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Le président tunisien Zine el-Abidine Ben Ali lors du sommet des pays arabes à Beyrouth (Liban) le 27 mars 2002 | AFP
 Le président tunisien Ben Ali lors du sommet des pays arabes à Beyrouth (Liban) le 27 mars | AFP
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Ben Ali l'inconnu
Pour son peuple, le président tunisien est seulement un visage placardé jusque dans la moindre échoppe.

"L'époque que nous vivons ne peut plus souffrir ni présidence à vie ni succession automatique à la tête [de l'Etat] qui excluraient le peuple." Nous sommes le 7 novembre 1987 au petit matin, et l'homme qui prononce ces fortes paroles à la radio nationale est Zine El Abidine Ben Ali. Nommé premier ministre un mois auparavant, il vient d'écarter le vieux président Bourguiba par un "coup d'Etat médical" rondement mené. Usé et sénile, le père de l'indépendance de la Tunisie, tel le roi Lear, n'était plus que l'ombre de lui-même.

Quatorze années et quelques mois plus tard, Ben Ali est toujours à la tête de la Tunisie, et les déclarations du début du règne sont oubliées. Pour preuve, le dimanche 26 mai, les Tunisiens sont invités à approuver par référendum une modification de la Constitution de 1959. A la clé, la possibilité pour Zine Ben Ali de solliciter un quatrième puis, pourquoi pas, un cinquième mandat.

L'issue de la consultation ne fait guère de doute dans un pays où l'élection présidentielle tourne régulièrement au plébiscite. En 1999, le chef de l'Etat l'avait emporté avec plus de 99 % des suffrages malgré la présence de deux adversaires. "Le pays est parti pour vingt-sept ans de benalisme", résume un Tunisien exilé en France.

Le président tunisien ne dépare pas dans un monde arabe où prospèrent les autocrates. Son pouvoir est sans partage et l'opposition ressemble à un moulin condamné à ne brasser que du vent. Par le biais de son parti, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), Ben Ali dispose au Parlement d'une majorité écrasante et docile. L'indépendance de la justice est un slogan vide de sens et le Conseil constitutionnel un fantôme. Les contre-pouvoirs n'existent plus. La presse est à la dévotion du régime, et sa lecture, soporifique. Quant à la centrale syndicale, l'Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), elle a abdiqué son indépendance depuis longtemps. "Ben Ali est comme une mosquée, il occupe toute la place. C'est un grand dictateur pour un petit pays comme la Tunisie. Il lui faudrait l'Australie", lance sur un ton d'imprécateur le journaliste Taoufik Ben Brik, son opposant le plus célèbre.

Les Tunisiens connaissent peu ce raïs de 65 ans au physique de déménageur, à l'élégance voyante, qui a évincé le Combattant suprême. Après plus d'une décennie d'un pouvoir sans partage, Zine Ben Ali reste un inconnu, un personnage lisse. Il est à la fois omniprésent et absent. C'est un visage, mais pas une voix. Sa photo est partout. Elle orne les rues des villes, décore les bâtiments officiels, envahit les échoppes. Chaque jour, l'emploi du temps présidentiel occupe l'essentiel des journaux télévisés. On loue ses qualités dans les mosquées. La presse cite son nom à tout bout de champ et commente ses discours à satiété. Des livres dithyrambiques sur son compte sont publiés par des plumitifs.

Malgré tout ce bruit, Ben Ali reste aux yeux des Tunisiens un personnage lointain, inaccessible et difficile à cerner. Il n'a jamais tenu de conférence de presse. Réservées à une poignée de journaux étrangers, ses interviews sont exceptionnelles et convenues. Dans ses déplacements en province, il tapote volontiers les joues des gamins, mais ne se livre guère. Et on l'imagine mal se déguiser, comme le faisait un Hassan II au Maroc, pour sonder les cœurs de ses concitoyens. Quant à sa vision de la Tunisie, elle reste des plus vagues. "L'idée que je me fais de la Tunisie, a-t-il confié naguère à un hebdomadaire français, c'est Carthage, Kairouan, c'est trois mille ans d'histoire. (...) C'est une myriade de noms tels Hannibal, saint Augustin, Ibn Khaldoun... C'est l'idée de tout Tunisien fier d'appartenir à cette terre d'ouverture, de tolérance."

L'homme n'est peut-être ni un visionnaire ni un tribun, mais il est obstiné et patient. "Ben Ali, c'est Andropov : un solitaire, un homme de l'ombre. Il a fait l'essentiel de sa carrière dans les services de sécurité ; il est dépourvu de légitimité historique, mais il a su se dévoiler et passer à l'action au bon moment", résume un de ses anciens compagnons de route. "C'est l'homme du silence. Je ne l'ai jamais entendu donner un avis personnel ou contredire Bourguiba. Il était parfait dans le rôle de l'exécutant dévoué", se souvient un ministre. A la tête du pays, Ben Ali est resté "un flic dans l'âme. Il n'a pas su s'épanouir", constate un autre témoin. "C'est un patriote. Il croit au progrès et veut faire avancer la Tunisie. Il travaille vraiment. Il potasse les dossiers pour séduire ses interlocuteurs, nuance un autre ancien du gouvernement qui l'a fréquenté pendant des années avant de tomber en disgrâce. On ne lui connaît aucun ami. C'est un timide de la pire espèce. Il n'est entouré que de courtisans apeurés ou de profiteurs. Personne n'ose lui faire de remarque. Jamais il n'abandonnera le pouvoir. Malheur à ses adversaires : il ne les lâche pas et les poursuit jusque dans leur tombe. Regardez comme il a saboté les obsèques de Bourguiba. S'il cherche à se réconcilier avec quelqu'un, c'est un piège", ajoute-t-il.

Animal à sang froid, Ben Ali a connu des disgrâces, des traversées du désert, des périodes de doute. A plusieurs reprises, avant d'écarter Bourguiba, il a manqué tomber, victime de ses erreurs d'appréciation, de ses carences ou des circonstances ; à chaque fois, il a su se rétablir, servi par la baraka et des protecteurs haut placés qu'il a fini par éliminer.

Et il a eu sa part de chance. La première, ce fut d'être choisi, lui, le quatrième enfant d'une famille qui en comptait onze, pour aller faire des études militaires en France, à Saint-Cyr, en 1956. Il fallait des officiers pour commander l'armée de la Tunisie indépendante, et ne pas avoir le baccalauréat en poche n'était pas un obstacle. Après Saint-Cyr et un stage de quelques mois dans une école américaine de renseignement, Zine Ben Ali est affecté à l'état-major, où il devient rapidement le patron de la sécurité militaire (SM). Le titre vaut davantage que la fonction. La Tunisie n'est pas l'Algérie : le patron de la SM est un exécutant, pas un faiseur de rois.

Le nom de Ben Ali, les Tunisiens le découvrent en 1974, presque par hasard, à l'occasion de l'éphémère union tuniso-libyenne. Le 12 janvier, Bourguiba et Khadafi proclament dans un palace de Djerba la naissance de la République arabe islamique. Les deux pays se fondent dans un Etat unique. Drapeau, armée, Constitution, président : ils ne font plus qu'un. Et ce qui vaut pour la diplomatie et l'économie doit s'appliquer aux services de renseignement et à la sécurité militaire. D'ailleurs, prenant tout le monde de court, Khadafi souffle un nom, celui d'un Tunisien, celui de Ben Ali, pour diriger l'ensemble.

L'intéressé était-il au courant de cette promotion embarrassante ? Les avis divergent. Mais la République arabe islamique morte et enterrée, les proches de Bourguiba s'empressent d'éloigner ce colonel Ben Ali aux relations sulfureuses. Il est expédié à Rabat avec le titre d'attaché militaire. L'exil est doré pour un bon vivant comme lui, mais il augure des lendemains peu exaltants.

Ce ne sera pas le cas. Son retour sur le devant de la scène, Ben Ali le doit à l'agitation sociale qui début 1978 menace le régime. "Combien de temps vous faut-il pour vous mettre en civil ?", lui demande le premier ministre, Hedi Nouira. Une demi-heure plus tard, le colonel a troqué son uniforme contre un complet-veston. Bourguiba, qui a toujours veillé à ce que l'armée reste cantonnée dans les casernes, a pour la première fois fait une exception dont il se repentira : Ben Ali le militaire est nommé à la tête de la sûreté générale.

Il y restera près de trois ans. C'est peu, mais l'époque est agitée et les têtes tombent facilement. Lorsqu'il est démissionné, au début des années 1980, ce n'est pas pour une mince affaire : venu de Libye pour s'emparer de la grande ville de Gafsa, un commando d'une quarantaine de personnes a pu séjourner en toute impunité dans le Sud tunisien. Les responsables de la sûreté n'y ont vu que du feu ! Ben Ali paye cet échec : le voici nommé ambassadeur de Tunisie en Pologne. "Quelle erreur ! Il va y apprendre à faire des coups d'Etat", s'insurge l'épouse toute-puissante du chef de l'Etat, Wassila. Elle parle d'or, mais personne ne l'écoute.

En décembre 1983, la sanglante "révolte du pain" officialise la rupture entre le peuple et Bourguiba. Déboussolé, imprévisible, le Combattant suprême a besoin d'hommes à poigne de la trempe de Ben Ali. Rappelé des froides terres de la Pologne, le général retrouve son poste de patron de la sûreté nationale.

Cette fois, rien ne viendra interrompre son ascension. En 1985, il est successivement promu secrétaire d'Etat à la sûreté, ministre délégué, ministre de l'intérieur, avant d'être nommé premier ministre le 2 octobre 1987. Il devait son retour en grâce à la crise sociale ; la lutte contre les islamistes, nouveaux barbares accusés de comploter contre l'Etat, le propulse à l'ombre du pouvoir.

Or le pouvoir est à prendre à Tunis. Il suffit de se baisser pour le ramasser. Des complicités bien placées au cœur de la gendarmerie et de la garde nationale, l'appui de quelques têtes politiques, un vrai-faux avis médical certifiant que l'état de santé de Bourguiba "ne lui permet plus d'exercer les fonctions inhérentes à sa charge"... C'est avec ces ingrédients que Ben Ali - sans verser de sang - s'est débarrassé du "Vieux" le 7 novembre 1987, ouvrant la voie au "changement", comme le veut la phraséologie officielle.

De fait, le changement est réel, et la Tunisie de Ben Ali n'a pas grand-chose à voir avec celle de Bourguiba. Non pas que les choix économiques — libéralisme et ouverture progressive — ou sociaux — laïcité et promotion de la femme — aient été remis en cause. La différence tient à autre chose, de moins palpable et plus profond. A ces rumeurs de corruption qui visent avec insistance l'entourage familial du chef de l'Etat, en particulier les proches de sa seconde épouse, Leila, et par ricochet encouragent trafics et passe-droits dans la société. Le changement tient aussi à ce quadrillage de la population porté à un degré inégalé jusque-là. Entre les cellules de quartier, les cellules territoriales, les cellules professionnelles, c'est la Tunisie tout entière qui est embrigadée et surveillée de près.

La vie culturelle porte la marque de cet enfermement. Elle n'est plus que l'ombre d'elle-même. Qu'il s'agisse de littérature, de poésie, de théâtre ou de musique, aucun souffle n'est perceptible. L'exubérance a même déserté les cafés tunisiens. "Bien sûr qu'il y a dans le monde des dictatures pires que la nôtre sur le plan des droits de l'homme. Ce que je reproche à Ben Ali, c'est d'avoir tué l'âme de mon pays et de mon peuple, accuse un intellectuel. Tout n'est que dessèchement. Quand je retourne en Tunisie, c'est comme si j'arrivais nulle part."

Jean-Pierre Tuquoi

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 25.05.02

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