Société 24/02/2001 à 23h08
«L'innocence, on l'avait rêvée».
Interview
Après la mise en cause, cette semaine, de Daniel Cohn-Bendit, Michelle Perrot, historienne, revient sur la révolution sexuelle des années 70.
GUICHOUX Marie
Mercredi, Daniel Cohn-Bendit était violemment pris à partie pour un livre qu'il avait écrit en 1975 où il banalisait les jeux sexuels entre enfants et adultes. Le leader de Mai 68, accusé implicitement de pédophilie, avait dénoncé une «chasse à l'homme» (Libération de vendredi).
Michelle Perrot, historienne, spécialiste du monde ouvrier et de l'histoire des femmes, revient sur le contexte de l'époque et développe la place de l'enfant et de l'adolescent dans la révolution sexuelle.
Pourquoi les propos de Daniel Cohn-Bendit sont-ils «inaudibles» aujourd'hui quand ils n'avaient provoqué aucune réaction en 1975?
Il y a eu récemment des affaires sinistres, et, à la faveur de ces affaires, on a réalisé qu'il y a eu et qu'il y a des abus sur les corps des enfants. Du coup, quand on relit le passé on devient plus exigeant. On redécouvre le mal et le malheur. Dans les années 70, la liberté ne connaissait comme limite que la liberté de l'autre. Il y avait la vision de l'enfant opprimé, qui doit faire sa découverte de lui-même, dans une certaine innocence. Il n'y avait pas d'idée de mal dans tout ça, ni d'exaltation de la pédophilie. Ce dont on s'est aperçu plus tard et c'est ce qui fait le drame actuel , c'est que, à la faveur de cette liberté, les plus forts en ont profité, et que s'exerce la domination d'adultes à travers le sexe. Cela ne veut pas dire qu'il y a aujourd'hui forcément plus d'abus sexuels sur les enfants, mais il y a une prise de conscience que l'enfant est une personne. Et que peut-être cette personne n'est pas un adulte en petit mais un individu autonome.
Comment les années 70 ont-elles abordé la question de la libération sexuelle?
Il ne faut pas oublier que la société des années 70 est encore une société extrêmement bloquée. Il y a une minorité de jeu nes gens en colère qui sont en révolte con tre les tabous, contre le refoulement du corps, les non-dits de la pensée bourgeoise, comme on disait à l'époque. En 1976 paraît la Volonté de savoir de Michel Foucault, c'est une invitation à déconstruire ce qu'il appelle le «dispositif de sexualité» tel qu'il avait été élaboré aux XVIIIe et XIXe siècles. Foucault dit: il n'y a pas eu répression sexuelle ou alors, s'il y a eu répression sexuelle, c'est parce qu'il y a eu hantise du sexe. Quand Foucault écrit, il analyse une situation pour lui contemporaine. Il mon tre la famille comme une instance de contrôle qui s'appuie sur les éducateurs que sont les enseignants, les prêtres. Un tel discours nourrit des jeunes gens qui vont se trouver animateurs, éducateurs et qui ruent dans les brancards contre cette chape de plomb qu'on connaît alors. Les jeunes engagés ont une volonté de comprendre le fondement des interdits: pourquoi l'hétérosexualité est-elle la norme? Pourquoi les interdits d'aimer entre les âges? Le contexte est hédoniste, nourri déjà par ce que les années 60 ont amorcé avec la dénudation et la découverte du corps. Il y a le désir de con quérir son corps. C'est une espèce d'âge de l'innocence et le désir d'un sexe heureux. Une des raisons de la fracture dans les années 70 entre les jeunes et les anciens est la sexualité. Puis ces jeunes de 15-20 ans sont devenus des adultes et ce sont eux qui vont faire la révolution sexuelle. Elle ne se fera pas en un jour. Cela a d'abord été un cri, une révolte, et ensuite, il y a eu diffusion par ces nouveaux adultes, qui vont avoir d'autres pratiques de couples pour eux-mêmes et pour leurs enfants.
Dans ce mouvement, quel est alors le regard sur l'enfant?
Dans la Volonté de savoir, Foucault parle beaucoup plus de l'adolescent que de l'enfant. Il avait prévu d'écrire un autre tome de son histoire de la sexualité, sur les enfants, qui se serait appelé la Croisade des enfants. Mais il ne l'a jamais fait et je crois que cela lui est apparu extrêmement difficile. Dans les années 70, l'enfant apparaît comme une victime des pédagogies, qu'elles soient de l'esprit ou du corps. Il n'y avait pas l'idée de perversion. La pédophilie existait mais elle était codifiée, différente. Elle avait été en quelque sorte canonisée par André Gide entre les deux guerres. Il avait justifié la séduction d'un mineur par un majeur et, à cette séduction, les jeunes Arabes d'Afrique du Nord prêtaient leur silhouette assez vague et nimbée d'un soleil édénique. On ne se posait guère la question de leur consentement. Des droits et notamment sexuels des enfants, on parlait vraiment très peu.
Tous les interdits se sont retrouvés jetés à la rivière?
Non, je ne crois pas du tout. La société, je le redis, était encore très bloquée. Je voudrais rappeler l'affaire Gabrielle Russier. Cette jeune agrégée de lettres de 32 ans, professeur dans un lycée à Marseille, était tombée amoureuse d'un de ses élèves de 16 ans qui est devenu son amant. Elle a été poursuivie devant les tribunaux par les parents de ce jeune homme et condamnée à douze mois de prison avec sursis (1). Elle s'est suicidée trois mois plus tard. Cela a été une très grosse affaire qui montrait le désir d'aimer, de transgresser les interdits entre les âges, et qui a provoqué un scandale.
Trente ans après, que se passe-t-il?
On est en train aujourd'hui de se reposer la question de la morale sexuelle. L'enfant, que l'on voyait dans les années 70 comme un être opprimé, un être colonisé, est aujourd'hui porteur d'un investissement considérable. Il est roi et par conséquent sa souffrance devient insupportable. On ne peut tolérer que cet enfant soit profané. Il y a peut-être l'idée que dans cette société de marchandises, où l'on parle beaucoup de «sale» trafics d'argent et de sexe , on sublime l'enfant comme figure de la pureté. La marche blanche au moment de l'affaire Dutroux exprimait cela.
La dénonciation nécessaire de la pédophilie a conduit parfois à des excès, notamment en Grande-Bretagne...
Il faut effectivement prendre garde à ne pas construire de nouveaux stigmates. Un grand père me confiait récemment: «Je n'ose plus embrasser ma petite-fille.» Certains adultes en viennent du coup à se reculpabiliser pour quelque chose qui devrait être libre et tendre. C'est une situation qui se retourne : on a rêvé l'innocence et on est rattrapé par la culpabilité et le péché. Il faut prendre garde à ne pas sombrer dans une folie qui serait d'interpréter le moindre geste de tendresse comme un geste sexuel. Ce serait terrible et on reconstituerait pour l'enfant un monde du soupçon. La France est plus permissive que le monde anglo-saxon, qui réprimait férocement la sexualité considérée comme déviante, et on le doit heureusement en partie à l'un des auteurs du code civil, Cambacérès, qui était homosexuel et qui avait, peut-être, réfléchi à cela. Je crois que notre réflexion actuelle est une réflexion sur les limites et les frontières. On sent bien qu'on est dans une quête entre le trop et le trop peu.
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