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Pierre Dac président!

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Il y a trente ans, le 11 février 1965, Pierre Dac, alias André Isaac, septuagénaire prince des loufoques et directeur de «L'Os à moelle», annonce qu'il se présente à l'élection présidentielle. Chef incontesté du Parti d'en rire et redoutable sceptique, l'humoriste - à qui l'on devait déjà l'invention d'un portefeuille de la Fatalité, créé pour suppléer aux ministères incompétents, et la composition d'une «Sonate au clair de l'urne» pour bugle et harmonica - fonde ce jour-là le Mouvement ondulatoire unifié (le MOU) et part en campagne avec une devise dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle n'a guère vieilli: «Les temps sont durs, vive le MOU!»
Afin d'immortaliser sa très officielle candidature, le chansonnier donne, à l'Elysée-Matignon, la conférence de presse la plus courue de l'hiver 1965. Les photographes mitraillent l'arrivée protocolaire de Pierre Dac. Deux catcheurs (Bollet et Delaporte), qui figurent ses gardes du corps, ainsi que deux complices, déguisés en cardinal et en cheikh arabe («l'émir Crado»), escortent le prétendant. L'oeil bleu, le costume croisé, et un sempiternel mégot collé à la commissure des lèvres, il monte sur une estrade, désigne deux de ses futurs ministres: Jean Yanne et René Goscinny, livre son bulletin de santé («A part quelques troubles glandulaires et une légère ptôse stomacale, je me porte bien»), puis répond aux questions que les journalistes ne lui ont point posées avec un imperturbable sérieux. Il assure notamment avoir déposé l'épineux dossier de la circulation routière à l'étude de Me Legrand-Schlem, notaire à Issoubly-sous-l'Huy, propose la création d'un territoire suisse dans chaque pays européen, et se félicite d'être en excellents termes avec les chefs d'Etat étrangers: «Etant donné que nous ne nous sommes jamais rencontrés, nos opinions sont en parfait état de concorde.»
Le Tout-Paris applaudit le canular, qui va se prolonger pendant plusieurs mois. Le président du MOU signe, en effet, dans chaque numéro de «L'Os à moelle» un éditorial où il peaufine le programme qui le conduira, sinon à la magistrature suprême, du moins «à la station de métro la plus proche de l'Elysée». Et il informe ses lecteurs-militants des succès que leur cicérone a enregistrés lors d'un voyage en Indre ou d'un colloque (au sommet) Mao-MOU. Citant volontiers «l'illustre philosophe ivrogne grec Mordicus d'Athènes», Pierre Dac rédige avec grandiloquence des discours logiques, mais creux, dont la vertu est d'ajouter à la componction des authentiques candidats à l'Elysée. Il suggère une réforme fiscale révolutionnaire en vertu de laquelle chaque citoyen paierait les impôts de celui qui se trouve à l'échelon inférieur, défend avec lyrisme «le droit d'être pauvre», s'applique à réviser la Constitution en exigeant qu'à l'Assemblée le président du groupe majoritaire dirige lui-même l'orchestre de la garde républicaine, en appelle à une politique du salsifis frit et lance quelques mémorables apophtegmes: «C'est par peur de la trouille que le monde est dans la crainte du pire», ou: «Quand le Calvin est tiré, il faut le croire.»
Par la grâce de Pierre Dac, orateur pince-sans-rire, génie du calembour, récupérateur de truismes et persifleur hiératique, l'imposture enchante les Français que, en ce temps-là déjà, la campagne électorale laisse indifférents. A l'approche de l'été, les autres candidats s'inquiètent de la popularité croissante du trublion. Jusqu'à l'Elysée, où l'on considère que la plaisanterie a assez duré. En septembre, un conseiller du général de Gaulle téléphone à Pierre Dac et le prie de se retirer. Par fidélité au chef de la France libre, qu'il avait rejoint à Londres en 1943 et pour lequel il s'était illustré au micro de la BBC, l'ex-sous-lieutenant obtempère aussitôt. Le dimanche suivant, sur France-Inter, celui qui réclamait une ordonnance de police enjoignant à la population de rêver boulevard Haussmann, le mardi, de 18 heures à 18 h 30, trouve, pour s'éclipser en beauté, le meilleur argument: «Je viens de constater que Jean-Louis Tixier-Vignancour briguait lui aussi, mais au nom de l'extrême droite, la magistrature suprême. Il y a donc désormais, dans cette bataille, plus loufoque que moi. Je n'ai aucune chance et préfère reconcer.»
Le 5 décembre 1965, de Gaulle est mis en ballottage. Le 19 du même mois, avec 54,6% des suffrages, le général-président retrouve, à l'Elysée, son fauteuil de président-général. Seize ans plus tard, prenant modèle sur Pierre Dac, Coluche se présente à son tour à l'élection présidentielle: fort d'une verve atomique et d'une générosité tonitruante, l'interprète du «Schmilblick» réconcilie un temps le peuple avec les intellectuels, puis menace, dans les sondages, les candidats des partis traditionnels, de gauche comme de droite.
En 1995, aucun humoriste n'ose plus narguer, devant l'isoloir, les prétendants au titre. Dac et Coluche ont gagné des fidèles, mais perdu des élèves. A l'angle droit d'un tournant décisif, comme eût dit notre «maître soixante-trois», les comiques sont couards, les lazzi interdits, l'hiver a le spleen et Balladur, le triomphe facile. Le moment nous paraît donc venu de proclamer: «Les temps sont mous, vive le dur!»
Y a du MOU dans la corde à noeuds! par Pierre Dac. Julliard, 238 p., 99 F.
Pierre Dac, par Jacques Pessis. Bourin, 480 p., 145 F.
Pierre Dac, mon maître soixante-trois, mis en scène par Jérôme Savary. Théâtre Antoine. Tél.: 42.08.77.71.
PHOTO: 1965: Pierre Dac, candidat à l'Elysée. 

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