saisies, représentées ou jouées à plat, selon des procédures techniques et/ou scientifiques déterminées (des codes symboliques médéviaux à la construction légitime de la Renaissance).

- L’idée de projection : la planéité du plan n’est pas statique mais dynamique : elle est selon la formule de Paul Klee cosmogénétique, génératrice de monde. Le plan est générateur aussi bien en termes volumétriques que temporels (c’est là sans doute le point le plus problématique d’un tel concept). C’est sans doute pour cela qu’au cinéma, dans ce même ordre d’idée, on peut affirmer avec Bonitzer que "l’image finale infléchit tout le système" ; la prise d’image par la caméra se subordonne à la donation terminale publique de l’image dans le noir, sur un écran.

- L’idée de cadrage : le mouvement de projection ne va pas sans une opération de délimitation de l’espace ; à la Renaissance, la "fenêtre" d’Alberti sera la première scénographie de cette idée, l’ouvert infini de l’espace-temps se trouvant concentré, résumé dans l’espace cadré, fini du tableau.


[1] Divers mouvements artistiques tenteront de surmonter la crise industrielle et urbaine des formes : Arts & Crafts en Angleterre, Art Nouveau en France, Sécessions en Europe, Werkbund en Allemagne...mouvements qui vont aller crescendo au début du XXè siècle : constructivisme russe, Bauhaus en Allemagne, les C.I.A.M...sans oublier bien entendu, les puissantes vagues affectant le paysage urbain et architectural nord-américain dès la fin du XIXè siècle (Ecole de Chicago)...

[2] Fixons quelques idées essentielles à propos de la notion de « plan », notion commune au cinéma et à l’architecture, en tous cas dans la langue française. Elle condense plusieurs idées complémentaires :
- L’idée de planéité : un plan construit un espace bi-dimensionnel tel que toutes les dimensions du concret, y compris la profondeur, voire le temps, peuvent être saisies, représentées ou jouées « à plat », selon des procédures techniques et/ou scientifiques déterminées (des codes symboliques médiévaux à la construction légitime de la Renaissance).
- L’idée de projection : la planéité du plan n’est pas statique mais dynamique : elle est selon la formule de Paul Klee cosmogénétique, génératrice de monde. Le plan est générateur aussi bien en termes volumétriques que temporels (c’est là sans doute le point le plus problématique d’un tel concept). C’est sans doute pour cela qu’au cinéma, dans ce même ordre d’idée, on peut affirmer avec Bonitzer que « l’image finale infléchit tout le système » ; la prise d’image par la caméra se subordonne à la donation terminale (publique) de l’image dans le noir, sur un écran.
- L’idée de cadrage : le mouvement de projection ne va pas sans une opération de délimitation de l’espace ; à la Renaissance, la « fenêtre » d’Alberti sera la première scénographie de cette idée, l’ouvert infini de l’espace-temps se trouvant concentré, résumé dans l’espace cadré, fini du tableau.

[3] Les concepts de gestaltung chez Paul Klee, de « prise de forme » chez Gilbert Simondon, saisissent l’essentiel de ce processus.

[4] Cette langue très particulière sera par essence celle de la matière électronique - la théorie du signal en est l’expression, Fourier l’un de ses grands théoriciens -, dont l’imagerie numérique sortira directement.

[5] Il faudrait ici un long développement pour montrer par exemple la similarité entre la modernité de la forme cinématographique dans l’œuvre d’Ozu, et les jeux d’espace de l’architecture domestique japonaise dont celui-ci s’inspire, ainsi que les raisons qui pousseront Franck Lloyd Wright à chercher au Japon les ressources stylistiques d’une organisation de l’espace modulée par d’autres rapports entre dedans et dehors, surface et profondeur, transparence et opacité, etc.