Evénement

Deux ans d'enquête et toujours pas de corbeau

De la première lettre anonyme aux perquisitions dans les ministères, retour sur les grands épisodes d'une manipulation.

par Karl LASKE et Renaud LECADRE
QUOTIDIEN : vendredi 28 avril 2006

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Fichiers informatiques baladeurs, noms d'hommes politiques balancés, juges qui s'égarent parfois, un mystérieux corbeau... Après deux ans d'instruction, l'affaire Clearstream se résume à une insondable manipulation. Où chacun joue une drôle de partition.

Le juge Renaud Van Ruymbeke
«RVR» croit à l'affaire d'Etat

Le magistrat le reconnaît volontiers en privé. Le premier piégé par l'affaire Clearstream, c'est lui. Renaud Van Ruymbeke a cru pendant quelques mois à la crédibilité des accusations du corbeau.

Le 3 mai 2004, il reçoit une lettre non signée qui lui annonce «l'existence d'un groupe mafieux» comportant «au moins deux personnes» auxquelles il «s'intéresse» : Alain Gomez, ancien patron du groupe Thomson, et Andrew Wang, intermédiaire taïwanais, héros de l'affaire des frégates qu'il instruit. Le corbeau explique que ce «système d'occultation financière» s'appuie sur la chambre de compensation luxembourgeoise Clearstream (qui fait office de notaire pour les transactions financières) et l'existence de mystérieux comptes «jumeaux» cachés. Des «oligarques russes» et des «familles colombiennes» noircissent un peu plus le tableau. Des numéros de compte sont fournis, des dates d'ouverture et aussi de virements . Un «élément nouveau» attire le juge : Philippe Delmas, vice-président d'EADS, aurait pris les rennes de «l'entreprise de corruption».

Quatre jours seulement après avoir reçu la lettre anonyme, Van Ruymbeke envoie les gendarmes chercher Delmas à Toulouse, en pleine inauguration d'une nouvelle chaîne de montage d'Airbus. Ramené à Paris sous le régime de la garde à vue, Delmas est contraint de donner son ordinateur et son portable aux gendarmes. On n'y trouve rien. Mais «RVR» y croit quand même. Bientôt, un cédérom arrive à son cabinet d'instruction : 16 121 comptes Clearstream y sont stockés.

Plus alléchante encore, une nouvelle lettre intitulée «Le bal des crapules» et assortie d'une liste de 895 comptes prétendument clos par Clearstream. Noyés dans la masse, apparaissent six comptes de la Banca Populare di Sondrio, en Italie. Stéphane Bocsa et Paul de Nagy en seraient titulaires. Une allusion transparente à Nicolas Sarkozy, dont le nom complet est Sarkozy de Nagy Bocsa, et dont les deuxième et troisième prénoms sont Stéphane et Paul. D'autres noms de politiques apparaissent : «J.-P. Chevènement», «A. Madelin», «D. Strauss-Khan» ­ mal orthographiés.

Trois semaines après l'arrivée de cette lettre chez le juge, Le Point fait sa une sur «l'affaire d'Etat qui fait trembler toute la classe politique». Des «ministres» sont mentionnés. Renaud Van Ruymbeke est conforté par la presse, mais aussi par ses premières vérifications. Certains numéros de comptes ­ comme ceux de la BNP ­ sont authentiques. Des commissions rogatoires partent un peu partout. Y compris à Sondrio, en Italie, via le parquet financier de Milan.

La réponse italienne n'arrivera à Paris qu'en novembre 2005 : tout est négatif. Entretemps, dès la fin 2004, Van Ruymbeke s'est forgé une nouvelle conviction : il a bien été l'objet d'une manipulation. Les noms de personnalités ont été rajoutés aux listings de Clearstream. Parfois grossièrement. L'enquête préliminaire ouverte sur les autres comptes est classée sans suite en mai 2005. Mais le corbeau, lui, gagne en mystère. En dénonçant des délits imaginaires, il savait que les juges n'iraient pas bien loin.

Le ministre Nicolas Sarkozy
Il est persuadé d'un complot

«J'accrocherai celui qui a fait ça au croc de boucher.» Cette phrase prêtée au ministre de l'Intérieur par Franz-Olivier Giesbert donne l'ambiance. A l'automne 2004, alors qu'il s'apprête à quitter le ministère de l'Economie pour la présidence de l'UMP, Nicolas Sarkozy exige de Dominique de Villepin, alors à l'Intérieur, la communication des enquêtes de la Direction de la surveillance du territoire (DST) sur l'affaire Clearstream. Le patron du contre-espionnage, Pierre Bousquet de Florian, est convoqué Place Beauvau le 15 octobre. Ses services sont dans le brouillard, ils n'ont que quelques pistes. Une semaine plus tard, dans une note à Dominique de Villepin datée du 23 octobre 2004, Bousquet assure que le travail «discret» de la DST n'a pas permis «d'identifier l'origine de cette manipulation». «Des hommes politiques sont cités sans que rien à ce stade n'ait attesté la réalité des comptes qu'on leur reprocherait de posséder à l'étranger, relève Bousquet. Pourquoi apparaissent-ils dans cette liste ? Leurs noms n'ont-ils pas été introduits pour donner un retentissement médiatique plus large à l'affaire ? Le dénonciateur s'étant vraisemblablement chargé de saisir certains journaux en même temps qu'il écrivait au juge Van Ruymbeke.» Entendu par le juge Jean-Marie d'Huy en janvier 2005, le patron de la DST précise qu'il n'a pas fait d'enquête parallèle. Mais simplement du «renseignement» à la demande du ministre de l'Intérieur de l'époque, Dominique de Villepin. «S'agissant du fond de l'affaire, à savoir si des gens avaient des comptes chez Clearstream, c'est du travail de police judiciaire, qui sort du domaine de compétence de la DST.» Questionné par le juge, le patron du contre-espionnage précise qu'il n'a fait procéder à «aucune écoute sur les dirigeants d'entreprise ni bien sûr les hommes politiques», comme cela a pu être écrit dans la presse : «Il a été sous-entendu qui nous avions pu placer sur écoutes M. et Mme Sarkozy, ce qui est délirant.» En juin 2005, peu après son retour au ministère de l'Intérieur, Nicolas Sarkozy convoque Pierre Bousquet. Le patron de la DST est cette fois sommé de lui transmettre tous ses dossiers concernant Clearstream, et de n'en référer qu'à lui seul. Bousquet obtempère. Dans une de ses précédentes notes, il présentait une «possible récupération politique» par Sarkozy «de cette affaire qui le gêne».

Les marchands d'armes Thomson et Lagardère
Ils en profitent pour régler leurs comptes

La première lettre du corbeau ciblait les anciens réseaux de Thomson et Lagardère (rebaptisés Thales et EADS) en visant directement Alain Gomez, ancien PDG de Thomson, mais aussi Philippe Delmas, bras droit de Noël Forgeard à la tête d'Airbus. La mention de Delmas laisse présager un règlement de comptes au sein de l'état-major d'EADS, divisé en deux clans. En charge de la «stratégie» chez EADS, Jean-Louis Gergorin est très vite soupçonné par la DST d'avoir «une responsabilité» dans les envois anonymes au juge Van Ruymbeke, en raison de son opposition au clan Delmas. Diplomate de formation, Gergorin a aussi fréquenté Dominique de Villepin au Quai d'Orsay. C'est, comme lui, un intellectuel parfois exalté. Dans des notes du 1er septembre et du 6 octobre 2004, citant des sources anonymes, la DST assure que «le nom de Jean-Louis Gergorin est abondamment cité comme étant le corbeau de l'affaire». Mis à l'index sans preuve, et après avoir assuré publiquement qu'il n'était «pas le corbeau», Gergorin a aussi déposé plainte pour dénonciation calomnieuse.

Le 9 décembre 2004, la DST précise pourtant son soupçon dans une note au ministre de l'Intérieur : «Imad Lahoud, informaticien talentueux et collaborateur proche de Jean-Louis Gergorin, pourrait être l'opérateur de la première liste fournie au juge.» Imad Lahoud a effectivement des liens avec EADS puisqu'il y a été embauché, d'abord comme consultant lorsque ce dernier oeuvrait temporairement pour la DGSE (coup de pouce habituel d'EADS aux services spéciaux), puis, une fois achevée sa mission, comme salarié à plein-temps chargé de cryptologie. Personne n'ayant été mis en examen à ce jour, la situation s'est décantée d'elle-même entre les marchands d'armes. Forgeard a pris les commandes d'EADS, Delmas vient de quitter le groupe, Gergorin est toujours en fonction.

Le génie informatique Imad Lahoud
Ses compétences attisent les soupçons

Imad Lahoud est entré en possession des fichiers de Clearstream en mars 2003. Plus d'un an avant la campagne de lettres anonymes. Deux listings lui ont été remis par Denis Robert, qui les avait mentionnés dans ses livres (parus en 2001 et 2002, ndlr) consacrés à la banque luxembourgeoise. Le journaliste l'a confirmé aux juges, en octobre 2005 et plus récemment en mars. Ces longues listes informatiques recensent plus de 12 000 clients de Clearstream. Un autre cédérom en recense plus de 33 000.

Des données dont la chambre de compensation luxembourgeoise n'a jamais contesté l'authenticité. Elle a même porté plainte pour viol du secret bancaire. Car ces fichiers recensent les principales banques du monde entier utilisatrices du système informatique de compensation mis en place par Clearstream. On y découvre au passage que les établissements ont la fâcheuse manie de multiplier les filiales dans les paradis fiscaux et d'ouvrir des comptes au nom de trusts anonymes.

Mathématicien de formation, Imad Lahoud, ancien trader financier, passe pour un «petit génie» de la finance. Il a même été la vedette d'un documentaire sur la Bourse. Mais la faillite de son fonds d'investissement en 2002 l'a conduit quelques mois en prison, peu avant sa rencontre avec Denis Robert. L'informaticien s'est ensuite trouvé missionné, brièvement, par la DGSE dans le cadre d'une enquête sur les circuits financiers d'Al-Qaeda. Le général Philippe Rondot avait fait appel à lui pour ses connaissances techniques et aussi, peut être, en raison de sa filiation. Imad est en effet le neveu du président libanais (prosyrien), Emile Lahoud. En 2003, Imad croit pouvoir découvrir des «comptes miroirs» dans les fichiers de Clearstream. Autrement dit : faire apparaître des bénéficiaires, donc des personnes physiques, derrière les comptes ouverts au nom des banques et de personnes morales.

Un an plus tard, Van Ruymbeke reçoit un listing recensant plus de 700 comptes bancaires et mentionnant des personnalités à 36 reprises : quelques oligarques russes, mais surtout des Français (politiques, industriels et agents secrets). «Le corbeau nous indique un chemin dans la forêt des comptes», se félicitait alors Denis Robert dans le numéro du Point soulevant l'affaire. «Si Clearstream est bien la banque des banques, l'affaire Clearstream est bien l'affaire des affaires.» Des soupçons se portent sur Imad Lahoud, mais rien ne prouve qu'il ait bidouillé lui-même le fichier. Il se réfugie aujourd'hui derrière le secret Défense, mais affirme avoir remis le fruit de ses recherches aux services spéciaux français.

Deux nouveaux juges Jean-Marie d'Huy et Henri Pons
Ils cherchent le corbeau dans les ministères

En se constituant partie civile, fin janvier, Nicolas Sarkozy a réactivé la procédure ouverte en septembre 2004 à la suite des plaintes déposées par Philippe Delmas et Alain Gomez pour «dénonciation calomnieuse». Jusqu'alors concentrés sur EADS, les juges Jean-Marie d'Huy et Henri Pons mettent un coup d'accélérateur en procédant à des perquisitions chez le général Philippe Rondot, grande figure des services spéciaux, ancien chargé de la coordination du renseignement au ministère de la Défense.

Les perquisitions qui ont suivi, tant à la DGSE qu'au secrétariat général de la Défense nationale, dans le bureau d'Alain Juillet, ancien directeur du renseignement extérieur de la DGSE, laissent sceptiques les milieux judiciaires comme ceux du renseignement. «Je n'ai pas compris pourquoi ils sont allés au ministère de la Défense», confiait hier un magistrat. Le procureur de la République de Paris Jean-Claude Marin n'a pas caché sa gêne. Mardi dans Le Figaro, il a déploré les «conditions» dans lesquelles se déroulent les perquisitions et le «mépris» ou le «manque de considération» des juges pour le parquet, seulement informé des lieux de perquisitions en arrivant sur place.


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