Monde 17/06/1999 à 23h14

Nelson Mandela, le crépuscule du père de la nation arc-en-ciel. Il laisse à son successeur des institutions démocratiques.

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SMITH Stephen

Le chef d'Etat le plus populaire du monde quitte le pouvoir comme le

plus célèbre prisonnier politique était revenu à la vie publique: en homme libre, affranchi de tout ce qui est bas, apte à offrir aux autres un rare instant de communion. En neuf ans, Nelson Mandela a su négocier la fin pacifique du régime d'apartheid, il a gagné les premières élections libres et multiraciales en Afrique du Sud avant d'achever hier, en apothéose, un quinquennat laissant des institutions démocratiques aux mains d'un successeur préparé à la tâche. C'est le bilan d'un géant du siècle, couvert de louanges par tous, du colonel Kadhafi à Bill Clinton. A tel point qu'à sa sortie de la scène, on oublierait presque les difficultés que Mandela a dû vaincre en y entrant, après sa libération au terme de dix mille jours passés en prison. Depuis le 11 février 1990, il a accompli un miracle à visage humain.

«Enfin libre.» Ce jour-là, attendu au centre-ville du Cap où il devait s'adresser au monde après vingt-sept ans de détention, le revenant a fui «une foule qui pouvait aussi bien nous tuer avec son amour». Son chauffeur paniquant, il lui a enjoint de foncer dans la direction opposée aux caméras de télévision. Il a retrouvé l'appartement de son avocat et ami, Dullah Omar, qui, ouvrant la porte, avait «l'air plus qu'étonné de nous voir arriver». Dans son autobiographie, Mandela note: «J'étais enfin libre, mais, au lieu de m'accueillir à bras ouverts, il m'a dit un peu inquiet: "Tu ne devrais pas être place de la Parade?» Mandela finit par jouer son rôle. Avec plusieurs heures de retard, il lit le plus mauvais discours qu'il ait jamais prononcé. Rédigé par un «comité d'accueil», ce texte est pétri de phraséologie militante et, surtout, d'une abyssale méfiance. Mais Mandela, qui aime à le répéter, est «un membre discipliné de l'ANC». Ce qui ne l'empêche pas, dès le lendemain, de recevoir les journalistes dans le jardin de l'archevêque Desmond Tutu et de leur tenir des propos chaleureux sur la réconciliation nationale et sur Frederik De Klerk, «l'homme d'intégrité» qui lui a ouvert les portes de la prison.

Grand séducteur. Tout Mandela est dans ces premières heures de liberté. Son décalage ironique, sa distance candide et souveraine qui, même aux moments les plus dramatiques de sa vie, détache le héros de sa légende, sauve le protagoniste de la mise en scène. Le grand séducteur viendra à bout de l'appareil (passablement stalinien) du parti et, aussi, des têtes brûlées qui, tel feu Chris Hani, se plaignent à Moscou qu'il aurait «bradé» la lutte armée de l'ANC. Mandela heurte rarement de front. Il creuse l'autre par sa compréhension, accède à lui par l'intérieur pour l'entraîner en le convainquant. Dans sa cellule, la victime de l'apartheid apprend l'afrikaans, étudie l'histoire et la littérature de la «tribu blanche». A sa sortie, il dira aux Afrikaners dans leur langue: «Wat verby is, is verby» («ce qui est passé est passé»). Ils le croient. Comme les siens le croient quand il les conjure: «J'étais enchaîné, comme vous étiez enchaînés. J'ai été libéré, et vous avez été libérés. Donc, si moi je peux pardonner mes oppresseurs, vous le pourrez aussi.»

Mandela étant une offrande piaculaire, son bilan ne se juge pas en taux de croissance ou en créations d'emplois. Ce sera le problème de son successeur Thabo Mbeki. Mais la personnification de la «nouvelle Afrique du Sud» peut-elle partir à la retraite? Mandela a non seulement répondu par l'affirmative, mais il a professé vouloir se «griser d'obscurité». Il s'est expliqué, toujours loyal: «Ce n'est pas sympathique de rester au-delà de son temps. Il faut s'écarter du chemin et ne pas faire de l'ombre ­ d'ailleurs il ne serait pas facile de faire de l'ombre à Thabo Mbeki.» Lequel lui a renvoyé le compliment en l'appelant affectueusement par son nom de clan: «Après un long chemin, nous sommes arrivés au point de départ d'un nouveau voyage. Nous t'avons, toi Madiba, comme l'étoile la plus proche et la plus brillante pour nous guider. Nous ne pourrons pas nous perdre.»

Grand-prêtre de la négociation. C'est donc entendu, Mandela restera un recours possible, le père de la nation arc-en-ciel. Il a par ailleurs annoncé qu'il accepterait des «interventions éclairs» comme médiateur sur la scène internationale. Par conséquent, on n'a pas fini d'entendre parler de l'homme de la paix, grand-prêtre de la négociation en lieu et place de conflits. Mandela a également fait savoir qu'il se mettrait à rédiger ses mémoires de Président, qu'il y consacrerait les deux ou trois premières années de son «repos». Qui n'aura rien de paisible, d'autant que le retraité le plus médiatique sera sollicité par les organismes de charité auxquels il dit rarement non. Dans l'immédiat, son propre Fonds pour l'enfance, créé en 1995, perd une source automatique de financement. Jusqu'alors, il recevait un tiers du salaire présidentiel, environ 150 000 francs par an.

Véritable «Madibaland». Et le soir de la vie de l'homme privé? Mandela veut le consacrer à ses vingt-sept petits-enfants et, naturellement, à sa troisième épouse, Graça Machel, la veuve de l'ancien président mozambicain. Outre la résidence dont Mandela dispose à Johannesburg, le couple a acquis des maisons à Maputo et au Cap. A Qunu, son village natal au fin fond du Transkei, Mandela a par ailleurs fait construire un véritable «Madibaland». Au coeur du complexe, qui intègre une ferme, se trouve la réplique de sa dernière prison, la «cage dorée» (une villa de trois pièces avec accès, de plain-pied, à une piscine) mise à sa disposition en 1986 dans le périmètre du centre pénitentiaire de Paarl, près du Cap. «Comme ça, en me levant la nuit, je n'ai pas à chercher la cuisine», a plaisanté l'ex-prisonnier au sujet de sa nostalgie carcérale.

Il reste une part indicible, la transsubstantation ayant fait rédempteur l'ancienne victime. «Anglais noir», selon sa propre expression, Mandela n'a effleuré ce mystère que de très loin. «Il n'y a rien de tel qu'une longue période en prison pour focaliser son esprit, pour parvenir à une appréciation sobre des réalités essentielles.» C'est un verdict terrible pour ceux qui vivent leur liberté comme un fait banal.

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