Le dernier combat de Martin Gray

Par Leblond Renaud, publié le 11/02/1993

L'écrivain a édifié dans son jardin un temple dédié à la jeunesse. Il n'a oublié qu'une chose: la terre agricole n'est pas constructible. Devra-t-il tout démolir?

 

Il dit que c'est l'Arche du futur. Sur la colline de Tanneron, qui domine majestueusement la baie de Cannes, celui qu'on nomme ici l' «estranger» explique avec des accents exaltés le sens de son hallucinante composition: un amphithéâtre fabriqué à partir de 150 tonnes de chenilles prélevées sur 200 tanks de la Seconde Guerre mondiale, un bassin d'empereur romain en granite noir autour duquel se dressent 12 colonnes de bois de fer, des fontaines somptueuses en chutes de marbre de Carrare, une plate-forme télécommandée qui s'élève d'un pool-house à hublots, mais aussi une guillotine, quatre totems géants et un mirador, dont le maître des lieux précise qu' «il sera bientôt fondu dans un épais cristal afin de créer l'indispensable source de lumière».
Cet «estranger» a un accent polonais, des mains calleuses et le regard très fixe. Très bleu. Il se nomme Martin Gray. Et il est ici dans son jardin. Là où, le 3 octobre 1970, le destin s'est acharné contre lui: le mistral qui claque soudain entre les arbres et, dans un éclair, un front de flammes qui dévalent et rattrapent sa femme et ses quatre enfants. La mort des siens. Comme trente ans plus tôt, lorsque les 110 membres de sa famille ont atrocement péri sous la botte nazie. Le vide. De nouveau. Puis ce livre - «Au nom de tous les miens» - écrit pour exorciser un parcours de survivant et qui, grâce à plus de 20 millions de lecteurs, a fait de lui une sorte d'apôtre. «Je veux vivre, jusqu'au bout, disait-il, et un jour, si vient le temps, donner à nouveau la vie pour rendre ma mort et celle des miens impossibles.»
Il l'a fait. Avec peut-être encore un signe du destin: Martin Gray, remarié, est, une nouvelle fois, père de deux filles et de deux garçons. Comme hier, comme avant le drame, il a dissimulé des enceintes sous les bosquets et s'enivre à l'air libre d'opéras de Mozart. Divine inspiration. Qui l'aide maintenant à bâtir ce temple bourré de symboles. La piscine? Une métaphore, le symétrique en creux de la maison, la conjuration du feu par l'eau. Les colonnes de bois de fer? L'éternité, un matériau inaltérable, indestructible.
A moins que les bulldozers ne viennent détruire tout ça. A 69 ans, Martin Gray revit l'angoisse du chaos. Son temple - sa trace - est en sursis. Il s'est mis hors la loi. Il a oublié - ou ignoré - que son jardin est un terrain agricole inconstructible et qu'autour de lui les planteurs de mimosas n'ont pas le droit de bâtir le moindre cabanon, la plus petite remise. Alors, le 11 mars prochain, les juges de la cour d'appel devront trancher: au mieux, pour lui, une seconde amende - il a déjà été condamné à 100 000 francs en première instance; au pis, la destruction partielle ou totale de son oeuvre. «Je ne veux pas y croire, soupire Martin Gray. Cette arche doit me survivre et accueillir tous les jeunes en quête d'idéal.» Alors que d'autres juifs, dont les familles ont été décimées, choisissent de traquer les anciens nazis, lui dit vouloir regarder l'avenir et offrir les leçons de son passé. Déjà plus de 300 enfants des collèges de la région ont visité son jardin et, chaque jour, il contacte des professeurs pour les amener à Tanneron. A l'entendre, l'arche - symbole de sa vie en dents de scie - ne lui appartiendrait déjà plus. Pourquoi dès lors le condamner?
Un argument fort dans la bouche d'un rescapé du ghetto de Varsovie et du camp d'extermination de Treblinka. «Quand on connaît son histoire, que peuvent signifier pour lui des autorisations administratives?» se demande l'un de ses amis. Il continue d'ailleurs de peaufiner son arche comme si rien ne pouvait arriver. Accrochant des toiles de jeunes peintres dans les galeries souterraines éclairées par le fond de la piscine. Vérifiant avec sa télécommande si la coupole s'élève bien en silence. Briquant les chenilles de ses chars, «qui, dit-il, ne connaîtront plus jamais les combats ni la guerre et sur lesquels on s'assoira».
Soit. Mais au village, en contrebas, il n'est pas sûr que cet idéal de paix et de fraternité émeuve vraiment la population. L'ambiance est plutôt à la sourde colère. «Le destin d'un homme donne-t-il des passe-droits?» fulmine le maire, Jacques Chiabaut, qui redoute qu'une «jurisprudence Martin Gray» n'ouvre des brèches dans un environnement fragile et ultraprotégé. «Après tout, dit-il, dans le même département, l'administration n'a-t-elle pas contraint Olivier Mitterrand, neveu du président de la République, à détruire une partie de sa propriété?» Surtout, le maire ne comprend pas. Il reste confondu devant les risques d'incendie, dont Martin Gray plus que tout autre a déjà eu à souffrir. Et qui, à tout moment, peuvent menacer sa colline. «Que se passera-t-il si le feu prend alors que des dizaines d'enfants arpentent son labyrinthe? Comment les protégera-t-il, alors qu'il est bien placé pour savoir que les mimosas qui brûlent dégagent une essence asphyxiante?»
Martin Gray ne répond pas. Sûr que cette arche sera bien plus que le célèbre palais du facteur Cheval, dans la Drôme: un lieu de vie, de rencontre, de connaissance. Avec des amis parisiens, il rêve d'en faire l'épicentre d'un réseau de clubs répartis dans toute la France. «Des clubs du futur, explique-t-il, où les jeunes disposeront de banques de données sur tous les sujets.» Pour financer l'opération, il s'est mué (sans trop de problèmes...) en homme d'affaires et a fait appel aux grandes entreprises. «Déjà, assure-t-il, nous avons obtenu le partenariat de Gaz de France et du groupe BSN. Et demain nous créerons de vrais journaux pour les jeunes.» Difficile de ne pas adhérer à cet enthousiasme puisé dans les secrets de son histoire. En l'apprenant, la cour d'appel d'Aix-en-Provence a d'ailleurs décidé - fait rarissime - de se transporter sur le lieu du délit. «C'est ma dernière bataille», a alors confié au juge le rescapé de Treblinka. Le maire, lui, a prévenu: «Les habitants de Tanneron n'accepteront aucune dérogation au droit commun. Que son bénéficiaire se nomme Martin Gray ou pas.»
+PHOTOS de Martin Gray et de son jardin.

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Commentaires (1)

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guissang

guissang - 28/11/2008 12:18:34

bjr, Moi,je considere MARTIN GRAY comme un monument vivant d'une des pires betises humaines.je pense que quelque soit ce qu'il demande,si de façon humaine,cela peut lui etre accordé,que les gouvernants de l'etat français fasses indulgence a l'egard de ce SUR-HOMME,a qui DIEU meme n'a rien refusé ;de faire et vivre ses derniers moments de joies!Il est tres important que la generation nouvelle qui conaitra son histoire,n'en croit pas comme on peut leur demander de croire a la BIBLE,(c'est pacequ'il n'y a pas d'edifice materiel du CHRIST que certains ont du mal a croire en lui et son oeuvre pour sauver toute l'humanité). Ce site pourrait representer pour la generation future un lieu de pelerinage et réaliser combien de fois l'espece humaine a evoluer,en vivant aujourd'hui ensemble (juif,nasy,blanc,noir,jaune...)dans une meme nation en parfaite hamonie! Je sais que mon opinion n'est qu'une goutte d'eau dans la mere,mais je pense que le meme DIEU qui a preservé sa vie fera en sorte que cela reste un evenement indelibile dans l'esprit des homme! Excellente journée a vous!

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