le Cinéma Expressionniste

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1.La Genèse de l'Expressionnisme

Le mouvement expressionniste apparaît au début du XXeme siècle en Europe du Nord et essentiellement en Allemagne. Ce mouvement touche entre 1908 et 1918 les domaines de la peinture, de la littérature, du théâtre et consécutivement celui du cinéma en 1919 à la naissance de la République de Weimar.

Apparu au début du siècle dans les arts plastiques, il manifeste une défiance à l'égard du monde moderne, le désir de remonter à des temps antérieurs censés plus purs. Il choisit volontiers le cadre de ses actions dans la vieille allemagne ou l'europe centrale médiévale. Le souffle du romantisme et de l'esthétique gothique le rattache au fantastique de la décennie précedente dont il reprend thèmes et personnages.

Cette vision qui affirme un art paroxystique et révolté, est principalement allemande. Néanmoins des artistes tels que Caspar David Friedrich et Edvard Munch en peinture ou Franz Kafka peuvent être considérés comme des expressionnistes.

L'expressionnisme en peinture se démarque alors de l'impressionnisme français qui domine avec sa description d'une réalité concréte. La fracture sera marquée par l'apparition de couleurs vives et de lignes acérées, de courbes multiples et de formes caricaturales, issues de terreurs romantiques.
L'expressionnisme est un peu considéré comme le successeur du Fauvisme(Matisse, Braque, Vlaminck...); mais sera plus considéré comme une réaction contre un certain académisme régnant et envers la société que comme une véritable école.

Mais c'est le cinéma qui va répandre l'image la plus populaire de l'expressionnisme. L'Allemagne va donc, après la première guerre, engendrer une série de films à l'esthétique emprunte d'expressionnisme littéraire et pictural.

Ce mouvement expressionniste se définit par le primat de l'intellect sur le naturel, offrant une stylisation du monde. Ses représentations sont souvent basées sur des visions angoissantes, déformant et stylisant la réalité pour atteindre la plus grande intensité expressive. Celles-ci sont le reflet de la vision pessimiste que les expressionnistes ont de leur époque, hantée par la menace de la Première Guerre mondiale. Les œuvres expressionnistes mettent souvent en scène des symboles, influencées par la psychanalyse naissante et les recherches du symbolisme.

Ces partis pris stylistiques sont symptomatiques des dispositions psychologiques profondes de la société allemande. L'état psychologique du pays se manifeste dans les films expressionnistes. L'expressionnisme se veut alors de traduire avec force les émotions nées d'un climat d'angoisse et de visions de cauchemars.
Au sortir de la première guerre mondiale, l'Allemagne vaincue fait l'expérience de la dépression et de la perte de repères. L'humiliation de la défaite ajoutée aux séquelles de la guerre et à l'effondrement des structures politiques et économiques provoque une profonde instabilité dont profitera plus tard le nazisme.

Dès 1919, le cinéma allemand s'ancrera dans un expressionnisme marqué par la stylisation géométrique du décor, les saisissants contrastes d'ombres et de lumières, l'emploi du clair-obscur, une rigueur théâtralisée des personnages, des ambiances surnaturelles.
L'expressionnisme s'oppose au niveau des sens à l'impressionnisme car il ne s'attache pas à représenter l'objectivité mais plutôt la projection d'une subjectivité, une réalité distordue se devant d'inspirer au spectateur une réaction émotionnelle. C'est la réceptivité de l'artiste qui prédomine sur celle des sens communs face à la passivité du réel. Une réalité soumise aux états d'âme des artistes et des spectateurs. L'appellation « expressionniste » évoque ainsi un style mêlant distorsion de la représentation et pathos, elle fait référence à une attitude créatrice d'un monde à façonner et à construire. L'artiste figure alors les sentiments que lui inspire le monde.


2.Les Origines du Cinéma Expressionniste Allemand

L’Expressionnisme désigne donc à la fois une période spécifique dans l’histoire des Arts en Allemagne, et également une qualité stylistique générale. Cette ambivalence concerne aussi l’utilisation de cette notion par rapport au cinéma.

Un courant prolifique pour le cinéma en Allemagne s'étend en effet durant toutes les années 1910. La sortie de « L'étudiant de Prague » en 1913, métrage issu de la collaboration entre les réalisateurs Stellan Rye et Paul Wegener amorcera une rupture avec les formes cinématographiques traditionnelles prisonnières des influences littéraires et théâtrales. Tourné en décors extérieurs, il se rattache par ses thématiques à la tradition nordique du double (doppelgänger) et s'inspire de la littèrature romantique et post-romantique, et notamment des contes d'Hoffmann et de Poe. Une histoire d'un dédoublement de l'âme qui constitue une sorte de germe préparatoire à l'expressionnisme.

Ainsi s'amorce, par les traits originaux de ce film, une nouvelle dimension pour le cinéma allemand au sein de laquelle l'expressionnisme sept années plus tard n'hésitera pas à s'engouffrer : le fantastique.
S'ensuivra « Le Golem » de Wegener en 1915, auquel le réalisateur offrira une seconde version en 1920. En outre une nouvelle version de « l'Etudiant de Prague » , refaçonnée selon les codes, sera réalisée par Henrik Galeen en 1926.

La première guerre favorisera l'essor du cinéma allemand et dès lors la production s'enorgueillira d'être à la fois plus abondante et de meilleure qualité. Durant la période de la République de Weimar (1918-1933), instaurée après l'effondrement de la monarchie, et ce malgré la défaite et la crise économique, l'industrie cinématographique allemande devient la plus puissant d'Europe, et sera la seule à pouvoir s'opposer à l'hégémonie d'Hollywood.

La plus importante maison de production cinématographique est la UFA fondée en 1917. A compter de cette époque, l'Allemagne sortira quasiment 200 films chaque année d'une production variée, englobant en outre des films issus du phénomène expressionniste. Néanmoins, c'est l'influence de ce courant qui va établir une unité dans le cinématographie de la République de Weimar.

Ainsi pour rivaliser avec les productions luxueuses d'Hollywood, les réalisateurs des studios de la UFA vont avoir recours à la méthode du symbolisme destinée à compenser le manque de moyens, et à une mise en scène créeant une atmosphère et une profondeur d'expressivité aux films en empruntant à d'autres arts certaines influences. Qu'il s'agisse aussi bien de l'architecture ou de la peinture pour certains décors, de la littérature pour l'élaboration des personnages et l'écriture du scénario, ou encore du théâtre pour les éclairages, certaines actions et le jeu des acteurs.

Compensant des moyens plus conséquents, les premiers films expressionnistes firent usage de décors abstraits, aux motifs géométriques absurdes, et de dessins sur les murs et les planchers destinés à représenter les lumières, les ombres et les divers objets. L'exagération des formes et des personnages offrant une vision d'univers artificiel. Mais cette tendance à l'abstraction à outrance s'amenuisa au fil des années. En ce sens, les premiers films expressionnistes dont « Le Cabinet du Docteur Caligari » (Robert Wiene – 1919) et « Nosferatu » (F.W.Murnau – 1922) sont puissamment symboliques et fleurtent avec le surréalisme.

Le cinéma expressionniste se détourne alors d'une réalité jugée cruelle et décevante pour se réfugier dans un univers halluciné. Marqué, entre autres, par les recherches de l'expressionnisme pictural, ce courant trouve son origine dans le pessimisme ambiant, l'angoisse et le repli, conséquemment aux difficultés auxquelles l'Allemagne vaincue est confrontée. Ce cinéma, fuyant toute représentation réaliste, est conçu à la lumière des studios, comme à l'écart du monde véritable.
L'âge d'or de cette cinématographie, constituant l'apogée du muet se déroule de 1919 à 1929 et résulte de la convergence vers Berlin d'une forte proportion d'étrangers qui contribuent à lui donner ses titres de noblesse. Les autrichiens, les plus nombreux se fondent alors au creuset germanique tels Fritz Lang et Georg Wilhelm Pabst. A cette époque, où Berlin exercait un grand pouvoir d'attraction, le cinéma allemand se comporta comme Hollywood avait commencé à le faire, accueillant à bras ouvert tous ceux qui frappaient à sa porte et les assimilant au profit de son impressionnante industrie cinématographique.

Les thèmes, où les figures de monstres occupent une place de choix, le recours à des peintres dont les décors aux lignes obliques ou brisées sont ouvertement factices, le jeu appuyé des acteurs, les éclairages et les ombres, tout concourt à la création d'un monde inquiétant, plus proche de l'univers théâtral et à l'opposé de la fidélité prêtée à l'image cinématographique.
Reflets des angoisses d'une société en crise, ces oeuvres traduisent le souhait d'un retour à des valeurs antérieures d'inspiration romantique, différentes de celles sur lesquelles se reconstruisent les sociétés de l'après-guerre. Certaines d'entre elles semblent même en dénoncer, si ce n'est annoncer, les dangereuses dérives possibles. C'est le cas des films de Fritz Lang qui se situent en marge de l'expressionnisme.
Vers la fin des années 20, ce courant sera remplacé par celui du Kammerspielfilm, où le cinéma rédecouvre les vertus du naturalisme. Les intrigues s'ancreront dans le réalisme et s'intéresseront à un monde réel et quotidien, s'exprimant à travers des sujets intimistes. Le cinéma allemand quittera dès lors ses brumes angoissantes pour affronter la réalité...

Le film manifeste de l'expressionnisme est « Le Cabinet du Docteur Caligari » réalisé en 1919 par Robert Wiene. Se déroulant au XIXème siècle, l'histoire est celle d'un docteur qui exhibe lors de spectacles de foire un somnanbule, Cesare, qu'il manipule et transforme en criminel. Ce dernier n'est en fait qu'une victime entre les mains de son maître tout puissant. Après la mort de Cesare, Caligari parviendra à échapper à ses poursuivants en se réfugiant dans un asile psychiatrique dont il devient le directeur. Le spectateur apprendra à la fin que ce récit sort de l'imagination d'un fou.
Si le film de Wiene surprend par son thème, plus neuf il est vrai au cinéma qu'en littérature, il étonne encore davantage par la nature de ses décors et le travail des éclairages.
Ostensiblement peints et stylisés, les décors à l'opposé de tout réalisme, brisent les lignes verticales et privilégient les diagonales. Quant aux éclairages, ils sont destinés à sculpter l'espace, à y projeter des ombres et à jouer sur les oppositions du clair et de l'obscur. Les obliques déclenchant une réaction insolite par leur violence excessive dans l'âme du spectateur...

Les exactes frontières du cinéma expressionniste sont difficiles à tracer et oscillent entre deux tendances. La première dite « Caligarisme » est rattachée à un nombre restreint de films, ceux de la vague, finalement fort circonscrite et brève, qui suivit « Le Cabinet du Docteur Caligari ».
Ce film servit de modèle plus ou moins fidélement respecté à une douzaine d'autres. Quelquefois qualifiés de caligaresques, ils ont été réalisés entre 1919 et 1927 par Robert Wiene, Karl-Heinz Martin, Paul Wegener, Friedrich Wilhelm Murnau, Arthur Robison, Paul Leni et Henrik Galeen.
Le caligarisme représenterait donc ici la branche intégriste d'un expressionnisme plus exacerbé. « Nosferatu » réalisé en 1922 pourrait être considéré comme en étant le couronnement malgré qu'il s'en détache par l'utilisation de décors naturels. « Le Cabinet des Figures de Cire » (Paul Leni – 1924) et « La Mandragore » (Henrik Galeen – 1927) seraient les deux films représentant la conclusion de ce versant.

La seconde fait référence à l'appellation d'expressionnisme qui évoque plus une conception et une composition de l'image aussi bien architecturale que picturale, créeant une atmosphère unique et unificatrice de la situation dramatique. Il suffirait alors qu'à un sujet d'inspiration fantastique s'ajoutent quelques-uns des traits stylistiques qui font l'originalité de cette esthétique singulière. Dès lors, les plans et les séquences de bon nombre de films de l'époque peuvent revendiquer un statut expressionniste. Plus fréquemment envisagé non comme une école caligaresque, mais comme un mouvement plus large, l'expressionnisme s'étend donc bien au délà de ces frontières étroites.

Les films de Fritz Lang peuvent donc être associés à ce second versant, même si le réalisateur lui même aura toujours nié appartenir à l'expressionnisme.
« Les Trois Lumières », le huitième film réalisé par Lang en 1921 emprunte au fantastique gothique se rattachant à l'expressionnisme, ce métrage bénéficiant des décorateurs ayant oeuvrés sur « Le Cabinet du Docteur Caligari ». Le diptyque des « Nibelungen » (1924) composé par la mort de Siegfried et la vengeance de Kriemhild rappellent l'expressionnisme par leur imagerie esthétique mais différent de par leur sujet. La série de films mettant en scène le personnage du Docteur Mabuse, avec à cette époque « Mabuse, le Joueur » et « Mabuse, le Démon » tournés en 1922 s'éloignent quant à eux plus de l'expressionnisme pour basculer vers le réalisme et le versant du film criminel.

Le cinéma allemand de la deuxième moitié des années 20 commencera pourtant à s'essoufler et une migration de cinéastes et de techniciens vers les Etats-Unis va l'affaiblir encore plus...

3.Thématiques et Expressivité

Thématiques :

L'expressionnisme consiste en la manifestation d'un dérangement, d'un désordre. En outre, la démesure a rapidement été associée à un genre de cinéma d'horreur et fantastique

La tendance représentative des films est donc jusqu'en 1924 de tourner le dos à la réalité. L'imaginaire qu'affectionne l'expressionnisme est en harmonie avec l'état d'esprit des allemands après la défaite et leurs difficiles conditions de vie.

La procession d'êtres inquiétants, de personnages tyranniques (le Dr Caligari, Comte Orlok, le Dr Mabuse,...), les décors et la mise en scène soulignent une atmosphère où les individus sont déchirés entre soumission et chaos ; comme la mise en abîme d'un état d'âme qui s'avérera profitable à cette ombre qui allait finir par s'étendre, le nazisme.

Les sujets abordés concernent souvent les troubles mentaux, la trahison, ainsi que le crime, l’inexpliqué, ou les forces des ténèbres. La folie est alors une thématique important écartelée entre les délires de fous lunatiques et les manoeuvres de furieux criminels.
Les effets picturaux, le clair-obscur, l’emphase romantique, la fascination pour la mort, la prédilection pour ce qu’on appelle unheimlich (étrange, inquiétant), les déchirements entre omnipotence et impuissance.

La magie est souvent à l'oeuvre dans les scénarios et confére aux films l'allure de contes fantastiques. Ainsi « L’Etudiant de Prague » met-il en scène un jeune homme qui perd son ombre, « Le Golem » (Wegener et Galeen – 1920) un être d’argile à qui l’on donne vie et qui tombe amoureux. De même, dans « Nosferatu » (Murnau – 1922), la cohorte de manifestations engendrée par les pouvoirs du comte Orlok comprend une épidémie de peste, une armée de rats, la terreur…

La société elle-même peut être source de malaise, car dominée par des forces impalpables et incontrôlables. Cela est le cas chez Fritz Lang où le style expressionniste traduit un fait de société, et ne représente plus la démesure et la folie. Dans « Mabuse, le joueur » (1921), la scène de spéculation boursière présentent des hommes dépassés par les événements économiques de leur temps. Dans cette scène, ils perdent toute rationalité et agissent comme sous l’influence d’une force supérieure. La présence de Mabuse dans ce plan, surplombant la salle et observant avec insistance l’événement, renforce l’idée d’une force dominante et influente. Ici plus qu'ailleurs, l'expressionnisme figure un décor de parvenus et de privilégiés.

Enfin, l’époque de la République de Weimar est marquée par la diffusion des travaux de Freud et le développement de ses théories sur l’inconscient. Ainsi, l’idée que l’homme ne contrôle jamais totalement ses pensées et ses actes a-t-elle, elle aussi, inspiré le cinéma allemand. Le thème de l’hypnose est présent dans de nombreux films, comme dans « Le Cabinet du Dr. Caligari » où le docteur manipule un homme pour le forcer à commettre des meurtres. Il en va de même pour le personnage de Mabuse, brisant la réputation de ses ennemis ou gagnant au jeu, grâce à ses facultés hypnotiques.

L’homme subit ainsi des influences qu’il ne comprend pas. Dans « Schatten » (Robinson – 1923), les désirs refoulés de tous les protagonistes se révèlent en même temps aux personnages qu'aux spectateurs. Le mari, la femme et l’invité voient en effet leurs pulsions se réaliser sous la forme d’un spectacle projeté par un montreur d’ombres. Cette projection anticipe un avenir et montre à chacun le drame à prévoir si leurs passions continuent à déterminer leurs actions.

Ainsi les thèmes abordés pendant cette période sont-ils souvent liés à l’idée d’une perte de maîtrise de soi ou de son entourage. Cela reste une caractéristique forte des débuts du cinéma allemand que de s’intéresser au mystérieux, aux forces non maîtrisables.



L'expressivité de ce cinéma contrasté, d'où émane de magistraux clair-obscurs, des fulgurances de noir et de blanc dévoile un univers naturel et surnaturel au sein duquel Bien et Mal se cotoient, voire s'apprivoisent. L'émergence de ces films aux sujets lugubres et fantastiques contribue à la naissance d'un cinéma d'épouvante, conséquemment aux ruines et à la mort omniprésentes dans le quotidien allemand après 1918.

Le caligarisme est une notion qui permet de décrire les films du début de la République de Weimar, et dont le style ressemble à celui du « Cabinet du Docteur Caligari ». Ce terme renvoie donc à ce qui fait leur spécificité à savoir leurs décors et le jeu particulier des acteurs. Ce jeu, appuyé à l’extrême, n'est absolument pas réaliste. Les acteurs gesticulants, prisonniers de leurs corps naturalistes, peuvent alors apparaître comme ridicule.

Dans « Le Cabinet du docteur Caligari », le docteur adopte une posture particulière pour se déplacer, les jambes fléchies, le dos vouté. Cesare le somnanbule a quant à lui une démarche lente et ondulée, et son faciès est soit détendu lors de ses périodes de sommeil, soit torturé lorque Caligari le manipule.
Le maquillage ainsi que le jeu des acteurs exagéré est étroitement issu de la tradition théâtrale. De plus les gestes se doivent de remplacer la voix. Mais l'accentuation du jeu est concomitante d'une volonté artistique limpide. L'acteur doit littéralement incarner son personnage, et tout son corps doit être dédié au caractère et aux sentiments qu'il veut représenter. Le corps comme miroir de l'âme.

Les costumes font partie intégrante du processus d'élaboration plastique des scènes. Et par conséquent, sont aussi peu réalistes que les décors mais symboliques de l'état du personnage.
Le maquillage fortement appuyé permet lui de décupler l'expressivité des acteurs, et grâce aux éclairages, les personnages peuvent apparaître tantôt comme autant de livide faciés, de visages cadavres, tantôt convertis en forme d'ombre manifeste.

L'image doit être le fond pour une action précise, et donc communiquer au spectateur une atmosphère qui y correspond parfaitement. L’effet d’image clos se sert de la stylisation et de la conception picturale pour communiquer une ambiance, et à travers elle un sens spécifique. Les images deviennent le seul moyen pour exprimer les sentiments des personnages, et ne se contentent plus de restituer la réalité. La couleur est utilisée pour teinter la pellicule et instaurer un code de réception sensitive de l'image. L'utilisation de caches permet d'obtenir des effets de cadrage particulier. Les lumières très expressives permettent une mise en scène presque plastique des ombres et du clair-obscur.

Les décors représentent l’atmosphère des lieux, et à plus forte raison, l’effet qu’ils ont sur les personnages. Dans « De l’aube à minuit » (Karl-Heinz Martin-1920) narre l'histoire d'un caissier de banque qui vole dans le caisse et détruit toute sa vie entre l'aube et minuit. Ici, les branches des arbres se transforment en gigantesques mains qui cherchent à saisir l'infortuné caissier. Les décors de ce film ne s'impose pas et paraissent inachevés et maladroits, à la manière d'un dessin d'enfant, conférant la sensation d'un étrange rêve ou d'un cauchemar. De plus, les personnages expriment par de larges mouvements leurs états d'âmes et non les gestes du quotidien. Ainsi l'utilisation de faux décors et le travail en studio permet d'échapper à l'angoissante réalité, étant donné que l'Allemagne est en ruine.

Les décorateurs du « Cabinet du Docteur Caligari », Walter Reimann, Walter Röhring et Hermann Warm ont cherché à créer des images closes, et donc d'une certaine manière picturales. Ils s’attachaient à construire des sortes de « tableaux vivants », qui possédaient une harmonie proche des œuvres d’art plastique. Par conséquent, chaque plan possédait une unité et une raison d’être artistique, et l’action ne devait donc pas sembler se prolonger hors du cadre.

Dans « Nosferatu », le décorateur Albin Grau créé lui aussi des tableaux vivants, mais à partir de décors plus réalistes. La combinaison de décors de pure confection à l'instar de ceux du « Cabinet du Docteur Caligari » avec des extérieurs qui sont de réelles oeuvres picturales attribuent au métrage une puissance d'autant plus dramatique.

Les rues parfois étouffantes sont autant de témoignages de cette esthétique de l'enfermement. Les escaliers dans ce genre de cinéma sont aussi quant à eux des éléments constitutifs importants. Leur forme peut être tortueuse à souhait et va permettre de créer des images naturellement closes. Ainsi dans M le maudit (Fritz Lang – 1931), la mère regarde dans le couloir pour y apercevoir sa petite fille Elsie, les escaliers de l'immeuble créent alors un espace parfaitement fermé. Si Elsie n'est pas visible dans le plan, c'est qu'elle n'y sera jamais. Ce plan cloisonné par l'escalier renforce la dimension tragique de la scène.

Ainsi, des décors les plus stylisés aux décors les plus réalistes de la période, tous ont eu pour principal objectif de recréer, à l’écran, l’intensité d’une action jouée sur une scène de théâtre. Les réalisateurs y sont parvenus en créant des espaces clos, en usitant de perspectives tronquées, de droites chahutées, de toiles peintes, établissant une distorsion des perspectives ainsi qu'un rejet des angles droits.

L'utilisation des ombres peut avoir pour fonction d’accentuer un trait de caractère, ou de dévoiler la véritable nature d'un personnage. Ainsi, Caligari a certes l’allure d’un fou énigmatique, mais son ombre imposante projetée sur le mur accentue encore plus, par son exagération, le fait qu'il soit dangereux. L’utilisation de ce procédé n'a pas une exclusive fonction esthétique mais un véritable sens expressionniste ; ici le réalisateur présente à la fois l’aspect du personnage ainsi que son âme, la mise en valeur de son ombre dévoilant sa vraie personnalité.

D’autre part, les ombres sont souvent filmées seules ; leur propriétaire n’apparaissant pas à l’écran. Elles semblent ainsi avoir leur vie propre, devenir indépendantes des personnages de chair et de sang. Dans « Le Cabinet du docteur Caligari », cela permet à Robert Wiene de montrer la scène du crime – sa violence, la peur d’Alan, l’assurance de Cesare – uniquement grâce à son reflet sur le mur de la chambre, sans filmer directement la réalité; ou encore dans « Nosferatu » lorsque le comte Orlok emprunte l'escalier qui le méne à la possession de Ellen. Souvent seuls les éléments constitutifs de la scène, à savoir l’ambiance et les sentiments des personnages, sont représentés. Là encore, le jeu des ombres a un rôle expressionniste fondamental.

4.Corpus de films repères :

Les trois métrages suivants sont d'une certaine manière les films emblématiques de la stylistique expressionniste du cinéma allemand de l'époque, tous devenus de grands classiques, représentant successivement le manifeste du mouvement, son apogée poétique et symbolique et son chant du cygne.

Le Cabinet du Docteur Caligari (Das Kabinett des Doktor Caligari) :
Réalisé par Robert Wiene en 1919, ce métrage apparaît comme une vision littérale de cauchemar, des décors aux expressions et démarches des acteurs. Le symbolique remplace ici de larges pans de réalité. Ce film est considéré comme le premier film expressionniste dans lequel le pouvoir du cinéma se conjugue à celui de la peinture abstraite, et ce notamment grâce à l'ouvrage des décorateurs (Warm, Reimann et Röhrig) tous trois issus du « Blaue Reiter », le Cavalier Bleu, un mouvement militant pour un expressionnisme pictural. Leurs décors créent une déformation plastique de l'espace et imposent un regard non-réaliste. Alliés à une utilisation subtile de la lumière, et à un jeu excessif des acteurs, ils créent une atmosphère d’angoisse et de folie en parfait accord avec la thèmatique du scénario.
Les difficultés de compréhension du film sont toutefois réelles comme le concède Wiene lui-même en faisant de son récit l’histoire d’un fou. Et l'identification aux personnages pour le spectateur est peu aisée tant ceux-ci sont abstraits. Néanmoins, le film pu s'exporter et connut le succès aux Usa et en France.
Ici le tournage en studio, marqué par une création d'extérieurs abstraits et dérangeants, allait devenir une des principales caractéristiques de ce nouveau style de cinéma.

Le Cabinet du Docteur Caligari est un film stylistiquement unique, et cette originalité va influencer de nombreux autres œuvres successives.

Nosferatu, une Symphonie de l'Horreur (Nosferatu, eine Symphonie des Grauens) :
Réalisé par Friedrich Wilhelm Murnau, ce film devenu un classique du cinéma, est considéré comme la clef de voute du cinéma expressionniste allemand. Murnau est un personnage dans la grande tradition des artistes romantiques ; et le style expressionniste va lui permettre de concevoir de magnifiques films au cours des années 20, qui n'usurperont pas leur appellation de chef d'oeuvre: Nosferatu (1922), Le Dernier des Hommes (1924), Faust (1926) et L'Aurore (1927). Sa collaboration régulière avec les mêmes techniciens confére une certaine unité et une grande integrité à ses films.

A Brême en 1838, Thomas Hutter, un jeune clerc d'agent immobilier ayant fait un heureux mariage avec Ellen, doit partir en Transylvanie afin de vendre une propriété au dénommé Comte Orlok qui désire avoir une résidence dans la ville. Après un périple sur une terre d'ombres, le jeune homme est accueilli au sein d'un sinistre château par le Comte. Durant la transaction, Orlok aperçoit une image d'Ellen qui le fascine et décide d'acquérir une résidence proche de celle du couple. Hutter, hôte du Comte ne tardera pas à découvrir la véritable nature de celui-ci. Alors Nosferatu cheminera vers sa nouvelle propriété, épandant la mort et la désolation par la peste sur son sillage. Ellen bientôt en proie aux mains griffues de Nosferatu qui la convoite, laissera le Comte faire d'elle sa victime et sacrifie son sang au vampire pour sauver le reste de la communauté.

En 1924 le « Dernier des Hommes » dont le scénario est écrit par Carl Mayer marque au contraire l'apogée du Kammerspielfilm et penche donc vers le réalisme. C'est alors la maitrise du cinéaste, le personnage et le jeu de l'acteur principal, ainsi que les premières expériences de caméra portée qui fascineront l'Europe et hollywood.

Avant de quitter l'Allemagne pour les USA en 1926, Murnau réalisera 15 films dans lesquels réside une élévation poétique résultant de l'équilibre entre expressionnisme et réalisme.

M, le Maudit (M) :
Fritz Lang, architecte de formation, réalise avec ce film en 1931, une oeuvre de précision et d'une maîtrise absolue dans laquelle les séquences s'imbriquent infailliblement. Il s'agit du premier film parlant de Fritz Lang qui s'inspire alors de l'affaire criminelle du Vampire de Düsseldorf. Le réalisateur dans ce métrage offre l'enterrement du genre expressionniste au sens pur, après en avoir été un de ses artisans au temps du muet.

Elsie Beckmann, une petite fille se fait aborder par un inconnu. Bien qu'attendue par sa mère, Elsie ne retournera pas à la maison, elle ne rentrera plus jamais. Victime d'un tueur semant la terreur dans la ville. La police s'exténue en recherches, finissant même par désorganiser la Pègre, mais reste impuissante face à l'insaississable meurtrier. Décidés à stopper les investigations nuisant à leur commerce, la Pègre met alors en place dans toute la ville un réseau d'indicateurs afin de repérer le tueur d'enfants. Finalement reconnu par un aveugle à cause de l'air sifflé de Peer Gynt, et marqué à la craie par la lettre M, initiale du mot allemand signifiant meurtrier dans le dos de sa veste, le sadique finira par être capturé et livré au jugement d'un étrange tribunal...

Corpus référentiel des principaux films :
L'Etudiant de Prague (Paul Wegener et Stellan Rye – 1913)
Le Golem (Paul wegener et Henrik Galeen – 1915)
Le Cabinet du Docteur Caligari (Robert Wiene – 1919)
De l'Aube à Minuit (Karl-Heinz Martin 1920)
Le Golem (Paul Wegener et Carl Boese – 1920)
Les Trois Lumières (Fritz Lang – 1921)
Nosferatu (F.W Murnau – 1922)
Dr. Mabuse, le Joueur (Fritz Lang – 1922)
Raskolnikoff (Robert Wiene – 1923)
Nibelungen, La Mort de Siegfried (Fritz Lang – 1924)
Nibelungen, La Vengeance de Krimhild (Fritz Lang – 1924)
Le Dernier des Hommes (F.W Murnau – 1924)
Le Cabinet des Figures de Cire (Paul Leni – 1924)
L'Etudiant de Prague (Henrik Galeen – 1926)
Faust (F.W Murnau – 1926)
La Mandragore (Henrik Galeen 1927)
Metropolis (Fritz Lang – 1927)
M (Fritz Lang – 1931)



5.La riche descendance de l'Expressionnisme

Ainsi le mouvement expressionniste génère l'avénement des premiers films fantastiques. Dans les années 30 en Allemagne, le courant du kammerspielfilm, du film de rue, succédera au cinéma expressionniste en réusitant des bases du cinéma expressionniste pour au fur et à mesure s'en dissocier. Le parangon parfait de cette transition est « M » de Fritz Lang. C'est dans ce mouvement que s'illustreront durant cette décennie des réalisateurs tels que Georg W. Pabst, Karl Grune, F.W Murnau mais aussi Alfred Hitchcock avec des métrages comme « Chantage » (1929) et « Murder » (1930).

Par la suite, la notion d’Expressionnisme s'assimile à une qualité stylistique générale qui ne se limite pas à l’Art Allemand du début du siècle jusqu'aux années 20.
Le cinéma soviétique, notamment avec le réalisateur Serguei M. Einsenstein et son dyptique « Ivan le terrible » (1945) et le cinéaste danois Carl Theodor Dreyer avce « La Passion de Jeanne d'Arc » (1928) et « Vampyr » (1932) peuvent être considérés par certains aspects de leurs oeuvres comme expressionnistes.

Les thématiques expressionnistes se retrouvent dès lors présentes dans de nombreux films des années 20 et 30, surtout fortement au niveau de la création de l'atmosphère des films.
En outre l'émigration massive vers Hollywood de techniciens et de cinéastes allemand fuyant le nazisme eu un impact colossal sur le cinéma américain. A ce titre, l'expressionnisme influença fondamentalement les deux genres cinématographiques que sont le Film d'Horreur et le Film Noir.
Les Studios Universal dans les années 30 vont donc donner leurs lettres de noblesse au film de monstres avec des métrages comme « Dracula » (Tod Browning – 1931), «Frankenstein » (James Whale – 1931), « La Momie » (Karl Freund – 1932), « La Fiancée de Frankenstein » (James Whale – 1935), « Les Mains d'Orlac » (Karl Freund – 1935). Ces films au style et à l'ambiance inspirés par l'expressionnisme, aux univers sombres vont constituer une large référence dans l'évolution du film d'horreur.

Les films noirs américains bénéficieront dans les années 40 d'une symbiose entre l'apport de l'expressionnisme par des techniciens et réalisateurs émigrés tels Fritz Lang ou Michael Curtiz, et leur propre esthétique du clair-obscur élaborée dans la décennie précédente.

Cette nouvelle esthétique engendrera une vaste descendance, faisant survivre l'expressionnisme avec des oeuvres comme « Citizen Kane » (Orson Welles – 1941), « La Dame de Shangaï » (Orson Welles – 1947), , « Key Largo » (John Huston – 1948), « Le Troisième homme » (Carol Reed – 1949), « Quand la ville dort » (John Huston – 1950) et toujours avec Alfred Hitchcock.

Orson Welles sera considéré avec une cinématographie résolument plus moderne comme étant un représentant de cette esthétique. Sa démarche expressionniste est apparente dans nombre de ses films comme « Monsieur Arkadin » (1955), « La Soif du Mal » (1958), « Le Procès » (1962).

De nos jours, un expressionnisme diffus, distancié, nimbe encore la pellicule de cinéastes comme Tim Burton (« Batman » – 1989, « Edward aux Mains d'Argent » - 1990) ou encore Alex Proyas (« Dark City » - 1998).


Le cinéma allemand a donc apporté une contribution de taille au patrimoine cinématographique mondial en y ajoutant une de ses plus belles pierres: l'Expressionnisme.
Cependant même si la force du parti pris décoratif et stylistique a pu parfois traduire la banalité du scénario et de la mise en scène ; l'influence de ce cinéma par sa maîtrise de la lumière, son esthétique plastique ainsi que les décors étranges sera considérable. Sans omettre d'y incorporer la galerie de personnages désormais partie intégrante d'une mythologie universelle.
Les Artisans de la République de Weimar n'avaient probablement pour idéal que de promouvoir le cinéma au rang d'Art à part entière.
Et bien que ce courant ne soit pas apparu comme un mouvement homogène et structuré ; à l'époque, Expressionnisme voulait peut être simplement signifier Modernité...

Auteur : Christophe Girard

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