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Economiques
La Banque mondiale dans la tourmente
Par Esther DUFLO
QUOTIDIEN : lundi 14 mai 2007
Esther Duflo est professeure au Massachusetts Institute of Technology (MIT).
Sur fond de campagne électorale en France, les mésaventures de Paul Wolfowitz, le président de la Banque mondiale, nous sont apparues comme un plaisant divertissement, avec une touche comique dans le style «arroseur arrosé». Les affaires sont en train de se compliquer. Le résultat probable des épisodes de ces derniers jours sera la démission ou le renvoi de Wolfowitz. Mais les enjeux sont en train de dépasser ses ennuis personnels, et les événements pourraient conduire à une crise majeure pour l'institution.
Rappelons les événements : en 2005, Paul Wolfowitz est nommé président de la Banque mondiale. Controversé en raison de son rôle dans la guerre en Irak, il doit son élection au soutien de dernière minute des Européens, qui, selon la rumeur, l'acceptent en échange de l'accord américain pour placer Pascal Lamy à la tête de l'OMC. Cette nomination inquiète les employés, irrite nombre de pays en développement et réjouit les conservateurs américains, qui voient dans Wolfowitz la personne qui pourrait réformer en profondeur la Banque mondiale.
Son arrivée crée un conflit d'intérêts pour sa compagne, Shaha Riza, qui a un emploi à la Banque mondiale et qui, selon les règles de l'institution, ne peut continuer à travailler sous les ordres de son partenaire. Pour résoudre le problème, elle est déléguée au département d'Etat (le ministère des Affaires étrangères des Etats-Unis), tout en restant payée par la Banque mondiale. Wolfowitz est chargé par le comité d'éthique d'organiser le transfert. Or, elle perçoit à cette occasion une augmentation importante : elle gagne aujourd'hui 193 590 dollars, plus que Condoleezza Rice, et 60 000 dollars de plus que ce qu'elle gagnait à la Banque mondiale (mais probablement moins que ce qu'elle gagnerait dans le privé).
Ce niveau de rémunération a été fixé par Wolfowitz, en violation évidente de la règle sur le conflit d'intérêts que ce transfert visait justement à éviter. Il ne fait donc pas de doute que Wolfowitz est en faute. Mais, en d'autres temps, étant donné qu'il avait proposé de ne pas intervenir dans la décision et que c'est le comité d'éthique qui l'avait chargé de régler le problème, il aurait pu être excusé : les conflits d'intérêts sont fréquents à la Banque mondiale et ne dégénèrent pas tous en crise grave.
Or, jeudi dernier, le conseil d'administration menaçait Wolfowitz d'un vote de défiance dans la semaine, à moins qu'il ne démissionne avant. Si la réaction du conseil d'administration a été si ferme, c'est sans nul doute en partie à cause de la personnalité et du passé de Wolfowitz, qui limitent sa crédibilité, donc celle de la Banque mondiale (et on se demande pourquoi ils ne se sont pas posé cette question plus tôt). Par ailleurs, il a fait de la lutte contre la corruption une priorité, et ce scandale engage d'autant plus sa crédibilité dans ce domaine. Il se trouve aussi que plusieurs pays, dont le Royaume -Uni, étaient sceptiques quant au bien-fondé des mesures prises contre la corruption, en particulier le gel des prêts. C'est enfin parce que les Européens tentent de se saisir de l'occasion pour remettre en cause un principe implicite depuis les créations de la Banque mondiale et du FMI, qui veut que les Etats-Unis choisissent un Américain pour diriger la Banque mondiale et que les Européens désignent un Européen pour diriger le FMI. Certaines rumeurs donnent Tony Blair ou Trevor Manuel, le ministre des Finances de l'Afrique du Sud, comme successeur possible de Wolfowitz.
Cette «règle» (et généralement le fait qu'Américains et Européens s'arrogent le droit de négocier entre eux la présidence des deux institutions) est évidemment très mauvaise, et un processus transparent de nomination serait plus souhaitable. Mais les Européens jouent peut-être avec le feu en essayant de forcer la main des Américains sur ce sujet. Ils menacent de ne plus contribuer à la Banque si Wolfowitz ne quitte pas la présidence. Cette tactique de négociation semble ne pas prendre en compte le fait que Wolfowitz a déçu ses camarades néoconservateurs. En particulier, ils comptaient sur lui pour mettre en oeuvre les recommandations du rapport de la commission Meltzer, qui préconisait que la Banque mondiale ferme ses opérations de prêts et se concentre, en version très réduite, sur les dons aux pays les plus pauvres. Il n'est pas complètement hors de question que l'administration Bush décide de continuer à soutenir Wolfowitz, afin même de provoquer la crise majeure que le retrait des contributions européennes ne manquerait pas de provoquer, d'autant plus que certains pays en développement, comme le Venezuela, ont déjà quitté la Banque mondiale. Les éditorialistes conservateurs appellent ce scénario de leurs voeux.
Cela serait-il un désastre ? Cette question difficile mériterait un deuxième article, mais la réponse probable est oui. La Banque mondiale a 8 700 employés dans le monde, pour la plupart compétents et dévoués. Elle assure un certain niveau de coordination entre les pays donataires, dont l'action est souvent désordonnée, redondante ou contradictoire. Son explosion conduirait au gaspillage d'un capital humain important. Elle a clairement besoin d'être réformée en profondeur, mais les Européens, dans leur hâte, courent le risque de jeter le bébé avec l'eau du bain.

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