DIEGO MARCONI |
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17. La sémantique |
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Les analyses sémantiques de Carnap ne sappliquent pas directement au langage naturel; elles sappliquent à des langages formels artificiels (comme notre langage L1), et au langage naturel dans la mesure où il est reconductible à un langage formel. Un élève américain de Tarski et Carnap, Richard Montague (1930-1970) conçut lambitieux projet dune analyse sémantique directe dune langue naturelle (langlais) qui aurait atteint le même degré de rigueur que les théories sémantiques pour les langages formels, au point de pouvoir être considérée, au plan de tous les effets, comme une théorie mathématique. Le cadre conceptuel de Montague se place dans la continuité de celui de Carnap que nous venons de décrire, mais il utilise en plus dune théorie syntaxique plus riche et plus complexe une théorie sémantique très puissante créée par Saül Kripke (né en 1941), S. Kanger et J. Hintikka à partir du milieu des années cinquante, et connue sous le nom de sémantique des mondes possibles. La théorie fut élaborée à lorigine pour démontrer les propriétés formelles (complétude, consistance, etc.) des systèmes de logique modale, qui analysent les relations logiques entre énoncés formés avec des opérateurs tels que Il est nécessaire que, Il est possible que: limplication entre Il est nécessaire que p et p et celle entre p et Il est possible que p, sont des exemples de telles relations bien connues des philosophes du Moyen Âge. Dans une sémantique des mondes possibles, une expression linguistique est interprétée en relation à un monde possible ; par exemple, on ne dira pas que (dans une certaine interprétation) un énoncé du langage est simplement vrai (ou faux), mais quil est vrai (ou faux) par rapport à (ou dans) un monde possible. Si le langage interprété est un langage propositionnel, une interprétation «à mondes possibles» (au sens de Kripke, dont la formulation a été et est toujours la plus influente) est un triplet <W, R, I>, où W est un ensemble de mondes possibles, R est une relation définie sur W (dite relation daccessibilité) et I est une fonction structurellement semblable à la fonction I dune interprétation tarskienne: voir § 13 qui assigne à chaque énoncé du langage une valeur de vérité par rapport à un monde possible w (appartenant à W). La validité est définie comme vérité dans tous les mondes possibles, dans toutes les interprétations (ou, comme dit Kripke, dans tous les modèles). Si le langage interprété est un langage modal standard, et la possibilité et la nécessité sont interprétées comme (respectivement) vérité dans au moins un monde possible et vérité dans tous les mondes possibles, les formules valables dépendent des propriétés formelles de la relation R : si R est réflexive, les formules valables sont exactement les théorèmes de T (la logique modale «de base» développée par von Wright), si R est réflexive et transitive, les formules valables coïncident avec les théorèmes de S4 (de Lewis et Langford), etc. En ce sens, des structures différentes de lensemble des mondes possibles des R différentes correspondent à des conceptions différentes de la possibilité et de la nécessité. Si le langage interprété est un langage prédicatif, les choses se compliquent: lensemble des formules valables et donc lensemble des inférences valables varie selon les assomptions qui se font sur le domaine dindividus associé à chacun des mondes possibles, et donc selon que lon admette que le domaine est le même pour tous les mondes possibles (dans tous les mondes possibles il y a les mêmes individus, seules leurs propriétés sont différentes), ou au contraire quun monde possible peut contenir des individus en plus ou en moins par rapport à un monde donné (ce qui est la position de Kripke). Le système de Carnap (1947), que nous avons décrit il y a peu (§ 14 sq.), est déjà une sémantique des mondes possibles, au sens où lensemble des descriptions détat pour un langage équivaut à un triplet <W, R, I>: dire par exemple que I (Pa, wi) = V revient à dire que lénoncé Pa appartient à la description détat Di. Les règles dévaluation des énoncés modaux chez Carnap correspondent, du point de vue de Kripke, à lassomption que la relation R soit universelle, cest-à-dire que chaque monde soit accessible à chacun des autres mondes. Ceci étant établi, venons-en à la théorie de Montague (dite souvent grammaire de Montague; pour une exposition, voir Chierchia et McConnell-Ginet, 1990; Casalegno, 1997: chap. 6). Il existe deux versions principales de la théorie: lune exposée dans Langlais comme langage formel (1968) et lautre, aujourdhui plus souvent appliquée, dans Le traitement correct de la quantification dans langlais ordinaire (1970) (ces deux essais et la plus grande partie des autres écrits de Montague sont désormais publiés in Montague, 1974). Comme on la dit, Montague considérait quune langue naturelle comme langlais pouvait être traitée effectivement comme un langage formel, et que son interprétation sémantique ne différait pas, dans ses grandes lignes, de celle dun langage logique; il était donc possible dexpliciter complètement les liens sémantiques reconnus par un locuteur compétent, cest-à-dire formuler une théorie dans laquelle de tels liens seraient démontrables. Dans une grammaire de Montague, on peut distinguer trois composantes: un module grammatical, qui engendre les expressions bien formées de la langue (les énoncés ambigus admettent plusieurs processus dengendrement distincts, qui déterminent des structures syntaxiques différentes); un module de traduction, qui assigne à chaque structure syntaxique sa traduction dans un langage logique dordre supérieur au premier («logique intensionnelle»); et un module dinterprétation, dans lequel les formules du langage logique sont interprétées en structures algébriques complexes (fondées sur la théorie des ensembles) de manière à ce que soient déterminées les conditions de vérité des formules correspondantes aux énoncés anglais, cest-à-dire leur liens implicatifs. Dans les formulations plus avancées de la théorie, toutes les interprétations sont intensionnelles: la valeur sémantique quune interprétation assigne à une expression linguistique est une intension, cest-à-dire une fonction qui assigne une dénotation à un couple constitué par un monde possible et un contexte dusage. Dans les systèmes de Montague, le passage à travers un langage logique (la traduction en logique intensionnelle) nest pas essentiel: il est possible de définir une fonction qui interprète directement les structures syntaxiques engendrées par le premier module. Donc langlais est véritablement traité comme un langage formel. Quand on parle dinterprétation de langlais, ou dune autre langue naturelle, on doit entendre des fragments plus ou moins amples de cette langue: un fragment est délimité par un certain ensemble dunités lexicales et par des constructions grammaticales déterminées. En dautres termes, la théorie sapplique à des ensembles (infinis) de phrases formées à partir de mots déterminés selon des règles grammaticales déterminées, qui ne sont pas toutes les règles de formation de la langue; lobjectif dernier de la théorie est darriver à couvrir toutes les constructions grammaticales reconnues (ou, si lon veut, tous les types de phrases anglaises, ou dune autre langue) et de résoudre tous les problèmes posés par le lexique de manière telle que lextension du traitement à de nouveaux mots soit banal. On parle dune grammaire de Montague pour désigner le traitement dun fragment déterminé dune langue selon les principes que nous venons de spécifier; tandis que la grammaire de Montague est la méthode générale de traitement du langage naturel. La méthode de Montague réalise pleinement lidée de compositionnalité de la sémantique. Linterprétation dune expression complexe est en effet toujours une fonction des interprétations de ses constituants, qui dépend seulement de la structure syntaxique de lexpression complexe. Par exemple, admettons que lanalyse syntaxique de lénoncé Le chien court vite soit représentée par larbre suivant (R1, R2, R3 sont des règles syntaxiques: par exemple, le syntagme le chien est constitué de le et chien sur la base de la règle R1. Évidemment nombre déléments de lanalyse ne sont pas explicités):
le chien court vite, R3
le chien, R1 court vite, R2
le chien court vite
Linterprétation de chaque constituant dépend uniquement de celles de ses constituants immédiats: ainsi linterprétation de le chien court vite dépend exclusivement des interprétations de le chien et court vite et de la règle R3, linterprétation de le chien dépend de celles de le et chien et de la règle R1 etc. On parle en ce cas de compositionnalité règle par règle : linterprétation avance pas à pas, en interprétant chaque constituant sur la base de la règle syntaxique à travers laquelle il est formé et des interprétations de ses constituants immédiats. La réalisation de cette compositionnalité parfaite implique quelque sacrifice, entre autres en ce qui concerne le caractère plausible des analyses syntaxiques. Mais Montague était souverainement indifférent aux critiques des chomskyens, pour qui une analyse syntaxique doit être motivée par des considérations purement syntaxiques et ne pas être seulement fonctionnelle à lanalyse sémantique: il déclarait «ne pas trouver grand intérêt à la syntaxe, sinon comme prélude à la sémantique», il était sceptique quant au «relief sémantique» des analyses syntaxiques des générativistes, et considérait les travaux de Chomsky critiquables sur le plan «de ladéquation, de la précision mathématique et de lélégance» (Montague, 1970: 223). En réalité, ce qui séparait Montague des chomskyens était surtout une idée profondément différente des tâches de la théorie linguistique. Pour Montague, la sémantique doit certes rendre compte des intuitions des locuteurs dans le sens où, par exemple, les implications démontrées par la théorie doivent coïncider avec celles reconnues effectivement par les locuteurs; mais il ne doit pas se préoccuper de reproduire des processus mentaux hypothétiques sous-jacents à linterprétation sémantique dun énoncé de la part dun locuteur. Lidée quune règle syntaxique ou une règle dinterprétation sémantique doivent être plausiblement imputables à un esprit fini comme celui de lhomme est tout à fait étrangère à Montague, pour qui la sémantique fait partie de la mathématique et non de la psychologie. Également sous cet aspect, dantimentalisme radical, la grammaire de Montague constitue la pleine réalisation du paradigme dominant. |