Grand Angle 26/06/2008 à 04h02

Mandela n'est plus à la fête

Pour célébrer les 90 ans du héros de la lutte anti-apartheid, un mégaconcert se tient demain à Londres. Mais en Afrique du Sud, son bilan fait désormais l'objet de critiques chez les Noirs.

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CESSOU Sabine

Le gros des festivités pour les 90 ans de Nelson Mandela n'aura pas lieu en Afrique du Sud. Elles n'auront même lieu le 18 juillet, jour de naissance de l'ancien président sud-africain. Non, elles se tiendront demain à Londres. Vingt ans après le concert historique du 11 juin 1988 à Wembley, pour les 70 ans du prisonnier Mandela, un nouveau méga-concert est organisé demain en Angleterre. Le grand homme fera le déplacement jusqu'à Hyde Park, pour écouter Johnny Clegg, U2, les Spice Girls et une brochette d'invités surprise. Le ticket d'entrée est à 82 euros et les recettes iront au fonds 46 664, le numéro d'écrou de Mandela, devenu l'emblème de ses bonnes oeuvres contre le sida.

En Afrique du Sud, en revanche, la fête s'annonce plus sobre. Depuis le 18 juin, tout le monde peut y aller de son message perso à l'ex-président, en envoyant un texto au 46 664, pour l'équivalent de 1,60 euro. Ces SMS sont consultables sur le site Internet Happybirthdaymandela. com. Une initiative sponsorisée par l'opérateur téléphonique Vodacom, qui versera lui aussi ses profits aux organisations caritatives de Nelson Mandela.

Pour le reste, contrairement à ses habitudes, l'ancien chef d'Etat va faire profil bas. Le jour de ses 80 ans, il avait épousé, en troisièmes noces, l'ex-première dame du Mozambique, Graça Machel. Ses 85 ans avaient encore été célébrés en grande pompe, avec inauguration d'un pont futuriste, qui porte son nom à Johannesbourg, et grand marathon populaire en son hommage dans les rues de la ville. Mais cette année, le héros anti-apartheid ne sortira pas de l'intimité d'une réception strictement familiale.

Le contexte national, il est vrai, ne se prête guère aux réjouissances. Nelson Mandela avait déjà décidé de ne pas trop en faire pour ses 90 ans, avant la vague de violences xénophobes qui a surpris l'Afrique du Sud, en mai. Voilà plus d'un an qu'une guerre de succession se joue au sein du Congrès national africain (ANC, au pouvoir), dans la perspective des élections générales de 2009, sur fond de frustrations grandissantes. Toujours aussi pauvre, la majorité de la population n'en peut plus d'attendre les fruits de sa libération, dix-sept ans après la fin de l'apartheid.

Visions de cauchemar

Nelson Mandela, lui, reste au-dessus de la mêlée. Libéré en 1990, à l'âge de 72 ans, élu en 1994 premier président noir d'une Afrique du Sud enfin multiraciale, il a quitté le pouvoir en 1999, après un unique mandat. Depuis, il n'intervient que très rarement, pour critiquer la guerre en Irak ou militer en faveur de l'accès des Sud-Africains aux traitements contre le sida - des médicaments refusés jusqu'en octobre 2003 par son successeur, Thabo Mbeki, qui les trouvait toxiques. L'icône internationale a passé l'essentiel de son temps, ces dernières années, à rédiger le second volume de ses mémoires, la suite de Longue marche vers la liberté (1994).

A l'étranger, beaucoup se posent la «Wham question», sujet de plaisanterie rituel chez les diplomates sud-africains. Alors, What happens after Mandela ? (Que va-t-il se passer après Mandela ?) Ceux que la question ne fait pas franchement rire, en Afrique du Sud, donnent les réponses les plus contradictoires, à l'image de leur société. Les afropessismistes blancs agitent des visions de cauchemar à la zimbabwéenne, tandis que les idéalistes noirs de la «renaissance africaine» voient déjà des lendemains meilleurs dans le décollage économique en cours. En réalité, personne ne sait ce que deviendra, avec ou sans Mandela, ce grand pays complexe et ravagé par son histoire. Le principal intéressé l'a dit et répété : «Après moi,la vie continue.»

Alors qu'à l'étranger, la question de son héritage se pose avec une pointe d'inquiétude, en Afrique du Sud, elle prête parfois à la colère, souvent aux regrets. «Dans les townships, Mandela est accusé d'avoir trahi son peuple, note le politologue sud-africain William Gumede, tandis qu'une partie de la population lui reproche de n'être pas resté plus longtemps au pouvoir Au sein même de l'ANC, personne ne se risque à critiquer publiquement Madiba - son nom de clan dans l'ethnie xhosa, la façon commune et affectueuse qu'ont les Sud-Africains de l'appeler. Mais dans les coulisses, le mécontentement n'a cessé de monter.

Quand Mandela s'est retiré, en 1999, il était déjà critiqué pour son grand pardon aux Blancs et sa politique de réconciliation tous azimuts. Qu'il enfile le maillot des Springboks, l'équipe nationale de rugby majoritairement blanche, lors d'une victoire en Coupe du monde en 1995, passe encore. Mais beaucoup n'ont pas digéré le thé pris la même année chez Betsie Verwoerd. Et ce d'autant moins que la veuve de Hendrik Verwoerd, ancien Premier ministre et concepteur des lois les plus iniques de l'apartheid, vivait dans le village retiré d'Orania, un îlot de 600 Afrikaners ultra-conservateurs qui ne veulent rien avoir affaire avec les Noirs, 80 % de la population. De même, le processus de la Commission vérité et réconciliation (Truth and Reconciliation Commission, TRC), qui a permis aux anciens bourreaux d'échanger l'amnistie contre la vérité, a laissé les Sud-Africains amers. Wouter Basson, le «Docteur la mort», jadis en charge d'un programme d'armes bactériologiques contre les activistes noirs, s'est dit «fier du travail accompli» et a été acquitté. De leur côté, les quelque 20 000 victimes ayant témoigné devant la TRC ont attendu des années, avant de recevoir leurs indemnités.

La voie de la réconciliation

«Nelson Mandela sait encaisser les critiques», affirmait Ahmed Kathrada, ancien compagnon de bagne et proche conseiller politique, en juin 1999, dans les colonnes du Business Day. «Quand on lui parle d'une réconciliation un peu surjouée, Mandela nous renvoie aux réalités : les préparatifs de l'extrême droite blanche avant les élections de 1994. Les généraux lui ont ensuite fait des confidences sur leurs plans pour faire dérailler ce scrutin. Réaliste, il avait décidé depuis longtemps de suivre la voie de la réconciliation. Au sein de l'ANC et de son comité exécutif national, cette approche n'a jamais été remise en cause.»

Dès 1994, pourtant, la politique de Nelson Mandela était contestée par l'aile gauche de son parti, formée par les deux alliés historiques de l'ANC au sein de l'alliance tripartite au pouvoir : les syndicats noirs et le Parti communiste sud-africain (SACP). De manière frappante, ce sont deux intellectuels blancs, Alex Callinicos et Andrew Nash, marxistes et membres de l'ANC, qui ont été les premiers à remettre en cause les choix de Mandela. «Les militants noirs, eux, se contentaient de chuchoter leur inquiétude dans les couloirs, de peur de passer pour les valets des forces contre-révolutionnaires blanches», explique William Gumede. «A partir de 1990, Mandela et les autres dirigeants de l'ANC font tout pour rassurer les intérêts locaux et étrangers. Ils ne feront pas de changements économiques et sociaux radicaux», constatait Alex Callinicos, en 1994, mettant déjà le doigt sur ce qui reste le point le plus sensible du bilan de Mandela (1). «Il appelle la majorité opprimée à se sacrifier pour la construction d'une société nouvelle, écrit de son côté Andrew Nash (2). Cette majorité répond en reconnaissance des liens de solidarité et de lutte commune, et du parcours de Mandela lui-même. Mais la société qu'elle est appelée à construire [.] a le culte de l'argent, plus que de tout autre lien.» Une façon de dénoncer le statu quo négocié par Mandela et Frederik de Klerk entre 1991 et 1994 : les Noirs au pouvoir et les Blancs aux affaires, sans processus de nationalisation ni véritable politique de redistribution des richesses.

Persuadé que l'intendance suivrait, Nelson Mandela a d'abord laissé l'économie à un ministre et un gouverneur de la banque centrale blancs, puis s'en est déchargé sur Thabo Mbeki, son vice-président. Lui-même s'est entièrement consacré à cimenter une nation divisée. S'il a permis l'éclosion d'une nouvelle identité nationale, il a aussi laissé derrière lui de profonds ressentiments. «Nelson Mandela s'est entouré de Blancs, comme s'il leur faisait spécialement confiance, relève un cinéaste noir qui préfère ne pas dévoiler son nom. Le directeur de sa Fondation pour l'enfance est blanc, sa porte-parole est blanche. C'est un fait qui passe souvent inaperçu, mais nous autres Sud-Africains noirs, nous y sommes sensibles

L'ancien prisonnier politique aurait-il fait beaucoup trop de compromis ? Certains de ses proches en sont convaincus. «Il est trop généreux, confie l'avocat George Bizos, son ami de toujours, qui l'a défendu en 1963, avant son emprisonnement à vie. Il pardonne trop facilement. Certes, il a eu la très lourde responsabilité d'amener tout le monde à une élection. Mais je ne peux souscrire totalement à son point de vue.»

Occasions manquées

Nelson Mandela a sans doute des circonstances atténuantes, à cause de son grand âge, d'une vie passée en prison et d'une situation très tendue entre le moment de sa libération et son élection. «Mais même, Pour autant, William Gumede ne cache pas sa «colère» aujourd'hui face aux «occasions manquées sous sa présidence pour reconstruire le pays». Il s'explique : «Entre 1994 et 1999, les experts du monde entier ont dit à l'ANC qu'il fallait investir massivement dans un programme de travaux publics, pour transformer l'économie. Mais l'ANC n'a pas voulu donner l'impression d'être communiste. Nous avons opté pour un plan de construction de logements, tourné vers le marché, financé par des banques sud-africaines qui n'étaient pas prêtes à donner dans le social, ni à faire confiance à des emprunteurs noirs et pauvres. Les Sud-Africains savent bien que Mandela aurait pu faire beaucoup plus. Sa crédibilité en a pris un coup.»

A la veille d'une Coupe du monde de football que l'Afrique du Sud abritera en 2010, c'est Jacob Zuma, un ancien vice-président acquitté dans une affaire viol mais encore poursuivi pour corruption, qui pourrait remporter les prochaines élections. Le contraste est saisissant avec la droiture et la stature internationale de Nelson Mandela. Mais là encore, Tata - «grand-père» - porte sa part de responsabilité. Il a bien prévenu l'ANC des faiblesses de Jacob Zuma, sans rien faire pour bloquer son ascension politique. Trop sympa, Mandela ? Son plus grand tort pourrait bien être le revers de l'une de ses principales qualités.

(1) «Power to the People ?» , Socialist Review, n° 174, avril 1994.

(2) «Mandela's Democracy», Monthly Review, avril 1999.

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