Au nom de tous les hommes
propos recueillis par Gilles Médioni, publié le 12/01/2006 - mis à jour le 11/01/2006
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Le chanteur Corneille et l'écrivain Martin Gray ont survécutous deux à un génocide. Pour L'Expressmag, ils se sont rencontrés
Extraits audio
Corneille et Martin Gray se sont prêtés, pour les besoins de L'Express, à une séance de pose. Pour écouter leur entretien sur fond de prise de vue photographique, cliquez ici
A priori, tout séparait Corneille, 28 ans, chanteur de R'n'B doux, fils du Rwanda et fan de Marvin Gaye, millionnaire du disque (Parce qu'on vient de loin; Reposez en paix) et ambassadeur de l'Unicef pour sa campagne mondiale contre le sida, et Martin Gray, 83 ans, l'auteur tonitruant d'Au nom de tous les miens, originaire de Pologne. L'un a perdu sa famille lors du génocide rwandais de 1994. L'autre a survécu à la Shoah et à des drames en série. L'Express les a réunis pour parler d'espoir, de catharsis et de résilience. Martin a vu en Corneille un fils, un héritier. Corneille s'est reconstruit avec Gray comme modèle. A la fin de l'entretien, ils se sont promis de se revoir.
Corneille, comment avez-vous découvert Martin Gray?
Corneille: J'avais 12 ans et j'habitais encore au Rwanda lorsque j'ai vu Au nom de tous les miens en vidéo. C'est un film qu'on se passait souvent à la maison, puis on discutait tous ensemble de la fatalité. Je ne sais pas à quel point je m'identifiais au personnage, mais les images restaient vivantes en moi. Après le génocide, tout a pris, évidemment, une autre dimension.
Corneille
1977
Naissance à Fribourg (Allemagne) de Cornelius Nyungura (mot kiyarwanda qui signifie «apprends-moi»).
1983
Ses parents, ingénieurs, s'installent à Kigali (Rwanda).
1994
Sa famille est assassinée sous ses yeux. Il a la vie sauve en se cachant derrière un canapé. Emigre en Allemagne.
1997
Etudes de communication à Montréal. Premier groupe.
2003
Son album Parce qu'on vient de loin s'écoule à 1,1 million d'exemplaires.
2005
Quatrième chanteur le mieux rémunéré en France en 2004, d'après le palmarès du Figaro Entreprises.
2006
Olympia.
Que disaient vos parents à l'époque?
Ils avaient exactement les mêmes réactions que l'on a aujourd'hui envers moi: «Quel courage!», «Quelle volonté!». C'était aussi pour eux une façon de remettre les choses à leur place quand on était trop capricieux, mon frère et moi. «Pense à monsieur Gray.» Votre parcours [Il s'adresse à Martin Gray] m'a persuadé qu'on avait en nous ce pouvoir de défier le destin, d'aller sans cesse de l'avant. L'accumulation des épreuves que vous avez traversées m'a aidé à ne pas prendre les choses pour acquises. Grâce à vous, j'ai appris la lucidité… Cette force, je l'ai exprimée dans une chanson, Tout va bien, qui commence par: «Au nom de tous les miens…»
Vous avez longtemps lutté contre une adaptation cinématographique de votre livre, Martin Gray. Et pourtant, quand on imagine que le film a voyagé jusqu'au Rwanda…
Martin Gray: Et revient comme un boomerang, c'est fou… Hollywood m'avait sollicité très tôt, c'est vrai. J'avais peur d'une histoire de cow-boy invincible, d'une grande fresque calibrée pour rapporter des dollars. Robert Enrico m'a convaincu. J'ai senti qu'un film pouvait être un moteur pour les jeunes qui ne lisent pas. Je n'ai vu Au nom de tous les miens qu'une seule fois et c'est comme si je revivais ma vie de nouveau. Le choc a été terrible: je voulais me dresser pour me battre encore tant les scènes étaient violentes. Mais je tenais à ce que ce film existe pour que le visage de tous les miens et de tous ceux de mon peuple martyrisé ne soient plus enfouis dans le fossé de l'oubli. Qu'ils marchent au côté de chaque spectateur ou téléspectateur puisqu'il y a eu une version télévisée.
Avec le recul, comment jugez-vous, l'un et l'autre, le pouvoir d'une œuvre?
Corneille: Lorsque j'ai enregistré mon premier album, je ne pensais pas que mes chansons résonneraient autant dans le public. Ce déclic, je l'ai eu justement au moment où le disque est entré dans les foyers, quand j'ai eu le retour des autres. C'est cette reconnaissance, cette responsabilité qui humanisent le succès. Qui rendent optimiste. On se déchire, on parle de religion, d'origine ethnique, de culture, tout est là pour nous diviser et puis la vie d'une personne, un livre, un film, une chanson nous réunit. Car tout le monde se reconnaît dans le malheur. On se ressemble tous, au fond. La compassion est encourageante pour l'avenir de l'humanité. Alors, oui, j'ai compris l'impact d'une œuvre… Cela m'a aidé à me reconstruire. Comme vous, Martin, j'imagine. Vous vous rappelez sûrement les premières fois où les gens sont venus vers vous, vous me comprenez?
Martin Gray
1922
Naissance à Varsovie de Martin Grayewski (signifie «jouer» en polonais).
1942
Déporté à Treblinka. Sa mère, ses frères sont gazés. Perd 110 membres de sa famille.
1945-1960
Fait fortune aux Etats-Unis dans les antiquités.
1970
Mort de sa femme et de ses quatre enfants dans un incendie près de Cannes.
1971
Au nom de tous les miens. 30 millions d'exemplaires vendus.
1983
Robert Enrico porte le livre à l'écran.
2005
S'installe à Cannes avec ses cinq enfants.
2006
Projet d'une bande dessinée sur sa vie.
Martin Gray: Bien sûr. Moi, après la guerre, je voulais parler, mais personne ne m'écoutait. Puis j'ai perdu ma femme et mes enfants dans cet incendie qui a ravagé notre maison en Provence et je ne voulais plus vivre. Mais je ne pouvais pas accepter qu'ils soient morts pour rien. Morts en vain. J'ai essayé de donner un sens à leur mort. Corneille: Et à votre vie. Votre chemin montre que l'on peut agir autrement que par la violence, la colère. Après l'Holocauste, vous auriez pu basculer dans un mouvement juif fondamentaliste.
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