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Rencontre
Je m'identifie à l'«autre Amérique»
Angela Davis, symbole des mouvements contestataires des années 60-70, égérie des Black Panthers, explique pourquoi elle reste fidèle à ses convictions communistes. Pour elle, il faut toujours continuer la lutte contre le racisme et l'injustice sociale.
Par Annette LEVY-WILLARD
QUOTIDIEN : Samedi 14 octobre 2006 - 06:00
Membre des Black Panthers, l'organisation armée pour le
«Pouvoir noir» candidate du Parti communiste américain à la
vice-présidence des Etats-Unis, recherchée sur la liste des «most
wanted» du FBI, arrêtée en 1970, condamnée comme terroriste et
ennemie de l'Etat, libérée grâce à une campagne internationale
(«Free Angela Davis»), vous êtes le symbole des mouvements
contestataires des années 60-70. Avez-vous vraiment cru que la
révolution allait arriver en Amérique ?
Absolument ! Oui, oui, oui... Il était important de croire que
les changements révolutionnaires étaient possibles. D'ailleurs,
nous ne devons pas sous-estimer les conséquences de nos luttes.
Grâce à nous, beaucoup de choses ont changé : les Noirs, en
particulier, ont maintenant accès à de nombreux secteurs de la
société qui leur étaient interdits, même si on n'a pas réussi à
faire les changements structurels. Aurions-nous pu gagner ? On ne
gagne jamais, je ne pense pas que rien soit jamais accompli pour
toujours, il faut perpétuellement continuer la lutte.
Aujourd'hui, vous vous dites encore révolutionnaire.
Pour vous, le mot «révolution» n'appartient donc pas au passé
?
Je m'identifie toujours à la révolution. Avant tout, je
m'identifie au mouvement contre la guerre en Irak, puis à tous ces
mouvements qui tentent de montrer que
«la guerre contre le terrorisme» de Bush représente le plus
grand danger pour la paix et l'égalité dans le monde. Cette
prétendue guerre contre le terrorisme n'a pas pour but de créer un
monde plus sûr mais de renforcer la domination mondiale du
gouvernement américain et des multinationales. Elle a conduit à la
guerre en Afghanistan, à la guerre en Irak. Et à l'érosion des
droits individuels en Amérique. Cette politique renforce le
complexe carcéro-industriel américain et autorise la torture. Je
m'identifie à tous les peuples qui essaient de faire barrage à ce
gouvernement.
Quel pays représente votre idéal révolutionnaire
?
Cuba. C'est extrêmement important de soutenir la révolution
cubaine. Cuba a démontré qu'il était possible de créer une société
qui réponde aux besoins de son peuple et pas aux besoins des
entreprises.
Le régime de Fidel Castro est connu pour son absence
de liberté et de démocratie...
Il y a des problèmes à Cuba, mais je ne pense pas que cela soit
une raison pour nier ses réussites. La réalité, c'est qu'à Cuba
chacun peut avoir une éducation. Que les gens n'ont pas à dépenser
tout leur salaire pour arriver à se loger. Que Cuba a créé le
meilleur système de santé de tout le continent américain. Je dirais
aussi qu'à côté de Cuba, il faut regarder ce qui se passe dans
certains pays d'Amérique latine comme le Venezuela et la Bolivie
: ils représentent, par de nombreux aspects, l'espoir.
Avez-vous rencontré Hugo Chavez, le président du
Venezuela ?
Non, pas encore, mais je suis impatiente de faire sa
connaissance. J'ai prévu d'aller bientôt là-bas.
Vous avez quitté le Parti communiste en 1990.
Qu'avez-vous ressenti à la chute du mur de Berlin ?
Il y avait de grands problèmes dans le monde communiste en
particulier on avait échoué à l'installation de la démocratie dans
différents pays qualifiés de socialistes. En même temps il est
important de se souvenir que ces pays communistes Ñ l'Union
soviétique, la République démocratique d'Allemagne et les autres
pays socialistes ont empêché un développement sauvage du
capitalisme. Je pense qu'on peut être inspiré, instruit par toutes
ces réalisations, par les expériences en socialisme dans l'ex-Union
soviétique et à Cuba, qu'on peut y trouver des idées pour l'avenir.
C'est pourquoi, même s'il n'existe pas de communauté de pays
socialistes, il faut continuer à proposer le socialisme comme une
alternative au capitalisme. C'est le seul moyen de répondre à la
dislocation de la société, à la pauvreté, à l'analphabétisme, au
manque de soins médicaux.
Donc vous êtes toujours communiste ?
Je ne suis pas membre du Parti communiste, mais je suis encore
communiste. Oui, je me définis comme communiste, en insistant sur
l'importance de la démocratie. Mais je ne pense pas qu'il y ait un
seul modèle de pensée communiste, la théorie de Karl Marx reste
très utile, mais elle ne peut pas nous indiquer comment construire
le socialisme au XXIe siècle.
En 1970, le gouvernement de l'époque vous a traitée
de terroriste. Que pensez-vous du terrorisme ou des terroristes
?
Je me méfie beaucoup du mot «terroriste». D'abord, parce que
c'est une terminologie raciste qui sert à mobiliser les gens contre
les musulmans, contre les Arabes. Et, comme je le dis très souvent,
cette terminologie est très similaire structurellement à la
catégorisation de «communiste» pendant la période de
l'anticommunisme de la guerre froide. Ce mot «terroriste» est un
moyen, pour le gouvernement, de déployer une stratégie
nationaliste.
Alors comment appelez-vous les responsables des
attaques du 11 septembre contre le World Trade Center
?
On peut les appeler terroristes si on prend en considération en
même temps qu'il y a aussi une terreur étatique. Je ne dis pas que
les gens qui ont commis ces actes ne doivent pas être jugés
responsables. Je ne soutiens pas les actions des gens qui se sont
engagés dans ce type de violence, mais je ne soutiens pas non plus
les actions du gouvernement qui s'est engagé dans ce type de
violence. A la suite de 11 septembre, la
«nation» est devenue le cadre de la solidarité, les gens
étaient pressés de se réfugier dans leur
«américanité» plutôt que de se sentir solidaires des pays du
monde entier y compris ceux désignés comme
«l'axe du mal». Je suis préoccupée par la façon dont la
situation a été utilisée et manipulée pour porter atteinte à la
démocratie, justifier la torture et la guerre : c'est là mon souci
principal. Il y a un grand débat ici sur le sort des prisonniers à
Guantanamo et de la supposée guerre contre le terrorisme qui a
servi de prétexte pour enfermer de nombreuses personnes sans
preuve.
Vous avez fait partie des Black Panthers qui
prônaient la lutte armée contre l'Amérique. Qu'en pensez-vous
aujourd'hui ?
Il faut se rappeler comment cette organisation des Black
Panthers s'est créée, à la fin des années 60 et au début des années
70. C'était une réponse à la violence policière, à la brutalité de
la police d'Oakland en Californie. Les leaders des Black Panthers
(Huey Newton et Bobby Seale) ont alors inventé des formes d'action
nouvelles, dramatiques, pour attirer l'attention sur le problème de
la répression policière. Ils ont commencé à patrouiller dans les
rues d'Oakland en utilisant le fusil comme le symbole du droit des
gens à se protéger du harcèlement de la police, ils brandissaient
des armes pour exprimer le désir de résistance. C'était comparable
au mouvement pour les droits civiques
(civil rights movement) du début des années 60, contre la
ségrégation des Noirs dans le Sud, mais avec une forme
d'intervention différente, plus dramatique. Cela a marché, la
réaction a été énorme. Cela a suscité un mouvement de masse pour la
révolution noire. Je peux dire qu'on n'a toujours pas réglé le
problème de la brutalité policière ni le problème des
emprisonnements de masse. La question des prisons s'est même
aggravée d'une façon qu'on n'avait pas prévue : il y a actuellement
2,2 millions de prisonniers aux USA, dont une grande
majorité de Noirs et de gens de couleur. De nombreuses
organisations travaillent sur les prisons et sur les conditions de
travail qui sont un problème plus important que la brutalité
policière. A la fin des années 60 et au début des années 70, on
était dans le contexte global de la lutte contre le capitalisme,
des mouvements d'indépendance et de libération en Afrique et dans
les Caraïbes, en Amérique du Sud. En 1959, la révolution cubaine
avait été l'étincelle pour ces mouvements de libération.
Aujourd'hui, le contexte global est radicalement différent.
Pour vous, la situation des Blacks ne s'est pas
améliorée depuis les années 60 ?
Certaines choses ont progressé, d'autres sont bien pires. Le
racisme structurel, la façon dont les institutions perpétuent le
racisme est plus dévastateur qu'à l'époque. Bien sûr, beaucoup de
barrières sont tombées pour de nombreux Noirs et gens de couleur,
mais cela a surtout profité à la bourgeoisie, les progrès n'ont pas
touché l'ensemble de la communauté noire où on trouve plus de
pauvres, plus de détenus, plus de gens avec des problèmes de santé
mentale. C'est ce que j'appelle le racisme structurel.
Les Américains ont inventé la politique des quotas,
la discrimination positive pour aider les minorités et les
femmes. Cela n'a pas marché ?
Si, cela a permis aux Noirs, aux femmes et à d'autres
communautés d'avoir accès à des métiers qui leur étaient interdits,
de pénétrer dans le système éducatif malgré le racisme. Mais ce
n'était qu'un petit pas dans la bonne direction. Et l'extrême
droite attaque cette politique de discrimination positive, beaucoup
de ces programmes ont été démantelés, en particulier ici en
Californie.
Dans le contexte de la mondialisation, de la
désindustrialisation aux Etats-Unis, les Noirs ne peuvent plus
trouver du boulot dans l'acier, l'automobile. C'est pourquoi l'une
des alternatives pour les pauvres qui veulent faire des études,
avoir un travail, une couverture médicale, c'est l'armée. Les deux
institutions centrales dans la politique économique américaine sont
maintenant le militaire et le système carcéral : ceux qui n'ont ni
emploi, ni maison, ni sécurité sociale finissent en prison ou à
l'armée. On a des lois qui interdisent la discrimination,
l'attitude raciste ne peut plus s'exprimer publiquement, mais il
reste le racisme structurel dans la société.
Une femme, une Noire, Condoleeza Rice, est secrétaire
d'Etat et sera, peut-être, candidate à la présidence des
Etats-Unis. Etes-vous contente ?
Je ne pense pas que cela fasse une différence qu'elle soit une
femme ou une Black. Je trouve plus important le fait que sa
politique représente le pire du militarisme, de l'impérialisme et
de la guerre.
Les Latinos, première minorité aux Etats-Unis,
réussissent mieux que les Noirs. Est-ce parce qu'ils ont choisi
de venir en Amérique alors que les Noirs ont été amenés comme
esclaves ?
Les Hispaniques choisissent de venir dans ce pays, mais leur
choix est souvent poussé par l'économie de leur propre pays
exploité par les sociétés américaines. Je pense que le mouvement
des immigrés est le nouveau mouvement des droits civiques, l'un des
plus importants aujourd'hui. Il doit être soutenu par tout le
monde, y compris chez ceux qui, parmi la communauté noire, croient
en la justice et l'égalité. Le mouvement des immigrés et le
mouvement contre la guerre en Irak sont les plus importants.
Le Peace Movement contre la guerre en Irak est très
minoritaire, rien à voir avec les grandes manifestations contre
la guerre au Vietnam...
Le mouvement contre la guerre au Vietnam a commencé aussi par de
très petites manifestations et a grandi. C'est ce qui se passe
contre la guerre en Irak. Il y a une vraie réaction contre la
guerre chez les soldats, qui désertent, refusent d'aller en Irak,
sont traînés devant des cours martiales. C'est similaire.
Vous vivez en Amérique, à Berkeley en Californie,
vous être professeure à l'université, vous enseignez dans les
programmes d'études féministes. Y a-t-il quelque chose que vous
trouvez positif en Amérique ?
Je m'identifie à l'
«autre Amérique» et c'est très positif pour moi. C'est le
mouvement contre la guerre, ce sont tous les gens dans ce pays qui
veulent la justice et la paix dans le monde. Je milite dans des
organisations pour aider les femmes en prison, dans un comité pour
la démocratie et le socialisme, qui regroupe d'anciens communistes,
et dans d'autres mouvements. Mais, évidemment, je ne m'identifie
pas au gouvernement américain.
«Free Angela Davis» : le poster du magnifique visage à la coiffure afro-américaine a fait le tour du monde. Angela Davis, communiste, militante du Black Panthers, avait été condamnée en 1970 pour avoir comploté contre l'Etat, accusée d'avoir participé à une tentative d'évasion des chefs des Panthères noires. Libérée après seize mois de prison, celle qui soutenait la lutte armée contre le capitalisme et l'impérialisme est devenue une respectable professeure à l'université de Berkeley (Californie). Mais elle ne regrette rien de ses engagements passés et continue à militer sur la même ligne, comme en témoigne le recueil d'entretiens publié aujourd'hui (éditions Au diable Vauvert) au titre significatif : les Goulags de la démocratie.
Libération ne peut être tenu responsable du contenu de ces liens. |
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