Comme un mauvais polar. Plus de deux semaines après la révélation de l’affaire d’espionnage présumé chez Renault, les premiers et rares éléments révélés laissent perplexe. Tout comme les conditions de l’enquête privée menée par le constructeur, qui l’a conduit à licencier trois cadres - Michel Balthazard, Bertrand Rochette et Matthieu Tenenbaum (lire ci-dessous) -, puis à porter plainte contre X pour espionnage industriel au profit d’une puissance étrangère (potentiellement la Chine), au sujet de son programme de voiture électrique. Outre les dénégations des intéressés, qui ont porté plainte pour diffamation ou dénonciation calomnieuse, l’absence de preuves conduit à s’interroger sur la thèse du constructeur. «La version officielle ne tient pas la route, explique ainsi un grand patron du CAC 40. Rien n’est crédible dans cette histoire, qui doit cacher quelque chose d’autre.» Au sein du gouvernement, on se pose aussi«beaucoup de questions» : «Si Renault a découvert une filière organisée d’espionnage international, pourquoi l’a-t-il gardé pour lui si longtemps sans prévenir les services de renseignements ?» Dans le milieu de l’intelligence économique, «on est dans l’expectative», glisse un professionnel. «Et si l’enquête a été confiée à un [détective] privé seul, on peut craindre le pire.» Sans insulter l’avenir - les enquêtes judiciaires permettront peut-être d’y voir plus clair -, passage en revue des sujets qui fâchent.

L’enquête bizarre

Tout a commencé par une lettre anonyme envoyée à la direction de Renault. Une «alerte éthique portée à la connaissance de notre compliance committee [comité de déontologie, ndlr]», nuance le constructeur. Qui confie ensuite une enquête à un détective privé, lequel aurait réussi l’exploit, en quatre mois, de remonter une filière d’espionnage au profit des Chinois et de fournir la preuve que des cadres auraient encaissé des fonds occultes. «Quand on a des vrais doutes, on saisit les services, pas un détective privé, persifle un haut spécialiste du renseignement. Je ne sais pas à qui Renault aurait confié l’affaire, mais il n’y a pas un seul opérateur sur la place qui ne se bidonne…» La Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) dispose d’une cellule interne, baptisée Protection du patrimoine économique, à la disposition des entreprises saisies d’un doute : à la bonne franquette, le service de renseignements les aide à démêler le vrai du faux. Comme bien d’autres, Renault a déjà procédé ainsi dans le passé. Mais ne l’a pas fait dans cette présumée affaire d’espionnage. Pour mieux régler l’affaire en interne afin de ne pas ternir son image ? Hervé Seveno, président du Syndicat professionnel de l’intelligence économique (IE), ne cache pas ses doutes : «Renault présume de la culpabilité de trois cadres. J’ose espérer que cela repose sur des éléments tangibles. L’intelligence économique classique s’appuie sur des moyens légaux, opposables juridiquement - pas d’intrusion informatique ou de violation du secret bancaire. Or les enquêteurs de Renault ne font pas partie de nos adhérents.»

Les comptes suspects

Tout repose là-dessus. Vous «avez reçu de l’argent de source étrangère», reproche Renault aux trois cadres suspectés : 130 000 euros au Liechtenstein et 500 000 euros en Suisse. En dépit de leurs dénégations outragées, le constructeur les a licenciés : «Vos explications ne sont pas de nature à modifier notre position.» Car toute la théorie de l’espionnage au service d’une puissance étrangère, dont Renault admet à ce stade qu’il ne s’agit que d’une «conviction», est basée sur ces comptes offshore, auxquels l’employeur croit dur comme fer, «après investigations» privées. Le Canard enchaîné ayant précisé que la plainte pénale déposée par Renault mentionne explicitement deux établissements, la Banque cantonale de Zurich et la LGT à Vaduz, la vérification sera aisée. «En Suisse, cela prend quarante-huit heures dans le cadre d’une entraide judiciaire», se félicite par avance Me Pierre-Olivier Sur, avocat de Michel Balthazard.Notre PDG du CAC 40 est tout aussi sceptique : «Un compte en Suisse pour payer cash des espions, cela n’a pas de sens ; d’autant que les sommes sont ridiculement faibles.»

 

Le bazar judiciaire

Après avoir déclenché l’artillerie pénale et prud’homale, la direction de Renault se dit sûre de son coup : «Tout a été fait dans les règles du code du travail.» La procédure de licenciement a été respectée à la lettre : convocation à un entretien préalable, délai de quarante-huit heures en vue d’apporter la contradiction, suivie d’une notification du licenciement. Mais si la forme est bonne, le fond laisse songeur. Les trois missives commencent de la même manière : «Renault a reçu une dénonciation anonyme vous mettant en cause.»Mais le corbeau ne mettait en cause que Balthazard et Tenenbaum, pas Rochette. Et les trois courriers s’achèvent par «Renault a acquis la conviction que vous aviez divulgué des informations stratégiques.» Un licenciement par conviction… «C’est très elliptique et surtout très léger juridiquement», souligne Me Marie-Sophie Rozenberg, avocate de Bertrand Rochette. «L’entretien préalable au licenciement a duré une demi-heure, s’insurge Me Thibault de Montbrial, avocat de Matthieu Tenenbaum. La direction de Renault s’est contentée de lire un texte, refusant de répondre aux interrogations des syndicats, et affirmant que la réponse serait dans sa plainte…»

De fait, la plainte pénale de Renault (pour «espionnage industriel, corruption, abus de confiance et vol») a pour premier effet de suspendre le recours devant le tribunal des prud’hommes intenté par les trois cadres licenciés - au nom de l’adage : le pénal tient le civil en l’état. De même, leurs contre-plaintes pénales déposées contre Renault (pour diffamation et dénonciation calomnieuse) ne pourront prospérer avant que la plainte initiale du constructeur ne s’achève par un éventuel non-lieu. Renault conserve donc les cartes en mains. Les avocats des trois licenciés ont bien demandé au procureur de Paris de leur fournir le contenu des poursuites, mais rien n’oblige Jean-Claude Marin à leur donner. Le procureur ayant fait grand cas du dépôt de plainte de Renault (via communiqué de presse), Me Sur, avocat de Balthazard, lui a aussi demandé par courrier, au nom du «respect de l’égalité des armes et du parallélisme des formes», qu’il signe un communiqué similaire faisant état de la contre-attaque.

Des remous en interne

Au sein de l’entreprise, enfin, l’affaire continue d’agiter les esprits. Notamment sur le Technocentre, basé à Guyancourt (Yvelines), où les sentiments, quinze jours après le déclenchement de l’affaire, restent partagés. Certains syndicalistes qui ont accompagné les mis en cause lors de l’entretien préalable au licenciement s’avouent ainsi troublés par la détermination de la direction. «Ils avaient vraiment l’air sûrs d’eux, rapporte un délégué syndical. A l’inverse, la fébrilité de l’un des salariés licenciés était patente.» D’autres cadres, de leur côté, n’y croient pas : «Des collègues se demandent s’il ne s’agit pas d’une grande machination dont serait victime la direction, avance un ingénieur. Preuve en est : nos équipes travaillant sur les avant-projets sont aujourd’hui décapitées.» Sans parler de l’enquête de la DCRI, qui angoisse les salariés. «Ceux qui travaillent dans l’unité chapeautée par Balthazard n’en mènent pas large, ils savent que leur vie va être passée au scanner», explique un syndicaliste.

A défaut d’avoir profité de vrais secrets industriels - selon les dires de la direction de Renault -, les auteurs de la tentative d’espionnage présumée auront au moins réussi une chose : semer la pagaille dans l’entreprise…

 

Dessin Marcelino Truong